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    LES PREMIERS USAGES DE L'ADJECTIF CATALYTIQUE POUR DES ARTS ET D'AUTRES ECRITURES 

    Texte que j'ai rédigé de janvier à avril 2016 et dont les coquilles ont été corrigées en mai et juin de la même année par Alexandre Gerbi , ce dont  je le remercie. Dominique Oriata TRON

     

     Au début du 21ème siècle, j'ai publié sur le dictionnaire en ligne Reverso cette définition de l'ART CATALYTIQUE ( http://dictionnaire.reverso.net/francais-synonymes/art%20catalytique ) :

     

     ''Art qui produit une transformation dans le vécu ou sa compréhension. Exemple : La danse catalytique a pour but premier de produire une évolution dans la conscience psycho-physique du danseur, voire de son spectateur. (Dominique Oriata Tron)''

     

     Sur mon blog ART CATALYTIQUE, en 2008, je donnais également cette définition : ''Art qui cherche à produire une transformation dans le vécu ou sa compréhension. Par exemple, la danse catalytique a pour but premier de produire une évolution supramentale dans la conscience psycho-physique du pratiquant, voire de son spectateur.''

     

     Cette définition était complétée par les précisions suivantes : ''Il ne s'agit donc pas d'un style, mais d'une attitude intérieure  vis-à-vis de tout style, qui redécouvre que la finalité première de tout art est l'harmonisation de la vie quotidienne et le développement de ses potentialités, par opposition à une attitude artistique pour laquelle la conscience ethnique, le spectacle ou le défoulement sont les motivations premières. L'attitude catalytique est ouverte à tous les styles et toutes les ethnies, pour leur contribution à un art sacré universel qui ne soit pas seulement illustratif, mais qui participe à l'évolution de l'espèce humaine dans la vie quotidienne intérieure et situationnelle. ''

     

     Je voudrais maintenant évoquer le cheminement intellectuel qui m'a fait revendiquer cette appellation d'ART CATALYTIQUE depuis une cinquantaine d'années pour ce qui concerne mes productions littéraires et artistiques. D'abord, je parlerai de mes activités culturelles en Europe, en respectant la chronologie. Pour moi, cette période est toute de tâtonnements et tente, par des pratiques chaotiques d'avant-garde artistique, notamment dans le cadre de la Horde catalytique, une évasion de la programmation sociale que je percevais comme asphyxiante. Ensuite, je vécus une dizaine d'années en Asie, à Bali et en Inde. Pour en parler, j'abandonnerai la présentation chronologique pour évoquer les mœurs souvent terribles que j'observai dans ces pays, mais aussi comment mes études et ma vie artistique et philosophique auprès des maîtres que j'y trouvai me parurent fournir des antidotes puissants, au moins sur le plan de ma vie quotidienne. 

     

     Ensuite, je décrirai ce que devint ma propre démarche, une synthèse sélective et créative des enseignements reçus dans ce qu'il est convenu d'appeler Orient et Occident, et que je nommai le théâtre catalytique des oiseaux de Paradis. Ce ''Théâtron'' fit l'objet de perfectionnement toute ma vie. Je tenterai de partager la signification qu'il a eu pour moi, un dispositif de détachement ou de transformation de l'identité humaine, au fil des péripéties douloureuses ou idylliques de mon existence. Après ma vie en Asie et deux ans de spectacles en Europe, je vécus vingt-deux ans en Polynésie, quatre ans aux Baléares et cinq ans au Cameroun, avant de me réinstaller en Polynésie. 

     

     Pendant ces années, c'est-à-dire à partir de 1984, j'eus d'autres activités artistiques, poétiques, picturales, ainsi que pédagogiques et explicatives, comme des prolongements de ce Théâtron dans ma vie individuelle et sociale. J'expliquerai comment je fis évoluer le sens de l'art catalytique, de sorte que cet adjectif coalise d'autres artistes et auteurs dans un mouvement esthético-philosophique où ma démarche personnelle puisse rayonner, mais aussi celles de nombreuses individualités aspirant à un monde où les instincts prédateurs de l'espèce humaine soient transmutés. La généralisation d'Internet au 21ème donna la possibilité de cette coalition sous l'appellation ''Horde catalytique pour la fin de l'anthropophagie''

     

     L'accès aux photographies de la plupart de mes peintures est possible via http://www.dominiqueoriatatron.blogspot.com.es/

     

     L'accès aux centaines de vidéos, le plus souvent de danse, que j'ai publiées sur YouTube, est possible via https://www.youtube.com/view_all_playli

     

     L'accès à mes textes catalytiques en plusieurs langues (français, tahitien, espagnol, anglais, tamil) est possible via http://tron.eklablog.com/accueil-c18944795

     

     L'accès aux scans de mes premiers ouvrages sur papier ou les premières versions de mes livres est possible en quinze albums via https://www.facebook.com/groups/204798532968276/photos/?filter=albums 

     

     L'accès aux notes prises au cours de mes études traditionnelles est possible via https://www.facebook.com/Fondation-R%C5%8Dtahi-168165169931580/photos_stream?tab=photos_albums (Prendre le temps d'afficher tous les albums. ceux correspondant à Formentera ne correspondent plus à mon lieu de vie, puisque je suis retourné à Moorea).

     

     L'accès à des photographies de mes spectacles et à une collection d'articles de journaux sur mes activités est possible via https://www.facebook.com/THEATRE-CATALYTIQUE-DES-OISEAUX-DE-PARADIS-201267676598983/photos_stream?tab=photos_albums

     

     Pour accéder à la page de la ''Horde catalytique pour la fin de l'anthropophagie´´ : https://www.facebook.com/groups/294969610643689/?fref=ts

     

     Notice biographique sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dominique_Tron

     

     Le présent texte et tous les témoignages et textes explicatifs ou de réflexion que j'ai produits ou diffusés, y compris en tifinagh doivent être considérés comme des éléments de la clé 61 du Théâtron. 

     

     Ce texte a été écrit pour la revue Loxias. Il est conservé ici en archives, et comme je n'ai pas eu le temps d'insérer les illustrations à la place prévue dans le texte, je les publie ci-dessous, avec des informations qui permettront de s'y référer en cours de lecture. 

     Pour commencer, deux photos de Michel Attard sur ma deuxième pièce de théâtre en 1966 :

     

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    La  Horde Catalytique en 1971, notamment le concert au Vieux Colombier en Juin :

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    Mon premier mentor en danse , Roger Ribes , puis  le Koko Yamuhakto et une Pictographie dessinée en 1970 puis colorée sur ordinateur  :

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    Mes principaux mentors  en Asie , d'abord  Pak Lemping  et Pak Geruh à Bali, puis Sri Kothandaraman et Anuben Purani à Pondichéry :

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    La Râs Lila que j'animais  en Inde, photos de 1976 et 1977 :

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    Photos de 1974 de Raï puis moi dansant à Bali dans un temple de Batuan et dans le théâtre Ganbuh  dans le temple de Pedungan en 1982 :

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    Ma mère et moi en 1951 à Bin el Ouidane et m es épouses successives , au temps de leur collaborations artistiques . D'abord Elisabeth ,  plus haut photographiée allongée en 1966 et là avec Vijay Rao  notre professeur à Bangalore, puis Christine à Aurobeach et à Aureilles ainsi qu'avec Romen Palit , puis  Nimozette à Mahalé  (photos extraites d'une vidéo):

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    Elèves de mon cours de théâtre à Tahiti dans les années 90, dans des représentations du Théâtre des oiseaux de Paradis à la maison de la Culture de Papeete . Sylvie Liao, Samantha Moutat, Johan Piritua, Pascale Cruchet, Lina et Teina Varney :

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    Sri Bala Yogi, SriSriSri Agastyar, et plusieurs des peintures mentionnées dans le texte , la dernière étant accompagnée de deux photographies prises à U'ufau à Moorea, pour comparaison:

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    Souvenirs d'un temps décapité

     

     

     

     Stéréophonies, mon premier ouvrage publié (en 1965), combinait des styles d'écriture qui étaient alors perçus comme opposés les uns aux autres : calligrammes, alexandrins rimés de facture classique, strophes lettristes, vers libres. La poésie était par ces jeux une façon de m'inventer une ambiance utopique, un bonheur. A cette époque de mon adolescence, je subissais l'ambiance conflictuelle de mes parents, et un contrôle très strict de mon espace-temps quotidien, confiné à un appartement étroit en zone urbaine, y compris lors de la plupart des week-ends et temps de vacances. Le lycée avec sa bibliothèque et les deux trajets pour y parvenir étaient donc des espaces qui me suggéraient des pistes d'une autre vie, où en même temps s'affichaient les visages éteints et les murs de la ville, omniprésents sauf là où subsistaient des ruines de la deuxième guerre mondiale, où campaient des clochards au milieu d'herbes folles qui me ressourçaient.

     

     De façon chaotique, mon utopie se réfugiait dans la poésie, j'avais besoin de réenchanter ma vie, et y contribuaient mes souvenirs d'enfance à Agadir où mon père n'empêchait pas encore ma mère de jouer du piano, puis le souvenir peut-être rêvé d'un oiseau qui avait lancé ses couleurs sur une toile vierge de mon oncle, qui peignait dans la campagne de Pertuis. J'avais des inspirations de peinture, de musique et de danse, mais elles étaient irréalisables sauf par l'écriture poétique, car ce n'était pas du tout le genre d'activités que mon père voulait me voir exercer.

     

     Ce qui fait que mes premiers poèmes mimaient des musiques et des peintures sans que je pèse systématiquement le sens des mots de façon consciente. Je voudrais dire aussi que, chronologiquement, les lectures qui m'avaient le plus impressionné avant que j'écrive avaient été d'abord les fables de La Fontaine, puis les contes des 1001 nuits, puis, en classe de grec, les œuvres de Lucien de Samosate, et les poèmes d'Aragon et de Saint-John Perse, accessibles à la bibliothèque du Lycée. Chaque mercredi après-midi, ma mère partait visiter ses parents avec moi, et là j'avais l'occasion d'escapades moins contrôlées. 

     

     Ainsi à 12 ans, au cinéma de la Plaine à Marseille, j'avais assisté à la projection du film sur les îles Galapagos réalisé par Christian Zuber, qui était présent pour le commenter. Ce que j'en retins, c'est d'un côté les combats à mort des iguanes mâles pour une femelle, et de l'autre l'absence de crainte des oiseaux que l'on pouvait approcher, car ils n'avaient pas connu de prédateurs humains, et aussi le style de vie soleilleux des rares habitants de l'archipel à cette époque.

     

     Une autre fois, j'allais glisser dans la boîte à lettres de mon cousin André Remacle, lui même poète, un long poème sur un voyage imaginaire jusqu'au Gange. De là les mercredis après-midi j'étais bienvenu chez lui et son épouse Rosette s'ils n'étaient pas occupés ailleurs, et par leur intermédiaire la Compagnie des 4 Vents rendit publique ma première pièce de théâtre, ''Bouches de feu''. Dans cette pièce, j'imaginais qu'aux îles Galapagos la quête de paradis de marins ne parvenait qu'à propager leur enfer. Ils avaient sacralisé les démons qui les habitaient au point de jeter dans un volcan un berger anonyme qui se révélait alors Christ tout en lumière, incarnation divine sur la terre, en survolant le cratère.

     

     André me donna les adresses d'Elsa et d'Aragon ainsi que de Pierre Seghers. Ce dernier et Elsa se rencontrèrent dans la rue enthousiasmés par mes envois, ce qui fait que mon premier recueil fut publié un peu avant mon quinzième anniversaire avec une préface d'Elsa. Il fut médiatisé d'une façon qui était exceptionnelle pour ce genre de livres, ce qui rendit possible le fait qu'après deux fugues, j'obtienne de vivre de façon davantage autonome. Je pus quitter mes parents et mes grands-parents maternels m'attribuèrent une cave, où je pus enfin recevoir des amis, notamment Elisabeth qui devint ma première compagne, qui m'avait abordé après une conférence que j'avais titrée ''Poésie de la brosse à dents''.

     

     Mais déjà avant la publication de Stéréophonies et avant que j'aie pu quitter mes parents, j'avais commencé à écrire les poèmes de ''Kamikaze Galapagos''. J'étais habité par un cri chronique de refus d'une société qui m'apparaissait ne tolérer qu'une caricature d'existence. C'était comme si j'avais été engendré dans une termitière putride. Mes seuls horizons étaient l'amour avec une femme rêvée qui ne programmerait pas ses ambitions dans le mode de vie des romans feuilletons et ses archétypes, mais dans un voyage vers des cieux plus propices à une vie illuminée dans la nature.

     

     Dès que je pus habiter chez mes grands-parents, je pus jouir d'une liberté de mouvement aussi grande que la plupart des adolescents de mon âge, et je pris conscience que ma notoriété médiatique naissante m'ouvrait aussi bien des portes pour faire carrière dans cette société que pour m'en évader, je rêvais d'une vie sans retour dans les îles du Pacifique et que je les parcourais dans de grandes pirogues.

     

     Ma nouvelle liberté de mouvement me permit de répéter et présenter ma deuxième pièce de théâtre chorégraphiée par Nicolas de Barry, sa mère militante du Mouvement des Femmes Françaises en fit un tirage ronéotypé qui fut réédité plus tard par Seghers : D'épuisement en épuisement jusqu'à l'aurore, Elisabeth. 

     

     Ensuite, je créai une ''troupe d'action et de rêves collectifs'', dans des lieux publics de Marseille et de Nice où, sans prévenir mais avec Elisabeth et un petit groupe de camarades, je donnais l'impulsion à des improvisations de cris, de gestes et de papiers de couleurs. Peut-être que Ben Vautier a conservé la pellicule d'un film en super 8 qu'il réalisa sur la Promenade des Anglais d'une de ces ''fêtes''.

     

     Mes parents, craignant que je néglige mes études, me trouvèrent une place de pensionnaire au Lycée Marcel Roby, à Saint-Germain-en-Laye. Le père de Nicolas, qui était professeur au Lycée, et sa mère contactèrent un de leurs amis, Joe Nordmann. Celui-ci offrit de me confier la clé d'une chambre qu'il avait au-dessus de son appartement dans l'île Saint-Louis, où je pourrai dormir les week-ends et les jours fériés. J'y partis fin 1966 pour la nouvelle année scolaire. Elisabeth, restée à Marseille, continua à réunir sans moi la ''troupe d'action et de rêves collectifs'' et nous nous promîmes de nous retrouver pour les vacances. Son père souhaitait également qu'elle se concentre davantage sur ses études au Lycée Longchamp.

     

     Je fus très déçu de l'atmosphère du milieu artistique et littéraire de Paris, car même les arrivistes aisés ne me paraissaient capables que de simulacres de bonheur : écrivains, musiciens, plasticiens me paraissaient surtout exister pour une mondanité qui m'eût été inaccessible faute d'argent, mais il y avait encore, grâce à ma renommée, l'engouement de quantité de personnes pour m'inviter, voire me draguer. Les mœurs que j'observais ne me donnaient guère envie de me bâtir un avenir dans ce contexte, où la protection d'Elsa et d'Aragon était comme un îlot de douceur dans un océan de vanités et de veuleries.

     

     Je partageais la vision de l'Internationale situationniste pour qui l'artiste désormais devait être créateur de situations, et comme ces situations concernaient autant la vie quotidienne que la construction d'une utopie sociale, je vivais dans une exaltation radieuse et révoltée. Les autres pensionnaires du Lycée Marcel Roby de Saint-Germain-en-Laye me paraissaient encore plus sinistres que les potaches méridionaux, à cause de leur apparence blafarde - l'ensoleillement était rare - mais surtout parce qu'une clique de jeunes fascisants se mit à attaquer ma renommée d'alors (qui me valait des éloges de la part des professeurs de gauche) en me persécutant chroniquement dans le dortoir pendant mon sommeil. C'était sournois, des coups pendant le sommeil, et ils fuyaient sans laisser de preuves, les autres dormaient, bref je ne pouvais faire cesser ce harassement et demandais à quitter ce lycée. Comme en fait ces jeunes fachos se relayaient pour casser mon sommeil, la direction me dit d'aller me faire voir à l''infirmerie qui recommanda à mes parents qu'on me prescrivit une cure de sommeil. Voilà comment je repartis à Marseille.

     

     Sous cette appellation rassurante de cure de sommeil se programme l'administration de drogues neuroleptiques dont le sevrage s'avère en fait très pénible, en fourmillements et malaises. Ma mère alla probablement répéter ce qu'elle m'avait parfois dit, à savoir qu'elle craignait que je tue mon père la nuit parce qu'il la faisait pleurer, car la psychiatre lui affirma que je n'étais pas malade, juste un adolescent perturbé par le tempérament d'un père qui était un fou intégré. Cependant elle promettait à mon père que bientôt je cesserais de me prendre pour un poète ou un artiste, je placerais mes études au premier plan. Après la cure de sommeil, je compris qu'il était plus prudent, lors des nouveaux tests où l'on me demandait ce que je voyais dans des taches d'encre, de répondre que ce n'étaient que des taches d'encre, même si j'y voyais des têtes de mort ou des chauve-souris.

     

     A la sortie de l'hôpital psychiatrique, c'étaient les vacances d'été et je retrouvai Elisabeth et nous multipliâmes les excursions aux îles du Frioul, où il n'y avait pas encore l'adduction d'eau ni des maisons sur les quais. Dans le recueil ''La souffrance est inutile'', on trouve des textes de cette époque, ainsi que la ''Fugue sur une promenade'' écrite juste après Stéréophonies, ainsi que des poèmes écrits dans la région parisienne, et ceux écrits ensuite à la clinique Dupré de Sceaux où dès fin 1967 je fus envoyé pour préparer le baccalauréat, car elle était associée au Lycée Lakanal juste voisin. 

     

     Dans cette clinique tout le personnel et les pensionnaires étaient bienveillants, je jouissais du droit de sortir à mon gré, notamment en Mai 1968, et il y avait un piano dans un pavillon vitré donnant sur un jardin. J'étais tenté de multiplier les flirts et les expériences sexuelles, tant avec les anorexiques de la clinique, dans le parc de Sceaux, qu'avec des filles du milieu artistique de la ville. Surtout, on me proposa une psychothérapie analytique, en fait des séances avec une psychanalyste, l'appellation ne différant que parce que je ne payais pas le traitement. Je lus à cette époque la quasi-totalité des livres de Freud et l'analyste Mme Courtecuisse me fit les comprendre mieux, dans le mesure où je lui demandais de transformer autant que possible cette psychothérapie en analyse didactique. Quant à la psychiatre en chef, Mme Cor, elle avait d'emblée accepté de diminuer les neuroleptiques à mon rythme, jusqu'au sevrage complet, qui n'était pas possible immédiatement à cause des malaises liés au manque de cette drogue. J'étais là pour me désintoxiquer de la cure de sommeil. 

     

    L'analyse facilita une prise de distance avec mes perceptions, craintes et fantasmes, j'étais allongé sur un divan, je racontais mes rêves et des souvenirs remontaient de ma petite enfance, je pouvais observer le transfert, les projections, lorsque la psychothérapeute décidait de parler pour faciliter ma conceptualisation. A Paris, je fréquentais  Catherine Ribeiro, Mathieu Bénézet, Alain Sabatier ,André Marzuk , Zia Mirabdolbaghi alors seulement peintre  , Daniel Abadie ainsi que  Christian Maurel et son conjoint le peintre Bernard Kagane, qui me parlaient d'une séance de wija à Borabora où les réponses étaient seulement en tahitien, langue que les pratiquants ne comprenaient pas. Par eux je fus ensuite en contact avec Jacques Brosse et Simonne Jacquemard, et je me mis à explorer diverses voies de yoga pour envisager une désintoxication plus constructive de mon karma. Ce fut d'abord la voie tantrique qui me motiva, à cause du rôle qu'y joue la sexualité et la danse.

     

    Après avoir obtenu mon baccalauréat, je quittai la clinique de Sceaux, j'allai rejoindre Elisabeth en Angleterre, nous partîmes ensemble jusqu'à la pointe Nord de l'Ecosse, où une animatrice de danse folklorique nous hébergea et nous fit une démonstration au bord de la falaise, devant la tente qu'elle avait dressée pour nous. De retour à Paris, je m'inscrivis à la Sorbonne en lettres modernes ainsi qu'à plusieurs cours de ballet classique et moderne accessibles gratuitement à portée du réseau de métro, notamment au Bullier et à la Cité Universitaire. 

     

    En Janvier 1969, je me mariais avec Elisabeth, et je pus accéder aux royalties de mes premiers livres et autres revenus comme celui du ''Prix du jeune travailleur'', cet argent avait été presque complètement bloqué sur un compte bancaire jusqu'à ma majorité légale qui était 21 ans sauf si mes parents donnaient l'accord pour que je me marie. Mathieu Bénézet avait été témoin à notre mariage et son cadeau était une statuette zunie de la fertilité, le Koko Yamuhakto. La psychothérapie analytique ayant cessé, le transfert se fit spontanément de la psychanalyste à cette statuette et je me mis à écrire ''La science-fiction, c'est nous'', où désormais les fantasmagories qui me hantaient n'apparaissaient plus comme personnelles mais comme celles d'une société qui était devenue ''science-fiction'', de science au service de l'illusionnisme.

     

    A la fin de l'année nous déménageâmes de la chambre de bonne que nous louions à la petite-fille de Victor Segalen, pour un vieux grenier à grain à proximité du bois de Vincennes, bois que je traversais même les jours de neige pour rejoindre l'Université de Paris VIII, où je fis ma deuxième année de licence et où le théâtre devint la deuxième matière d'étude pour ma licence. Au département Théâtre enseignait Roger Ribes, les cours étaient naturistes et lorsqu'il me proposa de suivre gratuitement même ses cours payants de danse rue du Bac, il devint à Paris mon maître exclusif dans cet art. 

     

     

    A cette époque Alain Sabatier conduisit chez moi les musiciens de la Horde catalytique pour la fin, arrivés depuis peu de Nice. Je fus invité dans leur groupe au titre de chaman pour l'instrument vocal. Bourlier et Mirabdolbaghi s'installèrent près de mon logis où nous nous réunissions sans cesse.

     

     Le style de danse de Roger Ribes me paraissait fournir la technique corporelle dynamique la plus proche de celle du hatha-yoga à cause du centrage de la gestuelle dans la respiration mais avec en plus une pédagogie propre à développer l'élasticité de façon plus convaincante que les autres styles enseignés à Paris, à part celui de Françoise et Dominique Dupuy car ils avaient été aussi élèves de Jérôme Andrews. L'appellation de ce style était alors ''danse contemporaine'', mais je trouve ce qualificatif d'autant plus inapproprié qu'il désignait toute une variété de styles de danses de ballet, et que ce qui était contemporain en 1969 ne l'est plus aujourd'hui... Je qualifierais volontiers de catalytique la danse enseignée par Roger Ribes dans la mesure où la priorité de l'effort pour la construction du corps n'allait pas à un modèle visuel mais à la perception interne du mouvement, ce qui produisait un équilibrage adapté aux caractéristiques de chaque corps.

     

     Cependant l'adjectif catalytique en art n'était utilisé à l'époque que par ''Horde catalytique pour la fin'' (parmi nous, les uns insistaient sur la suppression de l'article, les autres écrivaient ''la faim'' ou ''l'afin''). Nous allions assister aux cours de Deleuze dans une salle où les chaises se pressaient en cercle approximatif autour de lui. Nous aimions emprunter à Deleuze le concept de déterritorialisation, et il nous encourageait lorsque nous présentions la ''Horde catalytique'' comme l'avant-garde de l'Art et de la musique du Futur. 

     

    vœu pieux car en fait, dans le domaine musical, l'addiction à l'industrie culturelle des dérivés du rock était en train de se généraliser, et de ringardiser la musique acoustique auprès du public jeune. A cause de l'instrumentarium qui était composé d'une centaine d'instruments de toutes les traditions culturelles, la Horde Catalytique de ces temps peut paraître avoir été précurseur de la World Music, mais en fait sans les artifices de la sauce électrique sans laquelle les populations avaient du mal à se sentir transportées et d'avoir envie de planer ou de danser. 

     

    Voyons maintenant ce que nous écrivions à l'époque dans nos manifestes, d'abord dans celui de mai 1971 publié dans ART VIVANT pour annoncer le concert du 7 Juin au Théâtre du Vieux-Colombier, et signé de ''Horde catalytique pour l'afin'' (Richard Accart, Jacques Fassola, Gil Sterg, Francky Bourlier, Dominique Tron, Alain Sabatier) :

     

    ''La gestation sonore procède avec les sons comme avec les relations qui les produisent dans le corps. En se branchant directement sur les mécanismes de la perception elle sort de l'alternative partition/improvisation et règle son écoute au lieu de la représentation.

     

    Il s'agit de prendre l'écoute comme geste, antérieur à toute intention ou communication. (...) Interpréter l'instrument à partir du corps, la musique à partir de l'instrument, la ''composition'' à partir du corps.

     

    C'est sur et contre le hasard (le déterminisme qui échappe à notre conscience) que la littérature orale peut produire son objectivité, c'est ce que masque le discours de la Pythie dont les énigmes sont toujours maintenues par l'inter-dit entre nous, ô spectateur...

     

    L'abandon du texte écrit ou délibérément appris au profit d'une technique de gestation de la voix, de la pensée en situation, nous place (...) où le chaman parle (de) plusieurs ciels.

     

    Il s'agit au départ de faire fonctionner l'indication dans son rapport à la fonction prophétique, actuellement exploitée par les religions, la science-fiction...

     

    On obtient une (m'état )physique-fiction au sens où le laveur de vitres, l'alpiniste sont tenus d'assumer, de dépasser une physique de la ''peur''.

     

    C'est d'une pratique en prise directe sur le fait que peut être visée la perte des identités en tant qu'elles auraient à se produire dans le registre double du corps et du langage.

     

    Les membres de la Horde Catalytique pour la Fin ne considèrent pas que la gestation sonore soit une ''nouvelle musique''. (...) ils se proposent d'abandonner (...) tout projet d'éblouir par une combinaison concertée des sons. A partir des lieux de spectacle où ils se produisent, ils préfèrent, selon leurs propres termes, ''procéder avec les sons"."

     

     

     

     Je vais citer maintenant les manifestes publiés dans Les Lettres Françaises le même mois. Ils sont au nombre de 4, le premier signé d'Accart, Bourlier et moi-même, puis trois textes individuels, de Sterg, Fassola et moi-même. Quelques extraits du premier : 

     

     ''La scène de la représentation ne serait-elle pas la divinité, où l'on forge dans la mauvaise conscience d'avoir tué des bêtes ? (...) Les sons se sont trouvés écoutés comme engrais à cette mauvaise conscience (...). Servons-nous des sons comme les grecs se servaient des dieux ! C'est qu'ils peuvent surtout ouvrir une grande chirurgie. Elle reste dans les coulisses, cette science de la sonophonie qui peut guérir les maladies des organes avec des vibrations. (...) La gestation sonore est une entreprise de production verticale et de gestion horizontale des sons de luxe. Elle sort de l'alternative partition/improvisation (...) par une méditation active (...) Pas de pensée préalable, le désir de soutenir un faire musical doit se situer d'un état de pré-pensée (l'autre pensée) qui met en jeu le rapport corps-instrument.(...) Cette ouverture n'a de sens qu'après un long travail de décantation, permettant d'échapper à l'éblouissement de la musique-langage.'' 

     

     Dans le dernier texte de cette publication, j'exprime un besoin de relativiser le sens des mots, car derrière un même mot qui éventuellement va rassembler (par exemple ''liberté'' ), ce qui lui donne son sens véritable c'est le vécu du locuteur en relation avec ce mot, sans quoi on ne rassemble que dans l'hypnose et l'hypocrisie : 

     

     ''On sera de plus en plus amené à considérer le langage comme un fait, et si cela ne suffit pas à éclairer le lieu de sa production, il est nécessaire d'admettre qu'il est reconnaissable comme langage à partir de ses gestes : danse de la main, de la bouche, des oreilles, du regard sur les traces immobiles de la danse. On voit combien il est difficile de penser le langage du point de vue du sujet qui parle, de penser le geste sans l'air avec lequel il se fait. (...) Ce niveau implique que la voix soit pensée dans la situation où elle se joue, dans la respiration où elle s'émet, par exemple dans le rapport de détermination (métaphorique ?) qu'elle entretient avec le soleil, rapport qu'elle ne peut déchiffrer qu'à la limite des chaînes symboliques auxquelles il a donné lieu : au niveau de la formation de la pensée (...) Sur le substrat du judéo-christianisme et de l'animisme se construit un culte dans les marchandises et les outils, qui se transforme avec la science-fiction. Le caractère provisoire (journaux, publicités, machines, discussions du siècle, récits de chasse) des actualisations structurées comme mythes les plus répandues de cette idéologie dont des dieux hallucinés dans la matière exige qu'on pense sa déconstruction sur le lieu même, afin d'en disposer, où elle prend ses forces : les paroles volent.(...) Il s'agit de rendre consciente la fiction sans la mauvaise conscience du métalangage.''

     

     Je cite ensuite Beryl de Zoete, auteur d'un ouvrage sur Bali, où il raconte comment Ktut Mario, le créateur du Kebyar (style de musique, d'orchestre et de danse qui supplanta les autres styles balinais au début du XXème siècle), ne se reconnaît pas sur une photo de lui dansant, sans doute parce qu'il n'avait jamais vu son visage transposé dans ''l'autre pensée''. Il connaissait seulement son visage de tous les jours. Ce qui me pousse alors à suggérer : ''Le parcours de cette ''autre pensée'' est (meta)physique-fiction. Je cite également Françoise Dolto parlant d'un enfant qui avait mal à la tête, et lorsqu'on l'interroge, il dit que c'est la tête de sa mère au niveau de la cuisse. Je conclus : ''La machine à remonter le temps qu'est notre corps dont Dieu qui est la parole n'a pas à demeurer indéfiniment dans la mémoire : vivre l'histoire pour soi devient son occupation''... Ce texte est daté de mai 1971. En 2016, je dirais : ''notre identité est généralement balisée par des conventions sociales, et l'acte d'écrire relève davantage de la fabrication d'une stèle que d'une recherche au fil des modifications des niveaux de conscience et de l'altération que subit sans cesse le sens des mots''. 

     

     Le Manifeste était illustré par les grilles de lecture forgées pour l'analyse du subconscient karmique de l'humanité dans ''La science-Fiction c'est nous''. En fait la deuxième version de cet ouvrage, qui fut celle publiée par Losfeld, s'appella ''De LA SCIENCE-FICTION,C'EST NOUS à l'interprétation des corps''. Sur le dos de couverture y était imprimée une photo du Koko Yamuhakto et une photo du concert de 1971 au Vieux Colombier, où j'apparais devant Bourlier jouant de l'orgue de cristal. A l'intérieur, il y avait un dessin de Zia Mirabdolbaghi, et sur la première page de couverture la photographie d'un caillou, on ne sait de quelle taille, par Alain Sabatier. Au début du texte j'ai inséré une photographie du Koko Yamuhakto et de la Horde catalytique d'alors avec, à ma droite Sabatier, Sterg, Fassola, Mirabdolbaghi et Bourlier, puis lors du concert du Vieux-Colombier, mais d'autres documents, notamment les scans des manifestes, avec une photo de Richard Accart par Alain Sabatier sont consultables sur http://oriata.blog4ever.com/dotron-opus-336-versions-43-2-la-caverne-du-vieux-colombier

     

     

     

     Le Koko Yamuhakto, qui ressemblait à un cosmonaute, avait été paraît-il coloré avec de la poudre issue d'ailes de papillon. Mais sur un des yeux, les couleurs s'effaçaient, et cela me faisait m'identifier à l'objet, comme s'il était vivant, vu que moi-même je constatais sur mon œil droit des taches que j'attribuais au fait d'avoir regardé une éclipse sans précaution, vers l'âge de dix ans. Cette métaphore matérielle du temps, avec un personnage qui se nommait ''?'' surdéterminait toute l'exploration onirique ''La science-fiction, c'est nous'', au point que le livre s'achève par une citation de Lucien de Samosate que j'avais demandé à l'imprimeur d'encrer de façon dégradée... 

     

     En fait, les deux versions de ce livre furent un prélude à ma catalyse personnelle et sont encore imprégnées de déballage psychanalytique. Mais pour tenter de me délivrer de mon karma personnel, je ne voyais plus ma trajectoire depuis ma naissance que comme une occurrence de l'histoire arrivée à son stade identitaire de science-fiction. C'est l'égrégore de la science-fiction dont je voulais explorer les fantasmes, les projections, les dégoûts et les obsessions récurrentes, et certes c'était à travers des rêves qui m'habitaient mais dans lesquels je ne voulais plus me reconnaître, tant ils étaient surdéterminés par un karma collectif.

     

     Alors que les justifications que se donnaient les autres membres de la Horde de cette époque étaient constellées de références à Artaud, à Nietzsche, à Derrida et à Lacan, mes propres références avaient commencé à devenir celles des chamanismes et de diverses tendances de yoga, tout d'abord du yoga tantrique. Cependant les mots ''tantra'' ou ''yoga'' sont à peu près aussi vagues qu'en français les mots ''philosophie'' ou ''gymnastique'', et de la même façon ils désignent une très grande variété de pratiques avec des finalités et des priorités diverses. Aussi, pour nommer les étapes de ma recherche et des synthèses qu'elle a opérées, et parce que j'accordais plus d'importance à l'expérimentation qu'à l'érudition bibliographique, je devais en arriver à parler de gymnosophie catalytique, ce qui sous-entend un processus évolutif. 

     

     J'avais vingt ans quand je composai mes premières ''Gymnosophies '', qui furent intégrées plus tard à l'épisode du Théâtre catalytique des oiseaux de Paradis sur la planète Abalyon, ou Rotahi. La première fois où je dessinai un de ces oiseaux mythiques, ce fut dans la suite de dessins que je réalisai en 1970, sous le titre ''Pictographies''. Il s'agissait alors d'un très long dessin avec des textes au fil des courbes et des traits, une narration symbolique panoramique se présentant sous forme de livre-rouleau.

     

     Zia Mirabdolbaghi avait naguère exposé ses peintures d'alors à la galerie Zunini, avant d'être invité à se joindre à la Horde catalytique. Presque tous les matins, nous nous rejoignions, lui s'exerçait aux rythmes sur le zarb, instrument que beaucoup plus tard il enseigna au conservatoire de Nice, et moi à la danse, en attendant l'heure de mes cours. Je m'inspirais pour mes chants dansés de modes musicaux du Maroc, d'Iran, d'Inde et de Bali, ce qui n'était pas exactement la ligne originelle de la ''gestation sonore'' selon nos amis venus de Nice, ligne excluant toute mélodie et rythme continus comparés à des ''marches militaires''. 

     

     Sur le mur était étalée la maquette d'une fresque que nous préparions avec Alain Sabatier pour une commande qui ne fut pas finalisée. En conservant la progression ''chorégraphique'' des symboles de mes Pictographies, Zia produisit ensuite une version purement graphique de cette œuvre dans son propre style calligraphique, version qui avait la forme d'un dépliant. Beaucoup plus tard, dans l'anthologie des ''108 poèmes-clefs'', ce fut ma propre version retravaillée sur ordinateur que je publiais, sous forme de planches séparées (mais sans modifier mes textes et dessins, sauf que les textes apparurent désormais dactylographiés, et non plus manuscrits). En annexe, j'ai également publié deux exemples de la version de Zia. 

     

     Le rouleau initial commençait par la scène d'''Audace'', un homme s'échappait d'une caverne en dansant, une métaphore de la naissance. Puis dans la scène ''Mimique'', il était bombardé de rochers qu'il laissait passer à travers les plis de son visage. Ensuite, en se connectant sur des forces électriques (''Le conquérant''), il parvenait finalement à trouver son équilibre sur la grille des éléments où étant aimanté par un oiseau de Paradis, sa tête se transformait en Soleil (''Le tapis volant''). 

     

     On traverse ensuite un désert, où la grille se replie en cage, avec tout près un caméléon, symbole du transformisme possible de l'identité, mais ce lézard, qui rêve de voler, tente plutôt  d'attraper un avion avec sa langue (''La cage''). On a aussi l'image d'un puits cosmique ou d'un vortex absorbant les créatures polarisées par l'esprit de prédation (''La chasse'') et la question de l'identité humaine est posée. Plus loin dans ce désert une toupie tente de s'élever dans la direction qui va jusqu'au soleil, une échelle est dressée sur le désert. La toupie brise les vitrines, les apparences (''L'échelle''). Les dunes du désert font penser à un corps de femme (''Colline'') qu'un serpent, lointain parent de l'oiseau à en juger par sa tête, inonde de rosée (''La rosée''). Ensuite, on a la vision d'un pénis explicitement électromagnétique avec des courants chauds et froids, qui se dresse vers une fenêtre à la suite de cerfs-volants, pendant qu'un cocon s'élève le long d'un fil dans l'espace (''Métamorphose''). Enfin on a l'image d'un volcan qui éjacule vers de jambes de femmes écartées, soutenues par des ailes, avec dans le vagin un nouvel homoncule qui brandit un aimant (''Métamorphose''). Le rouleau des Pictographies tentait ainsi de figurer mon premier parcours catalytique.

     

     Comment décrire ce que les membres de la première Horde catalytique appelaient ''gestation sonore'' à la fin des années soixante ? Le degré d'improvisation furieuse pouvait, du point de vue du pratiquant, sembler avoir hérité de la liberté du free jazz mais sans les stimuli coutumiers de ce style puisque nos amis niçois s'appliquaient à faire avorter toute mélodie et tous rythmes soutenus. Du coup, le résultat musical s'apparentait à ce qu'on appelait la ''musique contemporaine '' dont la voie ouverte avait été ouverte par Varèse, et s'exprimait dans une grande diversité, qui allait de Xenakis à Cage en passant par Stockhausen et Berio. En davantage éclaté au fil d'improvisations collectives appliquées à déstructurer les conventions musicales. Quoique l'Ecoute fut la référence centrale du groupe en matière de musique, elle ne suscitait pas l'unisson ou l'accord, il s'agissait plutôt  de faire coexister des improvisations paroxystiques ou explosives individuelles. Cela pour moi ressemblait à la façon de procéder des improvisations de la troupe d'action et de rêves collectifs. Cela créait des situations exaltantes, mais qui, à l'échelle d'une vie entière de musicien, deviendraient caricaturalement limitées et répétitives, à cause des limites techniques et de l'esprit de système, fût-il anticonformiste.

     

     Finalement tous les membres de la Horde catalytique allaient bientôt abandonner cette voie et approfondir des pratiques musicales d'improvisation de modes orientaux ou de jazz. Après mon premier séjour de trois mois à Bali (juste après le concert du Vieux Colombier de juin 1971), il devenait clair pour moi que la musique et la danse de Bali n'avaient rien à voir avec les conceptions théâtrales ou musicales d'Artaud et de Maessien qui me les avaient fait découvrir. Lorsque nous nous rencontrions dans le grenier à grain près du bois de Vincennes, nous écoutions désormais beaucoup de ces cassettes que les balinais réalisaient alors, bellement illustrées de photos de groupe ou de peintures, et qui permettaient de diffuser le travail d'un nombre consistant de gamelans de l'île.

     

     Lorsque je retournai à Bali en janvier 1974, laissant le grenier à grain à Bourlier, la première Horde catalytique cessa d'exister. En effet, c'est exactement à ce moment-là que le site du groupe Arthea indique pour sa dissolution. Arthea fut l'association fondée ensuite par Bourlier avec Georges Alloro, qui avait été un fondateur de Horde catalytique mais qui était resté à Nice. Arthea se centra sur des activités de concert, de pédagogie et de lutherie largement imprégnées de traditions d'Asie. Richard retourna entièrement au jazz, et en 1974 je vis Jacques arriver à Batuan pour étudier comme moi-même la flûte gambuh (gambou) à laquelle nous avons consacré tous deux des textes musicologiques.

     

    2 La faim de supramental et la déconstruction studieuse du karma

     

    Le Maroc avait laissé dans ma mémoire une trace ineffaçable qui se résume principalement à la perception de l'infini de la plage où j'avais vécu un peu au sud de la ville d'Agadir, avant le séisme, et la communication musicale dont m'avait gratifié ma mère avant l'apprentissage du langage parlé. Elle avait abandonné son métier de professeur de piano à Marseille pour suivre mon père mais l'instrument avait pu être déménagé dans la montagne de Bin-el-Ouidane où il était employé comme géomètre pour la construction d'un barrage, et d'abord pour tracer la route d'accès. 

     

    Le piano nous avait de nouveau accompagné lorsque mon père Ferdinand Tron partit travailler pour le port d'Agadir. Sur le rivage où se trouvait notre villa, très près de l'océan, c'était une ambiance de grand air et d'idylle musicale. Encore aujourd'hui résonnent dans ma mémoire les chansons que ma mère puisait dans des recueils pour enfants, évoquant le Maroc, ainsi que son répertoire classique de Chopin à Debussy, les grands tambours ''berbères''. Résonnent aussi le triangle qu'elle me fit tenir pour accompagner un concert qu'elle donna, la main d'une fillette placée dans une danse en costume antillais, et le dessin de soleil que j'avais produit au jardin d'enfants lorsqu'on m'avait demandé de représenter ma maison.

     

    Par la suite, lorsque mes parents eurent déménagé au centre-ville de Casablanca, et que la musique fut bannie de l'appartement car donnant des maux de tête à mon père, je poussais les murs. Ce fut le début de toute une vie urbaine et lors de mon adolescence à Marseille, j'étais en quelque sorte comme un singe amputé de sa canopée par une domestication perçue comme vide de sens, et qui aspire à retrouver un espace-temps de félicité originelle. 

     

    Mon père avait d'autorité interdit que je touche davantage le piano, car j'étais en âge de recevoir des enseignements plus sérieux, qui seraient supposés faire de de moi un polytechnicien comme son patron et modèle, le directeur du port. Je pris goût aux mathématiques mais non à la coercition urbaine dans l'appartement familial, souvent même les jours de fête ou en vacances. Sauf qu'un jour où mes parents m'avaient enfermé seul dans l'appartement, je rouvris le piano. Des cascades de couleurs se mirent à jaillir de mes larmes de désespoir et de bonheur retrouvé, et lorsque mes parents revinrent, je perpétuais cette libération à travers mon premier poème. Désormais la poésie devint l'occasion de me concentrer sans attirer l'attention, en marge à l'ambiance triste de la ville et de mes malheureux parents qui n'incarnaient ni la joie ni la paix, mais la voie qui leur avaient permis d'accéder à un peu de confort moderne dans un appartement étroit.

     

    A Marseille, je pus visionner sur la télévision un documentaire où Olivier Messiaen présentait des systèmes musicaux issus d'Asie, ainsi que des chants d'oiseaux et il y avait aussi une danse balinaise. La contagion de l'ambiance orchestrale balinaise me submergea quelques semaines après lorsque j'entendis pour la première fois les enregistrements de Louis Berthe à Bali, notamment du théâtre Gambuh (Gambou) de Batuan. Dès mon arrivée à Paris, deux ouvrages trouvés sur les quais de la Seine orientèrent ma vie. Le premier était un livre de photographies de Cartier-Bresson, ''La danse à Bali'', avec des pages d'Artaud et de Beryl de Zoete. Le second était ''La danse hindoue'' de Srimati Usha, une documentation publiée à compte d'auteur avec des images de danses, un lexique de mudras et pour présenter chaque style de danse, beaucoup de poèmes krishnaïtes. En auditeur libre, j'allais ensuite à deux cours de l'école Pratique des hautes études, le cours d'énergologie par Varagnac et le cours sur le monde nusantarien par Lombard, c'est là que j'appris que Louis Berthe avait été déclaré suicidé lors des énormes massacres qui avaient eu lieu en Indonésie, mais que cette version de sa disparition n'avait pas convaincu.

     

     On lira dans mes ''Mémoires d'un citoyen du monde ''ce que je découvris lors de mon premier séjour à Bali en 1971 et les confidences qu'on m'y fit. Le massacre gigantesque qui venait d'être perpétré peu d'années plus tôt n'empêchait pas, bien au contraire, de me faire constater à quel point l'héritage musical et chorégraphique de Bali pouvait ressusciter des âmes meurtries. L'Indonésie n'avait pas échappé aux marées noires politiques du 20ème siècle, et son histoire féodale puis coloniale antérieure n'avait été idyllique qu'en apparence. Néanmoins Bali était encore une île où le folklore était vivant. J'utilise le mot de folklore au sens noble, car à l'époque il était devenu péjoratif en Occident. A Bali, il s'agissait d'un folklore savant, avec des enseignements consistants qui avaient été la matière même de l'éducation des Balinais dans leur temple, ceci jusqu'à l'indépendance, où le système laïc devint dominant, avec un système éducatif capable de multiplier des ingénieurs.

     

     Pendant la dizaine d'années où je vécus alors entre l'Inde et Bali, alternance imposée par les difficultés à obtenir des droits de résidence définitifs, j'eus beaucoup d'occasions d'être choqué par les mœurs obscurantistes du brahmanisme qui comme celles du cléricalisme en Europe me semblaient déformer la teneur spirituelle des textes dits sacrés, des légendes hindoues et chrétiennes. Il existe une grande variété de lectures possibles des mythes fondateurs, et parfois de réécritures contradictoires au fil des siècles. Peut-être que les penseurs qui avaient été à l'origine de ces textes avaient perçu à quel point il était inévitable que les mœurs de telle ou telle communauté finissent par détourner de leur sens les enseignements qu'ils voulaient diffuser dans l'éducation. Des yoguis siddhas qui d'ailleurs s'étaient opposés explicitement maintes fois au brahmanisme, comme le montrent les poèmes de ceux que j'ai publiés en français, avaient néanmoins su, en dépit de la pesanteur des mœurs, institutionnaliser des portes discrètes vers la liberté de conscience, afin que celle-ci soit moins caillassée que ce qu'ils avaient pu être. 

     

     En tous cas, dès 1971, alors que je débutais l'étude de l'igueul (prononciation d'igel, ou danse balinaise), on m'invita à danser dans une djoget bungbung (danse improvisée sur un orchestre de bambous où une jeune fille ornée de fleurs invite successivement des hommes dans le cercle du public qui l'entoure), j'eus le sentiment d'avoir retrouvé le rapport sain de mon enfance avec la musique, la nature et la féminité. A Bali on trouvait environ 30000 gamelans pour environ 3 millions d'habitants, et parmi ces gamelans une trentaine de types d'orchestres, allant des formations antiques où dominaient les flûtes, comme dans le gambuh aux percussions métalliques, en passant par les groupes de guimbardes (gengong). Tous ces orchestres étaient animés de la façon la plus pédagogique qui soit, avec des ostinatos simples tenus par les enfants ou débutants, pour obtenir une polyphonie que Debussy estimait plus complexe que la polyphonie occidentale. 

     

     Je ne veux pas dire que la complexité soit un critère de la valeur catalytique d'une musique. Ce qui est catalytique dans le théâtre musical et dansé de Bali, c'est son projet d'éducation populaire, même si bien sûr chez les Balinais comme chez tous les peuples les arts ont tendance à se pratiquer comme des outils de vanité où le conformisme tente de s'imposer comme référence oublieuse de sens. L'essentiel est que des techniques puissent être encore pratiquées comme techniques d'évolution individuelle et sociale dès lors que les mentalités des participants se rapprochent de celles des fondateurs. Qu'ils soient complexes ou simples dans leurs formes, une tragédie ou un drame romantique auront beaucoup de mal à fournir une initiation de caractère yoguique, sauf à se réduire à une démonstration de la maya humaine, de son caractère illusoire, mais dans ces œuvres, le remède n'est pas fourni avec la sublimation de la douleur. Au contraire, la danse balinaise me parut fournir des dynamiques capables de catalyser ma destinée. Bientôt le Dominique Tron suicidaire des premiers livres n'existait plus que sur mes papiers d'identité.

     

     René Daumal a fait une traduction du mythe de la création du Natya-Véda, ou Théâtre dansé. Ce texte est trouvable dans le livre ''Bharata'', du nom d'un des premiers disciples du Yogui Çiva, condisciple en cela du siddha Agastyar. C'est en effet sous la forme d'un yogui ou d'un danseur qu'est généralement représenté le Dieu Shiva. Dans ce texte il est écrit que ce Natya-Véda fut créé d'une part pour fournir des voies d'harmonie entre la femme et l'homme, et d'autre part afin que soient comprise la genèse de tous les traités, ou contrats sociaux entre les humains.

     

     A l'époque de ma vie en Inde, ce Natya-Véda était considéré comme un Véda mineur, une sorte de feuilleton populaire vaguement pédagogique et en fait il était souvent assimilé au texte de l'épopée du Mahabharata et ses illustrations. De cette épopée, il fut tourné en Inde une série télévisée, et il y eut auparavant des interprétations chorégraphiques diverses dont on eut tendance à penser, comme pour les mises en scène de la Bible, qu'il s'agissait d'œuvres illustratrices de textes sacralisés, issus de l'histoire d'une religion, le sanatana dharma (l'hindouisme), émaillée de fables et paraboles instructives ou de dogmes obscurantistes. 

     

     En fait, réduire le Natya-Véda à un monument littéraire ou à une suite de spectacles de théâtre ou de cinéma, c'est faire un contresens sur sa signification. Les œuvres linguistiques ont certes leur nécessité, ainsi que les documents vidéos et les représentations théâtrales. Il est des maîtres de danse qui considèrent, malgré la condescendance des brahmanes à leur égard, que le Natya-Véda est une pratique associant des mots, des gestuelles et des sons pour dégager un sens, et non une œuvre littéraire illustrée par des danseurs et des musiciens, même s'il est possible effectivement de produire des chorégraphies qui se limitent à être des imitations de textes. Le Natya-Véda est en fait un langage pluridimensionnel, tant ses créateurs avaient compris qu'il ne peut y avoir d'évolution possible de la condition humaine sans une action synchronisée sur les plans de conscience du corps physique, du corps émotionnel et du corps mental. 

     

     C'est au niveau de l'unité synchronisée de ces corps que rayonne la danse balinaise, et cela paraît d'autant plus nettement dans ses formes anciennes, tandis que ses formes modernes utilisent des dynamiques parentes, mais pour créer des feux d'artifice gestuels, certes d'une grande beauté mais dont le sens est moins traçable, ce qui est aussi le cas dans d'autres techniques de danse, comme dans celle du Bharata Natyam où les constructions géométriques et arithmétiques dans les séquences rythmiques, et les mudras narratifs sont utilisés de façon plus illustrative, sans la fluidité corporelle de l'igel Bali ou du taïchi.

     

     Lorsque je parvins à Bali dans le village de Batuan, que j'avais choisi parce Louis Berthe y avait enregistré des gendings (compositions) de Gambuh, y vivaient encore Ida Bagus Raka qui avait fait partie de la troupe qu'avait vu Artaud. Il me rapporta que la cérémonie théâtrale qu'ils avaient alors offert en spectacle était une présentation de la fable de Jalon Arang, mettant en scène Rangda, la veuve sorcière dans son combat avec le Barong, ce qui donne lieu à des transes de possession ou d'exorcisme impressionnantes.

     

    Certes l'aspect spectaculaire a toujours un plus grand impact sur le public autant occidental qu'asiatique. Mais déjà dans la danse dite martiale du Baris alternent les façons d'être ''manis'' et ''keras'', c'est-à-dire douce et dure, ou yin et yang, quoique ces traductions soient imparfaites. Chacun a en soi en oiseau de Paradis et un tigre, et le théâtre musical et dansé de Bali m'a paru être une pédagogie du caractère agissant à la fois sur les plans physique, émotionnel et mental, avec une ouverture possible à la dimension supramentale comme nommée par Sri Aurobindo. Le plan linguistique n'est qu'un des plans de l'existence et on ne peut s'y référer exclusivement sans imprégner de langue de bois dogmatique la plus clairvoyante des pistes spirituelles. Dans le théâtre balinais, chaque personnage danse selon son caractère, ce qui distingue Rama de Rawana n'est pas seulement un récit conventionnel, c'est un ensemble de gestuelles qui exprime la spécificité des caractères, et dans le gambuh on trouve une grande variété de nuances de caractères, sans parler des centaines de rires différenciés que pratiquait mon professeur Raï en tant que dalang (conteur marionnettiste). Au début de ce texte , on trouvera une photographie de Raï et mon Baris dans un temple à Batuan en 1974 .

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ida Bagous Ktut Raï Datah me faisait danser dans divers temples de l'île la danse du Baris, et je cherchais en toute occasion à rencontrer des personnes qui puissent me fournir une explication du sens des gestuelles de cette danse. Lui-même, de la caste des brahmanes-bouddha (alors qu'il n'y a presque que des brahmanes-shiva à Bali), était appelé homme gambuh (orang gambuh), expression qui marque à quel point la pratique de cet art imprégnait en profondeur l'identité des participants. Sa rizière lui laissait beaucoup de temps libre, et il était également invité pour des topengs, danses de masques plus tardives que le gambuh antique, ainsi que pour le wayang kulit (théâtre d'ombres ) et des cérémonies où il limait les dents. Cependant il ne pouvait m'expliquer le sens de tout cet art dans lequel il était immergé, en dépit que son père était prêtre et que son frère allait lui succéder. Cette question du sens semblait ne concerner personne, les habitudes identitaires suffisant à sacraliser les pratiques, mais Raï d'abord fut étonné de mes interrogations se mit à les partager, et nous nous mîmes en quête du brahmane vraiment lettré qui pourrait nous éclairer là-dessus.

     

    Comme l'explique Bhaktivedanta Swami Prabhupada, qui ressuscita le mouvement Hare Krishna, les fonctions héréditaires de prêtre avaient conduit ceux qui en assumaient les rituels à s'intéresser davantage aux aumônes qu'à l'étude. Je compris que malgré la splendeur de leur héritage culturel, les Balinais étaient semblables aux autres peuples, oublieux de la genèse historique et spirituelle de leur civilisation et de son sens. Lorsqu'on devenait prêtre, ou pedanda, on ne pouvait se déplacer sans être porté, c'était le cas du père de Raï. Quoique la plupart des hymnes religieux qu'il répétait soient très proches de ceux du shivaïsme d'Inde du Sud, il prétendait que leur langue était dérivée du latin, ce qui est totalement absurde, mais lors des temps cléricaux en Europe, il allait de soi de ne pas contester les compétences des hiérarchies reconnues de la civilisation.

     

     J'appris aussi que les brahmanes de Bali avaient été invités à partager leur savoir avec l'Université, mais ils avaient refusé de donner des explications, prétextant la sacralité des textes qui leur était transmis. On voit mal ce qu'il y aurait à cacher pour protéger les populations de connaissances explicites. Je voyais aussi des gens qui s'enthousiasmaient lors de représentations de théâtre dansé mais si on les interrogeait, ils pouvaient rarement nommer leurs personnages issus des mythes hindous ou extrême-orientaux comme le cycle de Panji. Les clowns, ou panasars, comparaient les situations ou les caractères à d'autres plus actuelles pour les villageois, et le rire alternait avec l'enchantement des légendes.

     

     Cela me faisait penser aux temps où la hiérarchie catholique s'opposait la traduction de la Bible dans la langue pratiquée par les chrétiens, ce qui perpétuait son influence à travers le prestige de ses patentés. Plus tard, un soir, après m'être entraîné dans le groupe de danse de Tiaia à Moorea, au moment de dire au revoir à des anciens qui étaient restés devant leur poste de télévision, voyant qu'ils visionnaient un film sur la mythologie grecque, je leur demandais de quelle légende il s'agissait, ils me répondirent que c'était l'histoire de Jésus. La population maohi était alors presque totalement abonnée à des séances paroissiales où on discutait à coup de citations de la Bible souvent réduites aux numéros de tel verset, et donc il pouvait sembler que l'univers de l'Evangile était vraiment familier. Mais même des soi-disants spécialistes de la culture biblique voire de l'ancienne culture maohi avaient souvent du mal à se souvenir de tel ou tel épisode notoire de leurs textes sacrés et s'embourbaient comme certain président de la République française à propos de Voltaire ou de la princesse de Clèves.

     

    Comme je le constaterai ensuite, en Inde du Sud, certains mythes étaient quasiment inversés, comme dans le legong où c'est le ravisseur Lasem qui triomphe de l'oiseau Garuda. Quant à la pédagogie de la danse, elle me paraissait avoir dérivé loin de ses bases Yoguiques. La respiration des enfants était compressée par une abondance de tissus excessivement serrés, comme si on avait voulu leur faciliter les postures de façon mécanique, ce qui créait des tensions dans le corps qui eussent été déconseillées autant en hatha-yoga que dans la technique de Roger Ribes. 

     

    En fait, si on indiqua à Rai une succession de brahmanes savants susceptibles de nous expliquer pourquoi les danses avaient lieu dans les temples et la signification de leurs mimiques, ceux-ci nous avouèrent modestement ne pas être spécialistes de cette question. Finalement on nous indiqua un brahmane de Sanur qui était supposé omniscient. Il vivait entouré de lontars, ces livres en feuilles de palme, il en avait tellement qu'il se mit à chercher celui qui traitait de ce sujet, nous dit-il. Mais il ne le retrouva pas et s'avoua désolé de ne pouvoir nous renseigner. Au fond il ne restait qu'à nous fier à notre propre réflexion concentrée sur le sens de telle ou telle gestuelle. Ce n'est peut-être pas une approche érudite basée sur une bibliographie, mais c'est une approche catalytique, il s'agit d'essayer de dégager le sens de ce que l'on observe, et non de reproduire celui d'une autorité cléricale, surtout lorsque celle-ci déclare forfait et n'a pas de baratin approprié à fournir.

     

    Le temple balinais était en fait une sorte de maison de la culture qui accueillait des activités liées au culte par l'évocation des personnages mythologiques. Mais la caste des brahmanes donnait plutôt  l'impression de transmettre de façon très académique et formelle un héritage dont la conscience était perdue, mais qui contribuait néanmoins à créer une ambiance utopique extraordinaire. Même si l'approfondissement du sens ne préoccupait pas la plupart des gens, la pratique des formes et la réflexion sur elles restaient possible, comme peut l'être une thérapie d'acupuncture sur un patient qui n'en a pas étudié la théorie mais qui peut s'y intéresser. 

     

     Le ballet classique occidental est lui aussi détenteur d'une technique qui peut à la fois être très libératrice pour le corps ou lui créer des dommages, comme je l'avais constaté sur plus d'une danseuse, soit à cause des chaussons, soit à cause des contractures provoquées par une pédagogie qui ne se préoccupe pas des spécificités élastiques de chaque élève, les articulations étant chez les uns très serrées et chez d'autres très relâchées. J'allais constater aussi l'année suivante en Inde du Sud combien certaines compositions de Bharata Natyam oubliaient également l'élasticité et la respiration du corps, parce que leur créateurs, pourtant reconnus comme maîtres depuis x générations, restaient assis à créer des chorégraphies conçues plutôt  pour leur valeur picturale ou rythmique, puisque les grelots suivent souvent exactement le tambour double mridangam.

     

     En même temps ces constatations ne m'empêchèrent jamais de percevoir les techniques de danse du ballet, de l'igel balinaise ou des danses de l'Inde (pays jadis nommée Bharat, ce qui à Bali veut dire Occident) comme des alchimies extrêmement rigoureuses et efficientes pour accéder à la danse cosmique. En fait, il en était de ces traditions artistiques comme des avancées religieuses, sociales et politiques, elles étaient perverties peu à peu parce que Sri Aurobindo appelle le conventionnalisme. Ainsi l'église chrétienne avait dégénéré à une époque jusqu'à apparaître davantage comme pourvoyeuse et justificatrice de privilèges que de charité évangélique. Et le communisme était devenu totalitaire au point de tenter de ventriloquer ses héros encore vivants, comme Maïakovski, au point qu'il se suicide parce que les mœurs dominantes rendaient Staline plus crédible. Ailleurs on a vu un parti communiste encadrer l'essor du libéralisme capitaliste en Chine, voire perpétuer une monarchie héréditaire en Corée du Nord... Quant aux démocraties occidentales, elles ont produit toute mon enfance une abondance de films valorisant plutôt  que culpabilisant le génocide des Amérindiens... et aujourd'hui encore, on les voit minimiser la maltraitance chronique des droits humains lorsqu'officiellement elle sont supposées en être les protectrices. 

     

     Le monde hindou comme le monde musulman, et le monde animiste sont également des univers très variés, où la conscience spirituelle est le plus souvent ostentatoire, rivée à des préjugés. En fait ce dont j'avais plutôt  l'impression, c'est que les pédagogues originels de la civilisation balinaise étaient de grands artistes yoguis siddhas qui avaient réussi à transmettre les clés d'espaces-temps libérateurs et instructifs pour toute l'humanité, mais que celles-ci étaient comme congelées dans le karma d'une humanité restée largement identifiée à des instincts animaux, à des aveuglements d'égrégores et d'ego. Et de la même façon qu'en France la lecture d'Hugo ou de Voltaire peut fournir à d'anciens écoliers une fierté sectaire de leur identité nationale, ou une compréhension subtile et tolérante s'ils en font une lecture non caricaturale, de même les temples balinais étaient des portes vers une vie plus authentique, pourvu qu'on ne les réduise pas non plus à des identités cléricalo-castéistes. 

     

     En fait c'étaient la musique et la danse qui étaient des portes d'accès au sens des mythes, mais bien sûr comme partout elles pouvaient être mis au service des narcissismes futiles et du terrorisme intellectuel des chasses gardées. Ce que fournissaient les rythmes, les gestuelles, les modes musicaux, c'était un accès à ''l'autre pensée'', à la conscience de Shiva, à la danse de Krishna. Même si à Bali la religion était officiellement l'agama hindu venue de l'Inde du Sud, dans son expression, les mœurs des ouailles et de leurs guides différaient aussi profondément de celles des brahmanes dravidiens que celles d'une paroisse protestante suisse diffère de celles d'une paroisse tahitienne. Même quand les Balinais s'orientèrent vers le mouvement Hare Krishna de Chaitanya Mahaprabhu, cela n'eut pas la même allure que dans le Bengale.

     

    Les mythes hindous en fait multiplient les images du Divin, un Divin qui demeure pour autant une inconnue à résoudre. La langue de bois, qu'elle soit religieuse ou touristique, prétend ignorer les dérives historiques des civilisations. Or la population balinaise, comme je le raconte davantage dans mon autobiographie, émergeait à peine d'une guerre civile impitoyable au sein d'un gouvernement d'union indonésien réunissant communistes, nationalistes et militaires fascistes, anciennement collaborateurs du Mikado. Bali avait été gouvernée par un général communiste, le général Suharto à la faveur d'un contre coup d'Etat avait initié le massacre des communistes, en fait un massacre gigantesque où pouvaient être accusés de communisme aussi bien des chrétiens, des nobles, bref toute personne dont les biens suscitaient la convoitise de familles liées à l'ordre nouveau représenté par l'armée. 

     

    Politique et religion sont des domaines où l'espoir, selon les circonstances, peut naître des propositions les plus opposées et leurs entreprises sont souvent très décevantes dans la mesure où les instincts totalitaires des ego au pouvoir peuvent trahir les idéaux dont ces ego se réclamaient, sincèrement ou non. Puis les gouvernés partagent le plus souvent les superstitions et réflexes ataviques des gouvernants, ce qui fait que les bienveillants sont éventuellement moins respectés que les arbitraires. Cela suggère la nécessité d'une évolution de l'espèce humaine dans une direction bien différente de celle où elle s'est engagée actuellement. Actuellement la plupart des humains sont aimantés par des mythes radieux de science-fiction. Les progrès scientifiques font miroiter des libérations qui sont contredites par le conformisme technologique, qui peut pratiquer le contrôle et l'exclusion avec des moyens considérablement renforcés. L'intelligence croissante des machines peut servir avant tout à bétonner les perceptions humaines et à marginaliser, voire à saboter toute autre voie d'évolution de l'espèce, ne serait ce que par la difficulté croissante pour un être humain à vivre en ermite. L'occidentalisation s'est généralisée et eût dû s'appeler la cyborgalisation, car elle opère un détournement vers l'idolâtrie technocratique des identités culturelles collectives de toutes sortes, qu'elles soit de l'Ouest ou de l'Est.

     

     Tout se passe comme si l'humanité se sentait tenaillée par une tragédie existentielle quoiqu'engagée dans une promesse de bonheur universel et un art de vivre caricatural déjà accessible aux puissants et aux glorieux. Le débat politique consiste à proposer des remèdes d'ordre collectif tandis que le débat spirituel consiste à chercher des voies réalisables par l'individu même seul face aux vilénies de l'exploitation, du castéisme ou des totalitarismes. 

     

     Dans mon histoire personnelle, il s'avéra que ma vie en Asie rendit possible un recentrage dans un environnement naturel revigorant. Après une première année passée à Bangalore, c'en fut fini de l'air urbain. Pendant les seize années passées à Paris et Marseille, je ressentais une nostalgie permanente pour mes premières vies au Maroc dans la nature. Ce contact quotidien avec la nature, dans la communication avec les arbres, je le connus en Europe plus tard pendant quatre années sur l'île de Formentera, mais même là il y avait tout de même relativement la question de l'accoutumance au froid de l'hiver. Les biches en sont directement capables mais pas l'homme sauf par la pratique du toumo tibétain. De plus l'architecture des pays froids a été souvent conditionnée par une protection contre les froids de l'hiver sans ménager pour autant l' espace pour une catalyse dansée, sans parler de la qualité de l'air. Evidemment avec un budget consistant on peut se construire des maisons vivables, mais ce n'est pas aussi simple à réaliser que l'ombre d'un badamier sous les Tropiques, tant que les bords de mer y sont accessibles.

     

     Méditer au bord d'une plage ou d'une rivière fut davantage automatiquement accessible dans la chaleur pendant les 22 années que j'ai passé en Polynésie, ainsi que pendant les années passées en Asie et en Afrique. Bien des yoguis anciens suggéraient, avant tout autre enseignement, que le sadhak (le chercheur) devait s'installer dans un lieu de haut prâna pour faciliter sa sadhana (ses progrès spirituels). Prana et air pur ne sont pas synonymes, le prâna est l'énergie de vie mais il se trouve que dans les zones proches de la mer ou de rivières dans la montagne, cette énergie est moins raréfiée et plus facile à reconnaître et à capter.

     

     Du temps des rishis, il n'était pas difficile d'accéder à ces lieux, on était alors loin d'un monde de réserves naturelles où la résidence n'est pas facile à obtenir, l'espèce humaine s'étant découverte nuisible pour l'éco système planétaire et établissant ses hiérarchies culturelles et politiques dans des villes tentaculaires. Chaque géographie propose des flux plus ou moins intenses de prâna, et les espaces les plus urbanisés sont ceux qui proposent les plus faibles. Ce qui veut dire que même si les voies Yoguiques y restent possibles, elles sont beaucoup plus difficiles à amorcer sauf bien entendu sur le plan des simulacres dont le monde urbain est le plus fertile et orgueilleux producteur.

     

     C'est pour cela que la fable catalytique du Théâtron commence sur la planète Santochan, sur l'île Aetoerau. Santochan, c'est une des bases du yoga, la capacité de se contenter par ses propres aspirations à une paix dénuée de convoitise. Comment obtenir cette paix dans les conditions de pollution et de harassement que subissent les populations les plus exploitées ? Les castes furent le plus souvent des étouffoirs de la spiritualité pratique, même si elles tentaient de se programmer des relations magiques avec des entités mythologiques pour s'en faire protéger. Mais le statut de sannyasin offrait à tous la possibilité de sortir de sa caste et de se retrouver dans une recherche yoguique dans un environnement naturel tout en pouvant être nourri dans les temples. Pour tout hindou casté, refuser la nourriture à un sannyasin était perçu comme une façon de s'attirer le mauvais sort et de décourager les protections divines sollicitées. 

     

     Lors de mes études hindoues, je ne pus que constater que derrière le mot yoga avaient existé des quantités de voies les plus diverses, auxquelles il faut ajouter les nouvelles occurrences dans le monde dit occidental. De même derrière le mot tantra, il y avait également de nombreux points de vue, certains impliquant la sexualité, et d'autres la rejetant. Un clivage significatif semblait être celui qui séparaît les yoguis qui considéraient que l'unique but du yoga était la sortie des réincarnations, et ceux, moins nombreux avant le 20ème siècle, qui considéraient que l'humanité pouvait être transformée par la conscience Divine. Dans cette deuxième catégorie, on peut citer le mouvement Ananda Marga où l'on m'invita à une initiation, et les organisations inspirées par Sri Aurobindo, dont celles qui dans les années 70 me donnèrent l'occasion d'animer la Râs-Lîla de Sri Krishna dans des écoles de village. 

     

     On peut concevoir ce clivage de façon dialectique. En effet, aussi bien la sortie de l'incarnation par un détachement croissant que son amélioration par un discernement créatif ne sont généralement que des perspectives alternées du vécu. On peut certes les considérer comme des conceptions incompatibles, mais en fait elles sont toutes deux porteuses de perspectives libératrices et d'abus idéologiques possibles. Dans tous les cas, même dans les tâtonnements spirituels où l'art sacré est seulement vaguement illustratif, ce qui est essentiel c'est de se focaliser sur les vertus Divines, et ensuite il y a des degrés d'intensité, des périodes de la vie qui font que leur imprégnation est plus ou moins complète et avisée.

     

     Et puis il y a une multitude d'approches différenciées de ces deux voies, et les équations karmiques individuelles sont aussi extrêmement diverses. On ne peut progresser qu'à la mesure de nos capacités, l'important est donc d'élargir ces capacités, et si les arts peuvent être catalytiques, c'est par opposition à une production ou une consommation paçu (prononcer pashou), c'est-à-dire qui releverait prioritairement d'un désir de divertissement ou de réalisation mondaine à travers les célébrations des ego heureux ou malheureux, voire des égrégores communautaires.

     

     Une voie qui m'attirait en Inde était celle des yoguis nus jaïns, les digambara, ou hommes vêtus d'air. Il y avait dans le Karnataka la statue de l'antique yogui nu Bahubali, qui serait la plus grande statue d'un seul bloc du monde, en granit. L'histoire de Bahubali est assez analogue à celle contée par Shakespeare dans ''Comme il plaira''. L'histoire d'un roi renversé par son frère et qui rétablit ses droits, puis lui abandonne son trône pour retourner vivre dans la forêt. Ce qui est clair, c'est qu'ayant vécu davantage hors d'Europe qu'en Europe, j'ai cessé depuis longtemps de percevoir l'héritage culturel des autres continents comme étranger. Dans les anciens temps cette attitude universaliste avait été celle des yoguis siddhas, dans la lignée de Sri Agastyar, avant qu'une idéologie brahmanique impose l'idée qu'il faille naître masculin en Inde pour prétendre en être à sa dernière incarnation, et que les natifs étrangers ne puissent pas accéder à certaines salles des temples, supposées davantage sacrées.

     

     Les anciens siddhas soutenaient que les temples n'étaient pas indispensables à la voie spirituelle, leur intérêt était tout au plus d'être des lieux d'éducation, des maisons des jeunes et de la culture, des salles de débats... Ils n'interprétaient pas le mot jati comme désignant une catégorie sociale castéiste, mais une façon de distinguer les caractères selon qu'ils sont dominés par le tamas, l'inertie, le rajas, l'action, le désir, ou le sattva, l'harmonie. De plus, ils ne prétendaient pas que ceux qui n'étaient pas nés en Inde auraient besoin d'une renaissance en Inde avant de pouvoir se libérer... Pas étonnant que les brahmanistes les aient longtemps ostracisés voire fait caillasser. 

     

     Après avoir exploré l'histoire des siddhas, je découvris que le mot siddha avait été également utilisé postérieurement par des tendances cléricales. Du coup, le mot siddha ne pouvait qualifier ma voie catalytique. J'hésite à dire ici que l'immortel Agastyar se manifesta de plus en plus à moi, avec des conseils d'autant plus explicites que je m'étais préparé à l'accueillir. Je sais que dans le contexte intellectuel des universités de ce temps, les apparitions dites surnaturelles de personnages saints passent pour des phénomènes psychiatriques. Dans ce cas je peux en faire mention comme de la métaphysique-fiction, surtout que je suis persuadé que que ce type de visions et d'écoute est nécessairement rapporté selon les paramètres linguistiques et mentaux des récipiendaires, qui ne font que traduire leurs propres perceptions de rayons supramentaux Divins. 

     

     Sri Agastyar me l'expliqua et me demanda de signer moi-même ce que je pensais avoir compris de son message. En effet, il y avait déjà eu pas mal de siddhas qui avaient signé de son nom ou de celui de sa mère Urvasi après avoir été visités par eux. Leurs œuvres n'avaient été que des interprétations dans leur langue du rayon de Lumière qui les touchait. Visites qui avaient pu aller jusqu'à entrer dans le corps de ces yoguis, afin de leur montrer soudainement le monde avec un tout autre regard que celui qu'ils avaient cru être siddha, mais qui était imprégné de tous les conditionnements karmiques du monde environnant. Sri Agastyar me fit la grâce de telles visites, après lesquelles j'ajustais mon langage qui de toutes façons restait marqué par sa structure grammaticale et ses racines historiques, et mes propres limites perceptives différentes à chaque étape. 

     

    De ce fait, ce qui est important ce n'est pas tant de prouver avoir été visité par un ange qui ne soit pas imaginaire, mais la signification symbolique de mes récits, que l'agnostique a le droit d'aborder comme une fable. Les fables et les paraboles ont un sens qui peut être vrai même si les événements sont le fait d'inventions ou d'hallucinations. L'imaginaire existe en tant que plan de la conscience, sans parler du sommeil profond, où l'être humain se recharge mieux d'énergie prânique que dans l'état de veille.

     

    Lorsque je découvris l'ouvrage de Franz Bardon sur la Quaballah, une méthode complexe mais extrêmement rigoureuse sur le plan pédagogique, je fus étonné de sa coïncidence avec les pistes que l'immortel Agastyar me suggérait dans la pratique des arts. C'était comme une clé à molette ajustée à des écrous. En même temps, ce que Bardon appelait la vraie Kabbale n'avait pas grand chose à voir avec la Kabbale officielle des rabbins, qui me faisait plutôt  penser à la scolastique brahmanique, ou du Sutra du Lotus du bouddhisme japonais, des œuvres cléricales ne semblant proposer que des exaltations du mental, et non une approche pluridimensionnelle de l'existence humaine en rapport avec le Soi supramental où chacun trouve la source de son souffle et de son énergie.

     

    On comprendra qu'il me fut impossible de me présenter comme affilié à quelque tendance de yoga que ce soit. C'est d'ailleurs mon refus de m'écarter de la ligne d'activités que me dictait ma conscience qui fit que je ne pus prolonger ma résidence en Inde, car il fallait être sponsorisé, c'est-à-dire accepter des directives de travail, dans la ligne d'un ashram ou d'une université, pour une résidence à vie. Même lorsqu'on me proposa une fonction importante dans le Mouvement Hare Krishna, ceux qui me le proposaient me semblaient tellement incarner cyniquement l'arrivisme, même si mes propos les avaient séduits et leur donné envie de m'avoir près d'eux, que je doutais pouvoir continuer à créer et parler sans langue de bois en assumant ce rôle, me disaient-ils étrangement, de ''cardinal''. 

     

     J'ai tenté de me connecter à un ashram dont le gourou se présentait comme un lointain successeur d'Agastyar, et qui perpétue des mantras, mais je fus obligé de constater que ses préoccupations étaient sans grand rapport pratique avec ma démarche. Les mantras sont supposés créer une atmosphère favorable à la réceptivité aux immortels ou rayons cosmiques. Certainement ils fortifient de façon mécanique pour les étudiants, des obsessions d'orientation qui atteindront peut-être leur but un jour. Il est clair qu'à force de lire Victor Hugo ou de chanter le Gayatri Mantra, un être humain pourra plus facilement être illuminé dans son intelligence qu'en sifflottant la musique des génériques des feuilletons américains, indiens, brésiliens ou autres, où il est rare d'apercevoir un personnage catalytique qui aide à formuler une explication instructive des tribulations humaines, on n'y voit presque que des paçu (prononcer pashou), des personnes addictées aux conforts matériels ne pouvant se centrer dans des priorités spirituelles.

     

    Devant cette impossibilité de classer mon activité dans un mouvement préexistant, j'ai préféré parler de philosophie et d'art catalytique, les deux restant très liés. Je me sens l'héritier d'un ensemble de yoguis qui oeuvrèrent dans les arts et la pédagogie par le folklore. Ces penseurs pédagogues ne rendaient compte qu'aux immortels qui tentaient de les guider, leur motivation étant de les rejoindre après le décès de leurs corps. Par contre, ils ne furent pas vraiment retenus comme marquants par les remplisseurs de papiers, pour qui la danse et la musique étaient des choses légères, au mieux capables d'illustrer leurs propos mentaux le plus souvent pesants. 

     

     La catalyse que mes pratiques artistiques cherchent à développer, c'est celle du supramental dans l'intériorité de ma conscience. Cela ne veut pas dire qu'il ne puisse exister d'art catalytique que similaire à celui de ma démarche. En fait, chacun selon son karma, son langage, son degré d'aspiration, son stade d'évolution peut entrer dans une catalyse alchimique, pourvu que son art ne soit pas une parade, une quête mondaine mais un tâtonnement pour devenir plus vivable dans un monde souvent opaque et compliqué. D'où l'idée que l'adjectif ''catalytique'' puisse s'appliquer à toute démarche qui aspire à un saut évolutif de la conscience, voire de l'espèce et de ses sociétés au delà de leur stade prédateur. 

     

     Si je fais un historique des ''apparitions '' dont j'ai cru être illuminé, la plus ancienne dont je me souvienne eut lieu lorsque j'étais encore enfant. J'étais en vacances chez un oncle peintre, à l'étage de sa maison en bordure de ses vignes près de Pertuis. J'avais dormi dans une chambre à côté d'une grande toile encore blanche posée sur un chevalet, et la fenêtre était largement ouverte. En m'éveillant, je suppose tard dans le matin, je vis un oiseau multicolore arriver à toute allure de l'infini au-dessus de la campagne puis balayer la toile vierge d'une de ses ailes, comme si cette aile la traversait un peu, avant de disparaître à toute allure dans l'infini du ciel bleu dont il était venu. Toute mon enfance cette vision resta gravée comme un souvenir. Plus tard, je me dis qu'il avait dû s'agir d'un rêve, mais d'un de ces rêves qui semble plus réel que les perceptions des sens à l'éveil. 

     

    Je dirais aujourd'hui que la conscience supramentale, en se réfléchissant sur nos outils de perception, communique à l'aide de symboles vivants, métaphores de l'immortalité et pouvant être déchiffrés dans les langages humains pour orienter le chercheur de sens. Dans mon enfance j'étais très mystique, de façon sauvage, chaotique, mais là encore j'ai utilisé le mot au sens de Bardon, pour qui il signifie l'aspiration à l'union Divine à travers des vertus. En Afrique, j'ai noté que le mot mystique était utilisé pour désigner le caractère des sorciers, même criminels. Alors comment ne pas être tenté de reparler de catalyse plutôt  que d'aspiration mystique ? 

     

    Dans Stéréphonies, un des poèmes rapporte en fait une illumination qui m'avait saisi, près de Barcelonette, au début de mon adolescence, alors que j'étais dans une colonie de vacances. Cette illumination avait plutôt  été la vision d'une colonne de feu colossale se transformant dans le ciel en triangle phosphorescent ouvert par trois côtés et qui brassait l'univers de sa Lumière. Je cite, page 33 : 

     

    ''Mes flots, candides flots sur la lente colonne

     

    projetant dans l'air pur l'écume déchiraient

     

    le ciel mes flots neigeux quand je pense résonne

     

    une chanson d'enfant c'est notre joie givrée

     

     

     

    Souvenir infini songes ombres chinoises

     

    Une enfant qu'oubliait la ronde villageoise

     

    s'assit et mon pinceau tremblant et maladroit

     

    rendit son rire pur et son visage droit

     

     

     

    Un phare m'éclairait de la forme sans cesse 

     

    écartelée au Tout distribuant l'Azur

     

    Un phare me montrant un immobile mur

     

    bariolé de fleurs danseuses chasseresses

     

     

     

    Une fillette éparpillait d'un pays vieux

     

    les astres parfumés d'éternelles églogues

     

    des astres à faire rougir les astrologues

     

    des astres qui pleuraient jusque dans d'autres cieux

     

     

     

    Puis le soir mon bateau s'en fut chevaleresque

     

    quittant comblé d'espoir la clarté gigantesque

     

    Je voyais cœurs meurtris sur le rivage au loin 

     

    des hommes appeler, un mouchoir à la main ''

     

     

     

    Ou encore, page 43 :

     

     

     

    ''J'entends le tam-tam nègre au fond de la forêt

     

    Autour du feu toujours aboient les vieux caniches

     

    Nous partirons ce soir et nous allons pleurer

     

    les valises comblées d'odeurs et de fétiches.

     

    (...)

     

    Je te suis colonne de feu

     

    Mes souvenirs dans les poubelles 

     

    pourrissent tous à qui mieux mieux

     

    avec mon âme tu le veux

     

    puisque j'en ai une nouvelle

     

    encor plus belle

     

    encor plus belle

     

     

     

    Des enfants qui criaient Liberté Liberté

     

    posèrent un seul œil sur chaque microscope

     

    et leurs prunelles devinrent des kaléidoscopes ''

     

     

     

    Après l'écriture de Stéréophonies, je devins athée, encore que les poèmes de Kamikaze Galapagos fassent référence au Dieu Eros, mais évidemment c'est là une vision de l'amour aux extases plutôt  physiques. Je ne pouvais admettre que ce monde déprimant puisse avoir été crée par un Dieu omnipuissant qui aurait été alors une sorte de Démiurge démoniaque puisqu'il aurait fait ces diables d'hommes à son image. Du fait que je résidais dans une grande ville, je n'arrivais à percevoir l'humanité que comme une fourmilière.

     

     ''La science-fiction, c'est nous'' gravite autour d'une déesse zunie de la fertilité, mais ce Koko Yamuhakto tend à suggérer que son aura n'est qu'une sublimation transférée sur une statuette prenant le relais d'une psychanalyste silencieuse. Même lorsque je passais de la logique psychanalytique à la logique yoguique, j'étais encore athée, ce que sont certains yoguis traitant la matière spirituelle comme la matière physique, à savoir comme un ensemble defaits qui ne prouvent en rien l'idée d'un Dieu personnel.

     

    Paradoxalement c'est après avoir lu Parménide que s'affirma en moi comme une évidence la conviction que le Divin était une Conscience personnelle prêtant son souffle, son prâna aux créatures, leur laissant la liberté d'expérimenter le plan des ego animaux pour qu'ils fassent l'expérience de leur normalité et deviennent des jardiniers volontaires, si possible inspirés par Lui. Quelque part, Parménide parlait des corps qui pensaient selon les membres dont ils étaient constitués. C'était donc le dispositif matériel des fonctions animales qui déterminait leur degré de conscience. Voilà qui fournissait a priori un argument sans réplique à l'athéisme, toute pensée pouvant être perçue comme issue d'une gestation matérielle.

     

    Mais alors, me disais-je, l'univers tout entier pense selon les possibilités de son corps matériel ! On pouvait m'objecter que l'univers n'était pas vivant, surtout si le critère du vivant était l'animal. Mais s'il est juste matière, comme apparemment nos corps, pourquoi n'aurait-il pas lui aussi sa façon de penser selon le dispositif de ses membres ? Par ailleurs, peut-on dire qu'un corps dont on ampute les bras et les jambes ne soit pas vivant ? Non, il faudrait l'amputer de son cerveau, ou de son cœur, ou... du soleil. Si on ampute un corps de la lumière du soleil, ou de l'oxygène de l'air, le voilà qui meurt ! Alors si le soleil était comme un cœur indispensable à la vie de l' être humain, pourquoi ne serait -il pas vivant et n'aurait-il pas son propre mode de conscience, et même si les soleils étaient mortels, l'univers ne continuerait-il pas à exister avec une multitude de membres en équilibre ? Comment l'être humain pouvait-il prétendre au monopole du sens ? 

     

    J'ai par la suite lu des raisonnements de ce type, et il y eut d'autres pensées qui me vinrent avant même que je les découvre sous d'autres plumes, comme celle du singe du Théâtron qui s'entraîne à sauter vers le soleil. Même si j'avais assisté à un sendratari Ramayana à Bali, ce n'est que plus tard que je lus qu'Hanoman bondissait vers le soleil. Les idées sont-elles toujours enfantées juste par des corps matériels,ou seraient des reflets de sphotas, de concepts supramentaux ? Il semblerait que bien des œuvres musicales inspirées aient été captées par les compositeurs par une écoute du plan supramental.

     

    A partir d'un certain degré de concentration musicale, j'avais remarqué à Bali, et encore plus automatiquement au sein de l'orchestre, que ce n'était plus moi qui jouais de la flûte de gambuh, mais le souffle continu qui nous jouait, la flûte et moi. Mais alors comment expliquer que les musiciens de Batuan à l'époque se saoûlassent avant d'en jouer, et aient besoin d'une mobilisation rituelle pour s'y mettre ? Par la suite, en 1982, je vis que ce n'était pas le cas de mon maître Pak Lemping et de son propre maître Pak Mertu à Pedungan. Mais en 1974 et 1978, à Batuan l'ivrognerie des hommes gambuh de Batuan m'interpellait, je me demandais comment l'ivresse que je ressentais en jouant de la suling gambuh ne leur suffisait pas. 

     

     Je fis la réflexion dis cette flûte très longue imposait un étirement à la colonne vertébrale, ce qui avec le souffle continu et l'ensemble du contexte réveillait la Kundalini de façon mécanique, et que cela créait un décalage avec le niveau de conscience quotidien des musiciens, qui avaient donc besoin de l'alcool pour sortir du ''rationnalisme'' des habitudes matérialistes. L'ivresse du jeu musical semblait ensuite ouvrir à un univers suprarationnel car elle provoquait le fait que même des morceaux très complexes, avec des altérations différentes selon l'octave, étaient faciles à jouer à l'unisson sans avoir été mémorisés, car en fait c'était cette musique qui nous jouait. En dehors de ce contexte, les gendings (compositions sur les patet, ou modes ) était ardus à mémoriser. Mais dans le contexte du rituel du temple, c'est comme si les âmes des ancêtres jouaient à travers nous, et même si sa mémoire déformait les morceaux, c'est la version unique de leur chef qui était du coup perçue comme ancestrale.

     

     Ce type d'accès à la kundalini était comme une incursion dans ''l'autre pensée'', une dimension causale, et cette incursion pouvait encourager ensuite le chercheur à se stabiliser sur ces hauteurs par la voie consciente des vertus, ou à défaut, glorifier l'ego au point qu'il sombre dans la magie et qu'il ait besoin d'alcool (d'arak), ou de psychotropes pour s'évader de nouveau de la conscience quotidienne matérialiste, en déjouant les connexions quotidiennes des synapses. C'est ainsi que je m'expliquais les contradictions affichées par le comportement des hommes gambuh à Batuan. 

     

     A Moorea plus tard j'entendis même cette réflexion d'un postier racontant sa bringue du week-end à un client : ''Qui dit musique dit alcool''. Apparemment l'alcool ou les drogues facilitent un décrochage des préoccupations du quotidien, et même de très grands musiciens, comme le flûtiste karnatique Mahalingam, en avaient besoin. Mais, contrairement à ce dernier, on pouvait observer chez orang gambuh de Batuan, en dehors des temps du jeu, des comportements très éloignés de la sainteté, voire des vantardises de magiciens maléfiques, sans parler de la négation totale de l'existence d'autres groupes de gambuh à Bali ou Nusa Pedina. 

     

    Si on leur en faisait entendre, alors c'était du faux gambuh, seul le leur était supposé être le vrai gambuh initiatique. Selon moi, chaque groupe avait son académisme, et aucun n'était capable de donner un sens à ses pratiques, à part que parce que c'était programmé par des inscriptions comme une offrande due au temple, elles avaient d'office un caractère sacré. Je ne crois pas que l'adoubage par une institution religieuse soit une preuve automatique du caractère sacré d'une pratique. Les pratiques sont des outils à travers lesquels les ego peuvent se dépasser ou s'exalter.

     

    C'est suite à la rencontre du peintre Astawa que j'avais trouvé le chemin de ce village. Astawa m'avait loué une chambre qui donnait sur sa cour et au-dessus de la porte j'avais suspendu une de mes peintures de l'oiseau amour venant de s'évader de sa cage. Je l'avais payé pour l'année et comme il était lui-même de la famille des hommes-gambouh de Batuan (Batouan), il m'avait présenté son cousin Raï qui connaissait beaucoup plus de danses que lui. A Raï j'avais donné le reste de ma bourse d'étude de l'année afin qu'il se construise une maison à 4 chambres, ce qui était alors possible avec les taux de change du franc français et de la roupie indonésienne. Jusqu'alors Raï vivait avec ses deux femmes et son fils Dharma dans une cabane qui prenait la pluie. Je l'aidais également à construire sa maison, en portant sur la tête les gamelles de ciment ou les parpaings. 

     

    Vers la fin de l'après-midi, nous traversions les rizières en cheminant sur les minces bandes de terre qui les séparent les unes des autres, et soudain apparaissait un précipice, sur le flanc duquel étaient taillés des escaliers abrupts. Au fond du canyon verdoyant coulait une rivière, un gros torrent plutôt , et arrivés en bas nous nous callions dans les cascadettes qui bondissaient entre les piscines naturelles. Là Raï me faisait chanter les bibirs des gendings du gambuh (Bibir est le mot désignant à Bali la façon informelle de fredonner une mélodie avec les syllabes de son choix). Jour après jour j'avais l'impression d'une renaissance, je n'étais plus le Dominique Tron de Paris et de Marseille et pas encore Oriata, mais Wayang Dominior, comme m'appelait Raï. On appelle toujours Wayang l'aîné d'une famille à Bali, les autres étant nommés Made, Putu ou Ktut, et Wayang signifie aussi ''théâtre''

     

    Certains soirs, parfois sous la pluie, Raï m'emmenait dans des camions remplis de musiciens et d'instruments par des chemins alors boueux pour présenter dans des temples la danse de son élève Wayang Dominior. Un jour, je sentis qu'une étape avait été franchie dans ma sadhana lorsqu'après avoir, selon le conseil de Raï, visualisé Shiva à la hauteur du troisième œil comme étant le premier spectateur, je m'étais lancé dans une danse d'un quart d'heure mais où j'eus l'impression d'être juste un éclair de lumière dans l'explosion dorée du gamelan. 

     

    Je dois confesser que Raï le matin mettait souvent des champignons dits hallucinogènes dans l'omelette de mon petit déjeuner. Il les cueillait dans un pré où une vache avait la finesse et le regard d'une biche et me présentait ces champignons, que j'ai ensuite revus dans les livres sous le nom d'''algarics du Mexique'', comme une médecine locale, un soma utilisé à Bali par les mages de toutes orientations. En fait, au lieu de me procurer des hallucinations, ou des voyages de type chamanique, ces champignons me paraissaient au contraire déshabiller ma perception de ses hypnoses, pour me faire accéder à ce que Michaux appelle, dans ses livres sur la mescaline, le ''merveilleux normal''.

     

     Je suppose que c'était ma discipline de vie, consacrée à des concentrations sur des couleurs, des rythmes et des notes de musique constantes entreprises dans un esprit zen pour renaître hors de mon karma familial, qui avait pour conséquence que l'effet de ces champignons ne multipliait pas les mirages oniriques comme c'est généralement le cas pour les personnes addictées aux drogues. La déconnection des synapses nerveuses rendait alors perceptible un état illuminé de la matière.

     

    Autre hypothèse : l'empoisonnement produit par cette substance provoquait dans le corps un recours aux réserves énergétiques de la dure-mère de la colonne vertébrale, ce qui provoquait instases et extases que mes instincts spirituels orientaient vers la dissolution de mon identité karmique dans la dimension Divine de la matière. Il s'agissait d'une mise à mort de l'identité karmique de Dominique Tron et d'une nouvelle naissance avec des explosifs psychédéliques qui chez d'autres expérimentateurs auraient provoqué les effets corollaires de leurs propres projets de vie et hiérarchies de valeurs. Raï me confia qu'en fait au début son plan avait été de me manipuler par sa sorcellerie avec ces champignons, mais que finalement, vu mon état de reddition à Sanghyang Vedi (Dieu), ces ingestions avaient au contraire accru la réceptivité de ma conscience et provoqué un rayonnement radieux contagieux au point qu'il avait perçu désormais qu'il pouvait vivre autrement que dans l'amertume et la recherche de pouvoirs, en dépit que l'ambiance du village était celle de duels magiques incessants, qui provoquaient sciemment des maladies et des paralysies. En mentionnant la consommation de ces ''algarics du Mexique'' je n'ai pas craint de donner des arguments aux psychiatres persuadés de l'absence de réalité des écoutes surnaturelles, même si elles semblent fournir des thérapeutiques à la folie de l'identité humaine.

     

    Toujours est-il que dans les décennies qui suivirent, c'est sans consommer aucune substance mais par la catalyse de mes pratiques artistiques que les tribulations douloureuses de mon existence m'incitèrent durablement t à prendre refuge sur ce plan de conscience radieux.Et ces réflexes de dissolution de l'ego identitaire amélioraient le rationalisme de la clairvoyance dans les situations de la vie. Après des décennies de sobriété totale, je veux dire sans jamais consommer d'alcool ni de drogue, ma perception des visites de Sri Agastyar devenait extrêmement nette quoique sur un plan parallèle à celui de l'incarnation. C'est pour cela qu'en tahitien, j'ai appelé Sri Agastyar du nom Anoanomarie qui veut dire ''homme sage qui résoud les problèmes de l'existence'' ou Atatia (justice) et en français j'en parlais comme d'un ange gardien. 

     

     

     

    Raï avait été très reconnaissant que j'apporte tout mon argent au service de ses besoins et donc n'avait pas cherché à commercialiser au compte-gouttes son enseignement. Dès le matin, il faisait venir ses amis et des enfants pour accompagner mes entraînements de danse par leur musique sur métallophones, tambours et flûte. Ma vie, de l'éveil au sommeil, et au delà, était une fête sacrée où mon ancien karma brûlait comme dans le feu d'un Phénix Divin. Je ne percevais plus les actes de la danse comme un spectacle ou une parade mais comme une transmutation de ma nature identitaire dans la famille des astres. 

     

    La musique me portait, les perpétuelles répétitions chorégraphiques ayant favorisé le fait que je n'interprétais plus la danse mais que la danse m'interprétait, mon séjour chez Astawa et Raï s'écoulait sans que j'aie à me soucier de l'organisation matérielle de ma vie, à part des échéances de visa à renouveler. Mais en ce qui concerne les périodes de ma vie à Batuan, j'avais directement fourni tout l'argent prévu pour ce séjour, et mes deux alliés Astawa et Raï me disaient que ça leur rappelait les temps où les Balinais étaient spontanément partageux et fiables entre eux alors que désormais il fallait que dans les familles on se relaie pour surveiller la nuit que l'irrigation ne soit pas détournée vers d'autres sawah (rizières). 

     

    J'avais assisté à une représentation de théâtre dansé présentant Arjuna (Ardjouna)vainqueur de tentations, et désormais en dansant le baris j'avais l'impression d'avoir déchiré le voile du Temps, de la Maya, de l'Illusion mortelle. Ma danse me faisait percevoir toute ma vie comme un instant qui était Eternité au fond de mon moi radieux, et ce serait ma véritable identité pour toujours, quelles que soient les tribulations de la condition humaine mortelle, et les épreuves qui allaient être effectivement chroniques sur le plan matériel et social, au fil des relations humaines et des pièges dressés pour cannibaliser les aspirations aux idéaux comme à la survie incarnée. Les deux voies de la sortie et de l'amélioration de mon incarnation se conjuguaient et les instincts suicidaires de mon adolescence, exprimés par tant de poèmes avaient débouché sur la consumation volontaire du karma de Dominique Tron, consumation progressive quoique je me sois appliqué à en accélérer le processus par tous les moyens accessibles à ma compréhension.

     

    Un jour, je crois que c'était vers midi car il était alors désert, je voulus descendre tout seul au fond du précipice où d'habitude je partais me baigner avec Raï à sore (soré), c'est-à-dire une heure ou deux avant le coucher du soleil. Sur le chemin on m'avait déconseillé d'y descendre ce jour-là car le Gunung, la montagne était couverte de nuages, et souvent lorsqu'il pleuvait là-haut des vagues déferlaient dans les rivières et emportaient jusqu'aux rochers, ce qui lors des massacres avait balayé les corps jetés là. Le voisin de Raï avait été un collaborateur du Mikado pendant la Deuxième Guerre mondiale et s'en vantait, et se vantait d'avoir torturé pendant le massacre récent, il nous faisait même des mimes de ses vilénies tout en s'esclaffant des gémissement des torturés qu'il reproduisait. J'étais sidéré d'être témoin de ces vantardises fascistes où la brutalité évoquée s'enjolivait de sourires suaves.

     

    Raï, tout comme Arsana Pasek en 1971, avait plutôt  la nostalgie du temps où des Balinais riches s'étaient mis à partager leurs terres avec ceux qui n'en avaient pas. L'île de Bali avait été alors gouvernée par un général communiste et un sacrifice humain qui devait avoir lieu tous les cent ans à Besakih dans le temple central de Bali avait été aboli, et le volcan Gunung Agung s'était réveillé, faisant de gros dégâts que les superstitieux prirent pour une punition Divine. Les militaires, qui déjà bloquaient les navires loin du port pour créer des pénuries, commencèrent un massacre général non seulement des communistes mais de toute personne, même noble dont il s'agissait de spolier les biens afin de fonder le capitalisme indonésien moderne, au profit de leur caste. C'est cette modernité qu'ils faisaient désormais plébisciter, dans d'immenses rassemblements où des multitudes d' enfants, juchés sur les épaules des adultes, vociféraient en grandissant les bras dans le même élan d'enthousiasme décervelé que les saluts nazis.

     

    Bref ce matin-là je descendis dans le précipice vers les piscines naturelles que je ne connaissais que sous leur aspect idyllique, tout en pensant que toutes les rivières avaient été peu d'années auparavant encombrées des corps des massacrés. Une fois arrivé au fond je voulus explorer l'amont et l'aval du torrent. En amont je parvins rapidement à une cascade trop abrupte et glissante pour que je puisse continuer. En aval, je me faufilais d'abord dans un défilé étroit et profond où se mêlaient les fougères des deux bords, et où étaient parfois tendus de géantes toiles d'araignées sous lesquelles je passais, puis après quelques temps, je parvins à une clairière.

     

     De tous côtés des ruisseaux tombaient en cascades de très haut, les eaux cheminaient entre des arums géants et le soleil au zénith les faisaient scintiller. Il y avait, pas tout à fait au centre de la piscine naturelle, un rocher un peu plat où je me mis à danser en silence c'est-à-dire non pas pour accompagner une mélodie mais comme pour prendre la mesure de mon nouveau corps rayonnant. J'étais entraîné à évoluer sur des pierres glissantes à cause des micro algues mais je me souviens que celle-ci était sèche, ce qui n'empêche que ma danse était extrêmement ralentie car tournée à la fois vers l'intérieur et l'extérieur. Et soudain, dans les hauteurs, j'entendis un cri d'oiseau. Je voudrais ici citer quelques-unes des strophes que m'inspira l'illumination déchaînée infiniment par ce cri d'oiseau que j'entends encore, si particulier par sa résonance un peu rauque :

     

    Or un matin les fruits, les fleurs et les insectes entendirent

     

    un cri d'oiseau...

     

    Ce cri sonnait, multipliant ses échos

     

    Tel la clé chaude et colorée

     

    De toutes les créatures aux formes étranges et bigarrées...

     

     

     

    Celles qu'on voit bondir ou toujours immobiles

     

    Et toutes dans la forêt l'entendirent !

     

     

     

    Ce cri ne se répéta point, mais lancé une seule fois

     

    Il avait ému jusqu'aux paupières des rochers...

     

    Pourtant il n'appelait rien, il ne cherchait rien...

     

    Il décrivait l'arabesque lumineuse de ses entrailles...

     

     

     

    Ce cri, est-il même une araignée qui pourrait l'oublier ?

     

    Ce cri indompté pour dénuder le ciel...

     

    Dans sa couleur toutes les couleurs étaient pliées...

     

    Un cri pour donner à la terre des ailes !

     

     

     

    Et l'oiseau, l'oiseau du Paradis

     

    apparut.

     

    Son vol éparpillait des spirales de feu...

     

    Il tournoyait autour d'un de ces rocs

     

    Assaillis par les flots turbulents !

     

     

     

    Il allume un bûcher au-dessus de l'îlot

     

    minuscule au milieu du torrent...

     

     

     

    ( poème 4 de la section 1, de la Clé 6 du Théâtre catalytique des Oiseaux de Paradis, version de 2011, qui reprend des strophes publiées dès les années 80.)

     

     

     

    Toute ma vie fut transformée par cette illumination, ce feu où je me sentis consumé intégralement pour renaître. J'ai peint et dessiné plusieurs fois le souvenir que j'en ai gardé, et il suffit que je l'évoque en silence pour que les murs s'effacent et que je me retrouve astralement enveloppé de ces mêmes circonstances et dans la Présence qui s'y était déployée. C'est comme si cet oiseau avait placé sa conscience au centre d'un Paradis Divin et que tout l'univers était contenu dans son cri de façon radieuse et sensée. C'était comme si mon identité personnelle s'était abolie en lui, en Lui et que tout le paysage était dès lors perçu, et mon corps également sur la pierre, et les eaux ruisselantes, perçus du point de vue du Moi véritable du Cosmos, dont se nourrissent les corps mortels ou les formes passagères. 

     

    Chaque élément, feu, eau, air, terre, bois et toute présence n'avaient plus qu'une présence hiéroglyphique dans le livre de la création, par un Verbe doué de liberté infinie pour jouer la chorégraphie d'un théâtre instructif, ouvrant la perception limitée des sens physiques à la dimension supramentale.

     

     Dès lors mon Théâtre des oiseaux de Paradis, qui se construisait depuis les Pictographies et les gymnosophies m'apparaissait comme un mythe fondateur balisant rituellement l'accès à la libération individuelle de mon âme, et peut-être à celle d'un couple futur, voire de toute l'humanité, dans le contexte des temps nouveaux où mon incarnation était piégée. Pour le couple, c'était déjà mon but dans la vie que d'arriver à incarner l'amour de Radha et Krishna avec une compagne autant consacrée que moi. L'année suivante, Elisabeth allait finir par me rejoindre en Inde mais hélas, lorsque je l'amenais au cours de Kathak de Vijay Rao pour danser la Râs-Lîla de Krishna et des gopis, elle sussurait avoir l'impression de cheminer quotidiennement vers un bagne. Il m'en reste néammoins le souvenir d'une semence de bonheur partagé quelques temps, tout de même. Au début de ce texte on trouvera des photographies d'Elisabeth avec Vijay Rao, ainsi que de Krishna Rao, Chandrabaga Devi et Mahalingam, qui me sponsorisèrent pour le visa d'études :

     

     

     

     

     

     Je devais connaître des années de partage chorégraphique avec les épouses qui furent ensuite à leur tour aimantées par mon plan explicite de vie consciente en zone de grand air, ou avec mes élèves de Tahiti dans mes cours de théâtre qui avaient lieu sur la colline sauf s'il pleuvait, avant que l'inertie, les circonstances et d'autres priorités ne les saisissent. Car voilà, ce qui aura été au centre de mon existence peut certes susciter bien des collaborations, mais pas nécessairement dans le même esprit, ni avec la même intensité exclusive de collaboration. C'est comme vivre sur une île déserte de rêve, ça intéresse presque tout le monde pour des vacances, mais au delà fait craindre l'ennui. Les êtres humains veulent consommer un peu de tous les ''trips'', c'est leur façon de se cultiver, d'exister en nourrissant leurs aspirations contradictoires.

     

     Moi qui croyait que ma rencontre avec le Paradisier cosmique allait guérir l'humanité à travers un Poème géant chanté et dansé dans toutes les langues, je découvris qu'après quelques années il fallait supplier mes compagnes ne serait-ce pour m'accompagner à la plage ou dans les torrents, et éterniser ces instants par des photographies. Puis arrivait le jour où l'espace-temps du logis commun est régi par un règlement où il est impensable que je continue de peindre. Toute revendication n'est que le fait d'un ego monstrueux d'artiste, ''tout le monde'', c'est-à-dire les copines et la famille, sont unanimes : ''il ne faut pas se laisser piétiner, et ne l'écoute pas, c'est un écrivain, il va toujours te persuader de faire autre chose que ce qui est toi et que tu aimes''. 

     

    Bref, pour fuir la tyrannie et l'accusation d'être un tyran, il ne reste alors qu'à changer de vie, ou, si on a compris que ce sera encore pour recommencer la même histoire, fasciner, entraîner, puis lasser, déranger, parader en cas de nouveau succès puis voir brûler ce qui avait été adoré pour s'engager sans regards dans l'art de vivre bourgeois... Reste à trouver un petit coin de plage où éviter toute polémique, en restant conscient que même en les évitant, les humains ont besoin de boucs émissaires. Se taire et se faire invisible, pour ne pas accélérer les drames et quand même faire l'amour, le tout étant de ne pas dramatiser les mauvaises humeurs en attendant les bonnes. A quoi bon rugir, il n'y a là que la folie de l'humanité. Même lorsqu'il résoud cent fois mieux les questions matérielles, et en partage les fruits, tant qu'il donne la priorité à sa survie spirituelle, l'artiste travailleur est perçu comme un ego monstrueux dénigré ou adulé, et si son offrande est mal comprise, l'humanité grégaire ne voit même pas que c'est elle qui se marginalise par rapport à l'harmonie du monde. Aussi elle comprend mieux l'artiste souffreteux qui sublime sa fausse conscience placée dans les apparences.

     

     Peut-être que les poules et les coqs ont réduit l'usage de leurs ailes parce qu' elles n'avaient plus besoin de voler, elles connaissaient déjà ça suffisamment... Autant désormais passer à autre chose, changer de trip, et laisser les hauteurs du ciel aux paille-en-queue. Il y a un grand écart entre les aspirations spirituelles et les priorités matérielles de la plupart des gens dans leur vie quotidienne, même si à une certaine distance, je peux compter sur l'adhésion d'une multitude, où peut-être je vais pouvoir encore trouver quelques acheteurs de mes peintures, afin que soit simplifiée l'organisation de ma sadhana tellement individuelle...

     

     L'humanité paçu (pashou), semble certes unanime pour que l'éducation prenne en théorie le relais des idéaux de l'espèce, pourvu qu'en pratique ce qui soit prioritaires, ce soit l'adaptation aux rapports de force du contrat social. Celui-ci apparaît comme une fatalité subie, alors que dans la vie quotidienne des individus il y a une adhésion aux priorités qui l'ont déterminé, ce qui a fait dire que le bon sens est la chose la plus partagée du monde, au point qu'il en reste si peu à chacun. Dans la plupart des familles, même si on se réclame de telle ou telle culture (lire ''Quand les Afriques s'affrontent'' de Bisikisi, aux éditions L'Harmattan), la consécration radicale à un yoga artistique est perçue comme une sorte de fanatisme, qui porte malheur s'il cesse d'être rentable. C'est ainsi que Mette percevait la peinture de Paul Gauguin son époux, elle ne se serait pas laissé entraîner avec ses enfants dans la vie d'artiste de son époux lorsque de financier mécène collectionneur de tableaux il se transforma en peintre. Des foules de retraités se pressent dans le paquebot baptisé Gauguin pour des croisières en Polynésie, mais l'engouement pour les inspirés est généralement superficiel, un effet d'engouement pour ce qui est déjà consacré par les médias, et même alors le sens des œuvres ne l'interesse que comme un tatouage mental d'un reflet au sens appauvri. Plus d'un élève m'a demandé pourquoi Gauguin passait pour un si grand peintre alors qu'il semblait si peu photographique dans son dessin et ses couleurs. Chaque individu assume son identité comme un cocktail de références, les uns à des connaissances valorisées généralement pour leur prestige plus que pour leurs recettes, les autres à des mœurs et des convictions devenues instinctives et qui se définissent comme conscience.

     

    Pendant longtemps j'ai eu l'impression d'avoir reçu une mission à travers laquelle l'oracle du Théâtron fournissait des outils pour changer le cours de l'espèce humaine. Je l'imaginais dans toutes les langues devenir un nouveau pôle de référence, capable de faire signifier tous les héritages culturels. En fait si je pus animer le Théâtron dans les ateliers Théâtre d'un Lycée, c'est par la bienveillance de quelques frères de Ploërmel qui croyaient aux initiatives autonomes et la tolérance d'inspecteurs qui m'encouragèrent alors même qu'ils avaient été mandatés pour me saquer vu que je ne suivais pas les directives d'un programme ministériel, ce qu'aurait su faire un intriguant qui à Paris convoitait mon budget. N'est-il pas essentiel de faire rayonner le génie de Fassbinder, Feydeau et Koltes dans tous les Lycées de France et de Navarre, jusqu'à Papeete (Papéété) ?

     

    De mon côté la mission du théâtre catalytique des oiseaux de Paradis motiva tellement tous mes choix de vie sociale, qu'elle put être instrumentalisée comme un appât pour me piéger dans des promesses consciemment ou inconsciemment tricheuses. Certes j'obtins des succès et des soutiens superficiels auxquels je pouvais prétendre en raison de l'exotisme, du charme de belles élèves, ou des effets pédagogiques d'un système d'étude ludique mais qui incontestablement préparaît des jeunes à une habilité théâtrale et spirituelle dans les épreuves sociale. Cependant la ''nouvelle économie numérique'', comme si elle ne pouvait se penser autrement, tourne le plus souvent le dos aux usages catalytiques de la connaissance. Dans des émissions de télévision on parle plutôt  de révolution anthropologique du fait que la jeunesse ne s'intéresse plus à la mémoire mais devient capable de lire plusieurs écrans à la fois. Voilà ce que disent des intellectuels adoubés par les médias les plus puissants. 

     

     Ce que j'ai fini par appeler le Théâtron, tant on voulut le réduire à un plagiat personnel de chercheur sans patente, ne serait alors que le fossile d'une voie d'évolution abandonnée en chemin par l'humanité. En effet, c'est par la mémorisation que j'ai approfondi l'effet sur moi des dispositifs sémiotiques de catalyse de mon vécu quotidien. Pourrait-on pour autant assimiler mes pratiques à celle d'un ordinateur, ou d'un robot à qui on aurait appris à jouer plusieurs styles de danse et de musique et de danse, voire à les combiner ? Dans ce cas on estimerait l'androïde très savant, mais sans effet sur aucun vécu, tandis que le Théâtron, quoique faisant la synthèse sensée de plusieurs techniques de danse, n'est vu le plus souvent que comme un ersatz consacré par aucune patente séculaire. Les chercheurs et leur public préfèrent se pencher sur l'élucidation d'énigmes culturelles et biologiques embrouillées par des millénaires de confusion, mais qui soit censée dévoiler un jour toujours différé le sens de la destinée humaine.

     

     Cerné par les problèmes de visa soit pour moi soit mes épouses successives, j'ai pensé un temps implorer le statut d'espèce protégée aux îles Galapagos. Mais bien sûr, les opportunités que j'y découvris étaient une fois de plus enveloppées dans une course d'obstacles administratifs sans fin. Je ne pouvais pas perpétuellement solliciter des concours pour obtenir des droits humains officiellement garantis en théorie sur toute la planète, et finalement il était plus logique que ce soit en Polynésie que je ne sente pas ma différence érémitique sans cesse menacée. 

     

     Je ne dis pas que les Polynésiens soient une race parfaite d'homo sapiens, mais que le réflexe pluriculturel y est naturel, la même personne pouvant se sentir un acteur de la culture maohi, de la culture chinoise et de la culture française sans que sa conscience humaine se perçoive comme divisée comme chez les sophistes identitaires de tous bords qui, certes, existent aussi dans ces îles, mais de façon tellement moins virulente et obsessionnelle, car eux-mêmes sont presque toujours un peu issus de métissages culturels depuis des générations et le reconnaissent mieux qu'ailleurs. 

     

     Je dirai aussi que l'androïde savant à qui on aurait inculqué des compositions dans plusieurs techniques de danse ne serait au plus qu'un outil de démonstration physique, alors que la dimension catalytique consiste avant tout dans l'adaptation d'un style à des singularités corporelles, et que c'est avant tout une attitude subtile par rapport au sens d'une pratique. Mais bien sûr, pour la majorité des consommateurs, un robot produit moins d'erreurs dans l'exécution d'une fugue que ne le pourraient les membres d'un orchestre. L'humain lui-même et ses connaissances sont désormais perçus sur le modèle de la machine et de ce fait de plus en plus de consciences individuelles peuvent engourdir leurs fonctions mnémotechniques puisque l'usage qu'elles en font est celui d'une machine stockant des données. Il est évident qu'une machine répétant mille fois les chants du Phénix ne produira pas l'approfondissement de la conscience d'un étudiant qui les a appris par cœur mais qui les approfondit et les improvise de façon catalytique pendant des décennies.

     

    Je me suis organisé pour survivre comme un pihiti, oiseau en voie de disparition, à l'écart autant que possible des prédateurs. J'ai rencontré plusieurs admirateurs de mes œuvres d'adolescence qui ont été déçus des ''égarements '' qui suivirent. Pour l'un d'eux, j'étais passé du statut de héros à celui de zéro, ce qui me fit beaucoup rire, vu qu'il était enlisé dans la promotion de son art pashou en quête prioritaire d'audimat, sans même y parvenir. Des ignorants, du haut de leurs chasses gardées, m'ont fait la réputation d'un apatride culturel,un coucou amateur qui se reproduit illégitimement dans le nid d'autres cultures et mauvais traducteur de cultures millénaires que le moindre pêcheur tamil connaissait mieux que moi. Comment leur expliquer que j'avais vécu dans un village tamoul de pêcheurs où l'unanimité était quasi totale pour faire fuir à coups de pierre un yogui lui même tamoul à qui l'ashram d'Aurobindo avaient accordé un peu de terre pour y méditer avec sa vache et en cultivant ? J'ai même essuyé les sarcasmes d'un soi-disant trotzkyste prétendant que même en cent ans d'études je ne pourrais hériter d'un millième de la spiritualité des pêcheurs ci-dessus mentionnés, qui en étaient imprégnés depuis cinq mille ans. La perversité de bien de mes contemporains peut expliquer que j'ai préféré qualifier de catalytique mon yoga et que je préfère écrire certains témoignages en tifinagh, pour éviter d'être accusé de calomnie ou d'être davantage sali.

     

     Au moins le Théâtre catalytique des oiseaux de Paradis devint un refuge constant et efficient de ma conscience face à l'adversité, un refuge fourni par ses équations rythmiques, symboliques, émotionnelles, métaphysiques. Je le qualifie de catalytique parce que capable de me ressusciter même et peut-être un jour de me dissoudre complètement lumineux à l'abri des regards, ou surtout à l'abri du regard, puisqu'en fait les engouements qu'il suscite ne peuvent être qu'éphémères, tant les attentes réelles des gens ne sont pas des efforts pour s'émanciper de leurs identités karmiques, mais dans la jubilation narcissique de ce qu'ils sont déjà, et là forcément la réalité du Théâtron porte ombrage aux chasseurs patentés de paradisiers.

     

     Finalement j'ai été aimanté par une vie d'ermite, et ai pu y accéder dans la mesure de mes possibilités matérielles et stratégiques, ne promouvant que discrètement mon travail, dans la lignée de mes instructeurs et en toute sincérité, sans publicité trompeuse car rien ne s'obtient par la simple lecture d'un témoignage spirituel si la consécration manque ou est trop partielle, velléitaire quoiqu'ostentatoire. En Inde, mon maître Sri Kothandaraman commença son premier cours en me faisant écrire qu'il y a deux sortes de musique, celle qu'on entend à l'extérieur et celle qu'on entend à l'intérieur : anahata et ahata. Tout l'univers dérivait du son Aum, et apprendre la musique c'était développer l'Ecoute. Ses derniers mots, lorsqu'il dut reprendre sa vie de musicien itinérant, le Conservatoire de Pondichéry ayant mis fin à ses cours insuffisamment rentables vu qu'ils n'étaient fréquentés que par un prêtre et moi et un camarade qui accompagna un temps mes chorégraphies de Râs-Lîla à Auroville et Serenity School. Par contre les cours de vina dans la salle voisine attiraient de nombreuses jeunes filles. Les dernieres paroles de Sri Kothandaraman lorsque nous nous séparâmes furent : ''Next meeting, God !''. Je compris qu'à travers les mélodies qu'il m'avait enseignées nous pourrions toujours communiquer car elles étaient presque toutes des hymnes d'immersion dans la présence Divine. Au début de ce texte on trouvera une photographie avec Sri Kothandaraman .

     

     On a pris coutume en France au siècle dernier d'opposer référence au Divin et esprit critique (excepté pour le soi-disant divin marquis). Dans la mesure où le yoga n'est pas une simple gymnastique physique comme cela est souvent le cas en Europe, ou une sorte de messe méditative intérieure à travers quelques mantras monocordes, comme souvent en Inde, mais une conquête, une analyse, une maîtrise des mouvements du mental, l'esprit critique y est au contraire développé au plus haut point. Patanjali se réfère à l'argument d'autorité, ce qui exclut l'esprit critique, mais il en est de ses aphorismes comme de la Bible ou du Coran modifiés au fil des sciècles. Et quand Sri Yukteshwar, dans ''la science sacrée'' demande de rejeter l'esprit critique, c'est à mon avis une erreur de traduction, il veut parler de cet esprit de critique systématique totalement contraire à la réceptivité.

     

    Dans le Ramayana, après qu'Hanoman a délivré Sita, son époux Rama la répudie parce que son peuple la soupçonne d'avoir été salie par Rawana. Comment accepter que Rama puisse être présenté comme un avatar Divin s'il a vraiment eu ce comportement ? Il faut admettre que les mythes hindous, et même les Upanishads, ont été également revus et corrigés par une succession de patentés s'adaptant aux mœurs de leur temps par démagogie, ou d'autres automatismes mentaux de leur temps. Lorsque je vivais en Inde du Sud, il y existait même des cultes de Rawana, des Rawana-lîla, pour perpétuer les anciennes acrimonies entre dravidiens et aryens que Sri Agastyar avait tenté d'apaiser. Moïse est dit avoir d'abord été abandonné dans un vaisseau colmaté avec du bitume. Or il n'existait pas de bitume en Egypte, cette légende est du copié /collé de la mythologie mésopotamienne, et il n'y a aucune trace de Moïse dans les archives pharaoniques gravées de façon exhaustives sur la pierre.

     

     De même, il n'existe aucune trace historique de Jésus de Nazareth, mais des traces de nombreux prophètes crucifiés restés dans les annales, comme Menahem, dont se sont peut-être inspirés Saint Paul ou les auteurs des très nombreux évangiles peut-être issus d'un seul, afin de créer un personnage symbolique dont la naissance est décalquée de la naissance de Krishna, Hérode remplaçant Kamsa. Hérode était décédé quelques années avant l'an zéro supposé marquer la naissance de Jésus. Certes il n'est pas impossible que l'histoire spécifique de Jésus ait été jugée sans intérêt ou trop dangereuse, ce qui expliquerait que sa crucifixion ne soit pas mentionnée dans les archives sauf a posteriori. En fait ce qui est important n'est pas tant le récit invérifiable, ou dont on sait qu'il fut proclamé tardivement comme la virginité de Marie, mais le concept même de Christ, qui suggère la présence possible des vertus Divines chez des humains.

     

     Lorsque j'étudiais le Bharat-Natyam, j'étais quelque peu inquiet de l'état de mes genoux, surtout que ceux de mon premier maître de cet art, Krishna Rao, avouait-il, étaient esquintés, même s'il pouvait encore se lever pour me montrer en détail une nouvelle séquence par jour. Mais ce qui m'impressionnait chez lui, c'était l'analyse arithmétique des rythmes, et je vis ensuite que ce type d'analyse se poursuivait chez mon maître de mridangam, Sri Ramachandran. Les talas, rythmes se développaient selon des équivalences arithmétiques, incluant des triolets, quintolets, septolets, et dans le ressenti la concentration sur ces calculs ouvraient un accès aux rythmes cosmiques, lesquels fournissaient alors une énergie et permettaient de prendre une distance avec l'incarnation. Avant de commencer les cours Krishna Rao me plaça devant la photo de son maître décédé, et me dit qu'il était un modèle pour me construire une meilleure personnalité et que l'enseignement dissoudrait mon ancienne identité karmique.

     

     Le traitement du rythme à Bali ne constituait pas seulement en des calculs, quoique plusieurs membres des gamelans comptaient pour les autres, notamment le frappeur de gong parfois jusqu'à 64. Pour accompagner certaines danses keras, tout l'orchestre s'adaptait au tempo du danseur, qui accélérait, ralentissait, et le jeu syncopé initié par les deux tambours mâle et femelle qui dirigeaient l'orchestre accentuaient l'énergie de mouvement perpétuel déjà provoqué par la fluidité des relais corporel de l'igel Bali. C'est comme si la danse enseignée par Roger Ribes fournissait une énergie d'expansion par un système de relais corporels tournés vers l'extérieur, tandis que la danse balinaise, par un autre système de relais, fournissait une énergie tournée vers le dedans. Bien sûr, dans mes improvisations et créations, j'étais tenté de combiner les deux. Par contre, les mouvements de Bharata Natyam, et encore plus lorsqu'ils étaient exécutés de façon tandava, masculine, semblaient des constructions géométriques obtenues par l'effort intellectuel, tout comme bien des mouvements de la danse classique européenne. 

     

    Quant à la danse tahitienne, elle me parut ensuite tout en fluidité pour les femmes et toute en force pour les hommes, et cette distinction était caractéristique du genre sexuel, sauf que les rérés (hommes se sentant femmes) étaient des hommes acceptés dans le groupe des femmes, avec des noms féminins et pouvant même les diriger. Ce qui me surprit en Afrique, c'est que ce qui était à Tahiti mouvements de base pour les techniques soit masculines soit féminines était encouragés aussi bien pour les hommes que pour les femmes, sans pour autant donner l'impression d'être gay ou lesbienne. Surtout que ces identités étaient en Afrique presqu'unanimement perçues comme délictueuses, punissables par les lois comme des offenses à Dieu, tandis qu'en Polynésie plus d'un réré assume un rôle bénévole actif dans les églises sans être ostracisé. 

     

     Toutes ces remarques sont là pour suggérer que les styles de danse sont difficilement compréhensibles avec seulement des mots, ou du point de vue spectateur. Leur pratique comparative permet par contre de déblayer tout un champ de possibilités de catalyses personnelles, de sorte à pouvoir exister au delà des déterminations socio-culturelles de l'identité. Ainsi ce que j'appelle danse catalytique est toute danse dont l'exécution ne soit pas prioritairement motivée par la séduction sexuelle ou la parade identitaire ou académique voire d'autres motivations mondaines, mais où le corps soit pensé par chaque geste dans un rapport à l'harmonie cosmique et au souffle, et devienne un des outils d'un art de vivre. Cette vocation pédagogique explique l'extrême lenteur des styles anciens de Bali ou du Japon, qui proposent au spectateur, même s'il faut les desenchâsser de carcans académiques, des ambiances propices à des méditations, et non des catharsis réduites à des défoulements. 

     

    Les médias visuels sont inondés de danse paçu (pashou) non catalytique combinant pathos et virtuosité acrobatique. Il s'agit d'éblouir et de participer à l'illusionnisme des hiérarchies dominantes de ce temps, même en usant prématurément ses articulations avant de prendre tôt une retraite de sportif. Il y a une certaine unanimité à la télévision pour qualifier ces productions artistiques de poétiques, et Internet est également inondé de poésie pashou. Aussi il n'est pas vain d'affirmer la différence des modes catalytiques de pensée et de production artistique. Il ne s'agit pas tant de style, ni même de système conceptuel car la plupart des styles et systèmes conceptuels peuvent être vécus de façon catalytique, ni même d'une distinction entre références religieuses et fête profane, car une œuvre d'art commandé dans des buts de propagande religieuse peut ne faire qu'envelopper l'aspiration sacrée d'une identité profane, et par ailleurs une musique ou une peinture sans référence à quelque religion que ce soit peut fournir un accès à des vertus qui, de mon point de vue, relèvent du sacré.

     

    En retournant à Bali en 1974, je m'étais muni d'un mon billet aller-retour car je n'avais pas abandonné mes études à Paris, j'étais en même temps inscrit en maîtrise pour une recherche titrée ''Peinture et poésie'' et titulaire d'une bourse. je devais ensuite m'inscrire en doctorat pour une thèse titrée ''Animations corporelles à supports mythiques, rythmiques et institutionnels en Inde et en Indonésie''. André Veinstein, mon patron de thèse fit remplacer le mot ''institutionnel'' par ''rituel'' et cette thèse obtint une mention tres bien fin 1977. Après que lors de la soutenance j'ai présenté un large extrait de la danse catalytique de mon Théâtron ainsi que des danses indiennes et balinaises, André Veinstein me proposa de prendre la place de Roger. Celui-ci, vacataire du département Théâtre avait quitté Paris pour Venise, et on m'informa que son argent pour les cours à l'Université était enfin arrivé, mais on ne savait plus où lui-même se trouvait. Ce fut moi qui pus remettre l'administration sur sa trace et en le contactant, je pus le retrouver à Marseille. A Paris, je rendis visite à Aragon et après avoir les fauteuils de son salon je lui montrais un peu de mon Théâtron, c'était la dernière fois que je le revis vivant, et quoiqu'il insistât pour me faciliter sa présentation sur la scène parisienne par le truchement de son ami Cardin qui avait ouvert une scène théâtrale, je repris l'avion qui était programmé pour le lendemain pour rejoindre en Inde Christine, mes élèves et les cours d'Anuben Purani. 

    Au début de ce texte on trouvera des photographies  dela Râs-Lîla à Serenity School, dont j'étais responsable, avec Jannagah, Chinnapen, Satyvel, Arumungan, Ambu, Christine, Gérard Chibleur, Kilaka, Soleiman Iqbal :

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La voie du Théâtre catalytique des oiseaux de Paradis et ses aides-mémoire

     

     

     

    ''Dans cet univers où chaque espèce

     

    cherche sa liberté dans la prison de sa chair 

     

    et l'espace matériel qui l'entoure 

     

    brillent des millions d'astres immenses ou minuscules...

     

    Leurs feux sont si lointains qu'ils éclairent à peine 

     

    les âmes enchaînées à trop de convoitise...

     

    Seul est brûlant pour elles le soleil dont elles se plaignent 

     

    mais pour dissiper toute frustration et impatience mortelle

     

    il y a aussi les étincelles du dedans...

     

    Que leurs échos pétillent à chaque coin de nos regards 

     

    et dansent en chaque atome de nos os !

     

     

     

    Il est donc accessible le Phénix qui renaît de ses cendres

     

    Lui dans lequel nous pouvons nous absenter

     

    des musiques d'hypnose et des paroles au sens grimé

     

    lancées de toute part en tourbillons

     

    pour capturer nos rêves, nos pensées et même le destin de nos corps...

     

     

     

    Or voilà que la grenouille qui a pris la couleur de l'herbe

     

    pour se protéger des regards, elle s'est mirée dans la mare

     

    et s'est trouvée les yeux énormes comme des pustules...

     

    Aucune fleur de terre ou d'eau ne peut convaincre cette grenouille-là

     

    de s'admirer quoique moi je la trouve belle...

     

     

     

    Son songe obsessionnel est de s'ensemencer dans des formes nouvelles,

     

    elle même le sait mais comment réaliser cette vie plus consciente 

     

    Elle veut être une femme et se construit dans son théâtre

     

    de véridicité et d'illusion étroitement accouplées...

     

     

     

    Etre femme ou homme qu'est-ce au juste, c'est si simple 

     

    ou tellement difficile pour les femmes et les hommes 

     

    et si c'est un rêve attention aux culs-de-sacs de la biologie planétaire

     

    car la magie indispensable du rythme ne suffit peut-être pas

     

    à abolir la mort par plus ou moins de pesanteur...

     

     

     

    Il faut tourner le dos à la parade devant ceux qui dénigrent ou flattent

     

    et bondir dans le feu qui brûle le destin à jamais

     

    et là elle s'imprègnera des couleurs de l'âme indestructible

     

    et les espérances de la conscience individuelle en mutation seront contagieuses...

     

     

     

    La grenouille a plongé dans le feu qui l'a absorbé

     

    à moins qu'elle n'ait absorbé les flammes car elles semblent éteintes

     

    Seule est présente Galatée et l'oiseau Taaroa savoure sa tentative du regard :

     

     une femme debout sur la pierre maintenant tiède et bientôt froide 

     

    au milieu du torrent de la Création galactique

     

     

     

    L'oiseau lui dit : ''Ton nom sera Nanihi...

     

    rejoins un peu ton nom, ton idéal de perfection,

     

     sois l'infini dans le fini, préfère en toi ce qui ne meurt jamais 

     

    ou au moins tente d'être ce que tu as commencé à paraître...''

     

     

     

    Et Nanihi veut se donner toute entière à l'Oiseau,

     

    âme du monde, et à sa flamme...

     

    Elle espère être guidée dans ce nouveau plan d'existence

     

    où sa mémoire de grenouille a déjà tendance à s'effacer,

     

    quoiqu'elle soit encore porteuse de bras et de jambes

     

    et d'estomac, de sexe, d'oreilles et de bouche !

     

    Elle désire la félicité en dépit de l'ignorance de tant de langues.

     

     

     

    En fait chaque créature a ses repères à peine déchiffrables du dehors 

     

    et d'elle-même que sait la femme, enfant de l'Air et de la Terre

     

    avec la double face des ruisseaux et des incendies

     

     sinon le ricochet d'un rêve de fécondité et le miroir de ses actes ?

     

     

     

    Alors puisque l'oiseau de Paradis l'a exaucée, 

     

    et qu'elle n'est plus grenouille mais femmes aux bonds infimes

     

    et que Taaroa aux millions d'ailes, d'yeux et d'oreilles

     

     porte en lui-même une aura de bonheur perpétuel 

     

    Nanihi souhaite seulement rester près de lui

     

    elle veut le suivre, mais le pourrait-elle complètement...

     

     

     

    Il est partout tellement proche et tellement lointain

     

    selon la conscience et la forme de chacun, 

     

    et il y aura même des bouches pour appeler enfer

     

     l'Eden de la vie nue de Nanihi à peine créée !

     

     

     

    L'oiseau caché resplendit pour les regards qui l'aiment,

     

    il peut nous pénétrer dans la prière, les baisers, les poèmes

     

    le sexe et les arts, et les véritables révolutions

     

    celles qui sont vigilantes pour ce qui est de la justice cosmique

     

    de sorte à effacer les souffrances

     

    et souffler l'harmonie dans la gestion des corps animaux 

     

    où tant d'esprits ont pris refuge passagers en se multipliant

     

    à moitié clairvoyants, à moitié aveugles sur cette planète, et souvent oublieux...

     

     

     

    L'oiseau du Paradis est toujours au centre, il est le Soi du monde

     

    et il suggère à Nanihi de suivre le torrent

     

    jusqu'au lac où elle recevra la leçon de l'eau 

     

    et là elle fera la rencontre de l'homme épris de ses mamelles

     

    elle s'est déjà mise à en rêver...

     

    cette pénétration onirique ne lui suffit pas, 

     

    il lui faut celle de la chair

     

    quoiqu'elle ignore encore pourquoi

     

    ce désir en elle semble programmé...

     

    Encore faut-il que la conscience dans l'Amour

     

    ait la patience de forger les outils du Jardinage''

     

     

     

    (extrait de la clé 91 du Théâtron, et au début de ce texte on trouvera une photographie de l'Eden Duo à Aureille en 1984, et del'Eden Duo à Aurobeach en 1977 , tout près de là où furent édifiés plus tard les bâtiments de la communauté d'Auroville appellée Quiet, avec la plage telle qu'elle fut longtemps avant le tsunami de 2004, entre Tanthirayankuppam et Chinnamudaliarchavadi) ) 

     

     

    Je vais décrire les épisodes de mon Théâtron et j'insisterai encore sur le fait qu'on ne peut le réduire à un texte linguistique. Il s'agit plutôt  d'une orchestration de réflexes physiques, émotionnels ou mentaux pour faciliter la perception du supramental, par une prise de distance face aux péripéties de l'histoire humaine réduite à des archétypes. Comme il pourrait exister d'autres formes de théâtre catalytique, j'ai trouvé pratique de nommer Théâtron celui que je laisse en héritage.

     

     Ce théâtre ne s'inscrit pas dans les critères de productivité de l'industrie culturelle pour laquelle une succession sans fin de produits sont garants de la professionnalité de l'artiste, même s'il ne s'agit que d'un chaos de fantasmes successifs avec toutes sortes de justifications ostentatoires.

     

     Il s'agit plutôt  d'un dispositif sur plusieurs plans de la conscience, que j'ai sans cesse voulu perfectionner au fur et à mesure que je l'appliquais à diverses situations de mon vécu. Il s'agit de la formulation d'une équation pour faciliter l'accouchement de son inconnue. Cette inconnue est une langue supramentale ne pouvant être réduite aux codes linguistiques. Néammoins au départ la conception du supramental ne peut relever que de la fiction pour le pratiquant. Ce n'est qu'au fil des expérimentations du Théâtron, parce qu'elles préparent des réflexes, que le supramental commence à être accueilli en tant que rayonnement dont on déchiffre le sens selon les paramètres de notre mental. 

     

    La sacralisation ostentatoire du Théâtron ne peut être en soi une panacée car comme dans tous les domaines il est possible de progresser dans des connaissances sans pour autant renoncer à des addictions contradictoires, et celles-ci peuvent dominer longtemps en pratique la vie quotidienne du pratiquant. Ça ne veut pas dire que le Théâtron s'oppose aux œuvres de bienfaisance superficielle entreprises par des chrétiens, des hindous ou d'autres. Il peut être pratiqué, comme toute pratique artistique, dans toutes les communautés intellectuelles, et donc par des membres de ces communautés, comme le seraient des expériences chimiques, mais là il s'agit plutôt  d'expérimenter une alchimie transmutative de l'espèce. En effet quoique l'esprit de tolérance et d'écoute soit à généraliser et permette un climat de paix, la créature animale qu'est l'homme ne peut évoluer de façon subite lorsqu'elle passe de certitudes enracinées dans ses mœurs à des tâtonnements de connaissance consciente engagée dans une recherche perpétuelle en expansion.

     

     

    Les épisodes du Théâtron ne relèvent pas d'un simple conte fantastique avec des situations dépourvues de sens pédagogique, comme tant de légendes qui s'éclaireraient davantage par la théorie psychanalytique. Enfin, je dirais que la première étape pour comprendre réellement ce dispositif catalytique de ce théâtre, c'est d'en chanter par cœur les textes, et de progressivement s'accompagner soi-même d'une danse, tout en consultant de préférence les vidéos où ma danse est la plus complète (clé 97). Mais avant toute tentative d'imitation, il est mieux de construire soi-même un chant et une danse en écho au texte appris. Sinon la mémorisation risquera d'être caricaturale, purement formelle. Les exemples variés de chant et de danse que j'ai fournis au fil du temps ne doivent pas juste être plaqués sur le souffle du pratiquant, mais accueillis comme stimulants de dépannage au fil de la compréhension du Théâtron, comme dans un jeu fait d'exercices. A côté de cette œuvre centrale à laquelle j'ai consacré cette incarnation, j'ai bien sûr produit une foule de textes et de poèmes qui ont un rapport proche ou lointain avec le Théâtron et qui peuvent éclairer cette compréhension. On consultera aussi les centaines de vidéos que j'ai publiées sur YouTube.

     

     Le Théâtre des oiseaux de Paradis se présente comme un voyage initiatique sur plusieurs planètes symboliques. Le terme ''voyage initiatique'' est hélas utilisé désormais pour toutes sortes de récits qui ne font que procurer des stimuli à l'imagination du lecteur qui partage superficiellement des données sur ce voyage pendant les quelques heures de sa vie que durent sa lecture ou relecture de quelques livres. Aussi, pour écrire ce chapitre, je dois visualiser un lecteur ou une lectrice qui seraient susceptibles de s'engager pour la vie dans l'apprentissage de ce théâtre dansé et chanté et souhaiteraient le faire rayonner, sans que cela les empêche d'exercer d'autres activités.

     

     Il s'agit d'une voie qui peut être pratiquée à tout âge, car la danse catalytique, plus qu'un style de danse, est une façon catalytique d'aborder tout langage gestuel. Donc en fait, la base est le corps du pratiquant tel qu'il est au moment de sa prise de conscience mentale pour s'engager sur cette voie. Il doit en premier lieu éveiller l'énergie, donc transformer le consensus d'inertie de son identité quotidienne. Ce point de départ est possible même dans un appartement citadin, si l'on commence par aménager un espace sans meuble, de préférence ouvert sur la lumière, le ciel. Néammoins il sera beaucoup plus difficile pour le pratiquant de trouver l'endurance nécesssaire pour progresser s'il ne fait pas le projet de réorganiser sa vie dans un écosystème davantage chargé de prana, dans des lieux de grand air comme ceux évoqués dans le conte, près de la mer, de rivières, dans la campagne ou dans la montagne.

     

     En général ce qui motive les danseurs à travailler en ville, c'est la perspective d'intégration aux scènes urbaines. L'ambition d'être reconnu comme un artiste professionnel est à la base de l'énergie dépensée pour y parvenir. Je ne dis pas qu'il ne faille pas fréquenter les cours de danse de styles variés qui sont accessibles dans les grandes cités quand on y a programmé son existence. Au contraire, il est intéressant de pratiquer toutes sortes de gymnastiques, de danses et d'arts martiaux, mais sans se laisser hypnotiser par les perspectives de reconnaissance publique dans la compétition culturelle de la termitière humaine. 

     

     L'énergie que procure le désir de gloire n'est qu'un reflet du prana fourni par la vie cosmique. Pour comprendre le Théâtron, il vaut mieux vivre dans l'amitié et l'écoute des arbres, des fleurs, des papillons, car en fait sa logique de vie est dans le prolongement de ce type d'écosystème, celui des villes étant davantage pollué, donc mortifère, ce qui fait que l'exploration de la nature se réduit presque aux combinaisons sexuelles expérimentables. Les conditions idéales pour expérimenter en pratique les perspectives d'évolution humaine du Théâtron nécessitent le grand air et si possible un lieu proche d'eaux non stagnantes, aux émanations fortifiantes, avec des vibrations des cinq éléments : le feu (la lumière naturelle ), la terre avec une irrigation de végétation (eau), une brise, et un cœur plein d'amour. 

     

     Il est donc préférable de commencer par apprendre par cœur le texte, en version courte ou en version longue, dans la langue de son choix. Eventuellement en traduisant le poème écrit dans une langue où je ne l'aurai pas fait. Si j'ai publié un grand nombre de versions sur Internet, ce n'est pas seulement pour améliorer le Théâtron, mais souvent ce fut plutôt  pour l'adapter aux capacités d'écoute et de pratique de mes élèves, pour qu'ils se sentent capables de s'y exercer selon leurs possibilités et leur culture, tout en indiquant qu'il reste possible de découvrir le dispositif tel que je l'ai conçu de façon optimale. Bien évidemment, on ne peut trouver dans les vidéos où je danse en solo les suggestions pour une interprétation collective autant que dans les vidéos de groupe, même si dans le détail les gestuelles sont appauvries quoique développées par rapport aux miennes.

     

     L'important est donc de progresser de façon ludique, tout en sachant que l'on pourra se perfectionner toute sa vie dans cette voie. Donc autant, au début, improviser un chant sur les textes selon nos propres jubilations musicales de départ. Pour les personnes déjà engagées dans une démarche yoguique ou dans la pratique de ragas, il peut être plus intéressant de commencer la mémorisation par l'épisode final, à savoir les chants du Phénix, car ces chants proposent des thèmes de méditation sur les vertus nécessaires pour transformer l'ensemble des aspects de la vie quotidienne, et cette méditation peut s'appuyer sur des couleurs, des rythmes, des notes dominantes. Les chants du Phénix éclaireront alors le conte philosophique qui les précède.

     

     Par contre, pour d'autres personnes, ce sont les épisodes initiaux qui éclaireront les chants du Phénix. Si on a affaire à un groupe ayant pratiqué déjà du ballet classique ou des danses traditionnelles, on commencera par le début, mais pour certains groupes d'adolescents, il est préférable de commencer par l'arrivée d'Hoani sur la planète Terre. Hoani ensuite raconte les premiers épisodes, avant que les chants du Phénix soient interprétés, s'ils le sont en public. Car ils peuvent juste être expérimentés en privé. En fait, jamais aucun de mes élèves ne les a interprétés en public, seulement moi. On consultera les vidéos de la clé 45 et de la clé 93, mais les chants du Phénix sont certainement la partie où l'interprétation personnelle du pratiquant aura le plus de difficulté à trouver son énergie par l'imitation, chaque pratiquant sera mieux inspiré de se ressourcer dans sa compréhension progressive du sens. Par contre, pour le travail des épisodes avec des masques, on consultera la clé 92, et l'imitation sera d'une grande aide.

     

     La plupart des livres de méditation sont généralement des travaux réalisés par des personnes aux connaissances très partielles, mais qui se sont ruées vers un objectif de reconnaissance professionnelle. J'ai connu même de très près ce genre de personnes qui n'attend pas une vie d'expérience pour exercer dans ce créneau d'activité. Il peut s'agir de personnes très douées et capables de transmettre de bons conseils aux pratiquants en quête d'une plus grande sérénité pour s'adapter aux stress de la vie sociale mais sans en contester les priorités pour elles-mêmes. Par analogie je dirais qu'une professionnelle de l'amour n'est pas forcément la mieux placée pour transmettre l'amour, même si une call-girl saura mieux qu'une prostituée sans finesse satisfaire la sexualité de ses clients.

     

      J'ai vécu à une époque avec une enseignante internationale de yoga dont le manuel inspirait d'autant plus l'autorité qu'il était illustré de ses formes avenantes en collant et avait sélectionné les exercices les plus basiques donc plus accessibles, en reprenant les plus démagogiques des propositions spirituelles des anciens textes. Il existe une foule d'ouvrages combinant des exercices de bon sens à des superstitions variées, qui présentent les notions comme le karma et les responsabilités individuelles de façon caricaturale ou sectaire, mais c'est emballé dans des ambiances de magazines de mode qui donnent l'illusion d'une convivialité et d'une pratique de connaissance alors qu'il s'agit seulement d'enjoliver les mœurs. De tels ouvrages fournissent néammoins des pistes valides, mais, à moins de pratiquer la méditation pour optimiser sa vie mondaine ou commerciale, on n'y trouvera pas des antidotes adaptés à l'ensemble des activités que l'on doit assumer dans la civilisation capitaliste actuelle. 

     

     Par contre, le simple fait d'approfondir en boucle le sens des strophes mémorisées des 27 chants du Phénix visualisés avec leurs couleurs, cela peut être pratiqué même sur le trajet de travail, et fournir des intuitions aussi bien pour ne pas être mis en échec chronique par la société de contrôle que pour s'insulariser à son écart de plus en plus, en construisant peu à peu un espace-temps où l'on commence à entrevoir un saut évolutif de l'espèce humaine hors du piège qu'elle s'est organisé. Evidemment les progrès individuels dans ce type de méditation peuvent commencer à n'apparaître qu'après des centaines de fois où on aura pratiqué ce cycle. Pour ce qui est des progrès de l'ensemble de la société, il est possible que même à l'échelle géologique, ils n'aient pas lieu et que l'humanité s'enfonce dans une impasse comme les dinosaures.

     

     Le fait de commencer la pratique du Théâtron par le troisième épisode, sur la planète Terre, dans des animations avec des adolescents dans le cadre d'un atelier scolaire, repose sur les rapports de la fiction avec l'actualité de l'Histoire au présent. Ce qui s'affiche dans les informations télévisées, c'est un monde en proie au chaos, à la guerre, à la tromperie, pendant que l'on essaie de faire des jeunes, à travers leur instruction humaniste, des délégués en quête d'une société planétaire plus juste et harmonieuse. On attribuera le rôle d'Hoani à l'élève la plus motivée, ou le professeur l'assumera. Les rôles seront réécrits au masculin ou au féminin selon que ceux qui les jouent soient filles ou garçons. On s'adaptera aux orientations esthétiques des adolescents. Cela m'est arrivé de laisser jouer ce théâtre en rap. Je ne connais personne qui puisse adhérer directement à ma façon actuelle de vivre ce théâtre, et il peut falloir à des élèves des années de pratique où ils restent motivés par des conceptions pashou du spectacle avant qu'ils puissent entrevoir la dimension catalytique du Théâtron. 

     

     Les sauts évolutifs de la conscience sont comparables à un serpent, une colonne vertébrale qui, avant même d'avoir développé des membres adéquats, doit sauter d'une branche à celle supérieure. Un tel entraînement ne peut se faire qu'après beaucoup de tentatives insatisfaisantes, suite à quoi on renonce peu à peu à ses addictions et conditionnements esthétiques par des prises de conscience successives rendues possibles par l'exploration tâtonnante du dispositif catalytique.

     

     On peut aussi se servir des épisodes comme d'arguments de ballets. Certes, cela appauvrit les gestuelles sur le plan catalytique, mais peut les enrichir selon les normes du spectacle pashou. Il n'est de catalyse que de l'identité pashou qui est presque toujours celle des pratiquants avant qu'ils entrevoient une transmutation authentique. Dans la clé 9, je danse un épisode du Théâtron sur la ''Grande Sonate ''de Giuliani, avec Stanciu à la flûte de Pan. Je n'ai pas classé cette vidéo parmi mes interprétations traditionnelles ni mes créations catalytiques mais parmi les travaux fusionnistes. L'esprit catalytique est comme un cheval de Troie susceptible de transmuter la relation des humains avec la culture, mais il ne fonctionne pas comme l'entrisme de missionnaires dans des partis politiques ou des institutions religieuses ou laïques mais par l'ouverture de perspectives à la conscience.

     

     Il est analogue à cette remarque du Bala yogui de Mummidivaram lorsque ses admirateurs envisageaient une conversion. En fait, il pointa du doigt qu'ils pouvaient simplement rester hindous ou chrétiens ou autres, mais de façon plus sensée. Ce qui est important, ce n'est pas d'accéder à un vocabulaire, mais de parvenir à un sens conscient avec celui qu'on a, même si on peut l'élargir. Sans cela religions et idéologies restent des prisons identitaires qui ne pensent que la caricature de ce qu'elles auraient pu penser. Comment les guerres de religions purent-elles être dépassées, sinon par un abandon des significations caricaturales par lesquelles elles s'affrontaient ?

     

     La fable du Théâtron commence sur la planète Santochan, sur l'ìle Aétoéraw, transcription dans une prononciation française de l'étymologie tahitienne A'eto'erau qui désigne un vent doux et agréable, en état d'esprit calme quoiqu'euphorique, et dans ce premier épisode un lieu de grand air où le bien-être est facile à obtenir, dans l'oubli de toute convoitise superflue. Si ce type d'environnement ne nous est pas accessible pour l'instant, on le visualisera intensément toujours plus au fil des répétitions. Il s'agit certes là d'une vision de Paradis, sauf que ce que les humains appellent paradis désigne parfois un tout autre environnement, notamment urbain, que je percevrais personnellement comme un enfer. 

     

     Disons que l'espace-temps de Santochan accordé à un écosystème qui n'est pas pollué, c'est pour moi la possibilté du Paradis terrestre. Mais dans notre fiction comme lors de mes pérégrinations, il fut vu que pour les habitants d'environnements analogues, cela n'allait pas de soi, il s'agissait plutôt  de ''trous du cul du monde'' où il ne se passait rien et où l'ennui sévissait. En effet, l'être humain a tendance à éprouver de l'insatisfaction même dans les circonstances les plus épanouissantes, ce qui est lié aux addictions de sa conscience, lorsque les reflets de la félicité dans les paramètres de l'incarnation sont préférés à son rayonnement cosmique. Aussi c'est sans éprouver la moindre culpabilité que certains baptiseront plutôt  Paradis un pique-nique avec un méchoui, et une succession de ce qu'ils appeleront des petits bonheurs, par opposition à l'état d' a'eto'erau qui pour eux relève d'une utopie d'autant plus irréalisable que leurs affinités instinctives sont ailleurs. 

     

     Cette île est couverte par une immense forêt. L'expression gestuelle en solo de cette forêt et de ses animaux est empruntée à un prologue de Kathakali. Pour un groupe, il sera possible d'utiliser les participants complètement débutants pour mimer la forêt par leurs bras ou en agitant des branches feuillues comme dans une brise. L'idéal est de jouer la scène dans une forêt ou sur une plage ombragée aux abords d'une forêt, car cela éveillera une communication avec les arbres dont l'identité sera un peu incorporée par le danseur par mimétisme.

     

     Après le passage d'un éléphant, un oiseau de Paradis allume un feu sur une pierre au milieu du torrent. Cet oiseau entre par un grand jeté de ballet et '' vole '' ensuite selon la technique de Roger, par exemple le pied le fait tourner par l'arrière en arabesque, selon sa méthode de l'élément moteur. Cette méthode consiste à lancer une partie du corps, pied, main, bassin ou tête, dans une certaine direction, le reste du corps est ensuite entraîné, ce qui donne de l'élan à d'autres parties pouvant devenir le nouvel élément moteur si le danseur y oriente l'énergie.

     

     Cet oiseau de Paradis est un Phénix, qui renaît régulièrement du feu qu'il allume pour se consumer, ce qui est la métaphore du chercheur appliqué à brûler son karma. Une grenouille l'aperçoit et exprime également le souhait de renaître sous la forme d'une femme, l'oiseau l'y encourage. Si nous sommes attachés à notre identité, comment pourrions-nous nous transformer ? Le feu a été allumé sur un rocher au milieu du torrent, cela suggère qu'il faut un effort pour bondir jusque-là, et une capacité d'anticipation par rapport aux circonstances proches. 

     

     D'abord la grenouille se brûle et recule. Renoncer à son ancienne identité est une souffrance lorsqu'on y est attaché. Or souvent, même si nous nourrissons un idéal de renaissance, nous espérons pouvoir en même temps perpétuer nos anciennes addictions. Finalement la grenouille saute dans le feu sacré, sur la promesse de devenir une femme et de combler sa solitude. Les ego animaux en effet sont nostalgiques d'une unité illuminante qu'ils ont du mal à imaginer sous une autre forme que dans le langage corporel de leur propre espèce. 

     

     L'oiseau nomme cette femme Nanihi. Ce prénom tahitien signifie étymologiquement la perfection, la femme achevée. Un dessin humoristique sur les réseaux sociaux montre un squelette assis sur un banc avec pour légende ''homme en attente de la femme parfaite'', et il est évident que la perfection spirituelle d'une créature de chair est de l'ordre du fantasme, qu'elle soit masculine ou féminine. Néammoins la recherche de la perfection est la seule chance qu'a un être humain d'évoluer. 

     

     Encore faut-il s'entendre sur ce que serait un être parfait, car instinctivement, pour un ego, ce serait une créature totalement obédiente qui soit un prolongement de son existence matérielle, bref un outil, une chose. Dans notre perspective, ce sont plutôt  les vertus qui seraient la marque d'un progrès, et l'humble consécration à cette orientation qui serait une esquisse durable de perfection. Encore faudrait-il s'entendre sur le sens du mot vertu, et en ce qui me concerne je renverrai pour cela à l'ouvrage de Franz Bardon ''The Key of the true Quaballah'', aux éditions Ruggenberg.

     

     Les débats sur les mots sont sans cesse indispensables, mais comme leur sens dépend des projections de chaque locuteur, il faudrait se garder de sacraliser le domaine mental. Certes, les plans physiques et matériels sont en fait le plus souvent idolâtrés instinctivement, en dépit des ostentations du plan de conscience mental, mais leurs limites sont clairement contraignantes, ce sont celles de l'incarnation et des conflits de souveraineté sur l'espace-temps. Ces limites peuvent être perçues comme des armures ou des prisons par les consciences au travail sur le plan mental et le plan astral (émotionnel et onirique). Le caractère volatil des matériaux du plan astral rend leur maîtrise extrêmement difficile car ils donnent l'illusion de prophéties autoréalisatrices.

     

     Du coup les ego ont la tentation de s'identifier à la force supramentale, akashique qui est l'énergie de base de tout l'Univers, mais sans pour autant se dissoudre en tant qu'ego autocentrés. Ce qui fait que les ego peuvent se voir tout entiers comme émanations de Dieu, confondant la matière atomique rayonnante dont ils sont composés et leur conscience personnelle, qui est en fait une occurrence karmique personnelle de l'esprit de liberté dont cette matière est dotée. 

     

     Or cet esprit de liberté peut conduire les consciences à la liberté dans l'Amour authentique et le discernement mais aussi à des identités où les apparences ou les exaltations prédatrices sont sacralisées. La voie de la délivrance passe alors par le recentrage dans la dimension supramentale, mais l'ego mortel a du mal à se penser autrement que dans le langage des plans de son corps physique, de son environnement matériel, de son mental et de ses émotions. Donc il ne peut se rapprocher du plan supramental que par une ascèse, un nettoyage constant,une transmutation de pensées, d'émotions et d'habitudes, alternant avec une ataraxie fréquente de tous les sens et de leur coordinateur mental. 

     

    Chacun a intérêt à s'observer comme un autre pour discerner mieux la matière dont il a le contrôle et l'orienter voire la dissoudre. Le feu du Phénix est une métaphore du soruba samadhi, c'est-à-dire de la dissolution de l'ego même physique dans la danse supramentale. En cela, l'être humain qui n'était que poussière et résidu d'étoile (comme le dit Hubert Reeves ) se découvre semence d'astre (la finalité de l'âme libérée selon le yogui Taimni), et devient significatif et vivant d'une vraie vie dans la danse cosmique, du fait que le soruba samadhi est la conclusion d'un parcours de liberté qui enchaînait jusque-là l'identité aveugle à un ego mortel.

     

     Ainsi que la chenille peut devenir papillon par une autolyse, l'être humain a l'impression de pouvoir survivre dans une âme consciente, et cela peut devenir l'objectif ultime d'un art catalytique : construire cette autonomie lumineuse de la présence, dont les panthéons et les cimetières sont les métaphores dérisoires.

     

     La danse de Nanihi, je l'ai préférée dans le style de la Putri du théâtre gambuh où il s'agit d'une danse féminine extrêmement lente, sur une musique qui décourage toute frénésie, musique appellée sumambang java, car le gambuh vint en fait de Java à l'issue d'un coup d'état djihadiste menée par le fils adoptif d' un ancien empereur de Majapahit dont la capitale était à Java. Celui-ci avait en effet adopté un chinois musulman du Turkestan à qui il laissa de plus en plus de pouvoir et qui le trahit une fois qu'il contrôla l'armée. C'est ainsi que toute l'élite artistique et intellectuelle se réfugia à Bali avec son souverain. 

     

     Un des arguments des djihadistes était qu'un musicien ou un danseur jouissait d'un plaisir illégal vu qu'il les faisait se prendre pour des dieux, d'où leur condamnations de ces arts. Néammoins les rois locaux qui acceptèrent l'islam surent en de nombreux territoires conserver des gamelans et des danses qui continuèrent à perpétuer des mythes hindous, à la façon dont en Europe ou en Polynésie les arts perpétuèrent des mythes grecs ou maohis alors que les populations avaient abandonné les cultes qui leur étaient associés. 

     

     Mais les cultes et les académismes sont-ils garants du sens ? Le coup de génie des pédagogues du folklore sacré s'apparente à celui des inventeurs du tarot ou aux œuvres des sculpteurs des cathédrales, comme suggéré par Fulcanelli. Il consiste dans le fait de cacher des symboles de sortie des dogmes dans les dogmes eux-mêmes. Ces pédagogues sont conscients, au fond, du fait que la dogmatisation est avant tout une paresse de l'intelligence. Rien ne garantit qu'une parole catalytique ne soit pas dogmatisée par un usage caricatural. D'un autre côté, les dogmatiques manquent de vigilance (plus tard un oiseau de Paradis rassurera Oriata et Nanihi, en leur faisant observer que dans le palais d'Avidya, les gardes sont endormis et donc ne peuvent tout voir). Il est souvent possible d' afficher des fruits de connaissance à l'insu même d'un pouvoir en fait focalisé vers la conservation de ses privilèges matériels. Mais qui peut directement lire le livre de l'Univers.

     

     La danse de la Putri préserve ses attributs quel que soit le contexte sociologique, ses attributs sont ceux de la femme alus (prononcer "alous", qualificatif de l'homme-fleur ou ici de la femme-fleur dont parle le Kamasutra, différenciée de la femme biche, de la femme éléphant et de la femme-cochon). Tout le corps de la Putri (qui est un nom générique pour toute héroïne ''alus'', Langkesari ou encore Sita et Nanihi) se meut accordé à son souffle, avec une gestuelle qu'elle a appris à ralentir au maximum, ce qui favorise tellement plus le ''Connais-toi toi-même '' que la frénésie. 

     

     Il n'en reste pas moins que cette créature n'est pas déesse mais héroïne de théâtre, une diva de scène, car elle peut déraper dans le ''péché originel '' d'Eve ou de Sita dans le Ramayana, qui est de se chercher dans la convoitise de l'apparence et de la consommation, plutôt  que d'approfondir le centrage dans la matière supramentale.

     

     Nanihi par l'instinct spirituel de sa co-naissance, dont elle se souvient encore par les vertus de sa présence dansée, est aimantée par le vol du paradisier, qui est oiseau de paradis (non pas parce que c'est ainsi qu'on appelle son espèce en biologie, mais dans notre métaphysique-fiction tout entier de matière paradisiaque) ou oiseau du paradis, c'est-à-dire signe pouvant guider vers l'union avec la conscience supramentale. 

     

     La créature nouvelle Nanihi a désormais tendance à s'identifier à sa nouvelle forme de femme. L'oiseau la guide d'abord vers un lieu d'harmonie et de haut prana, une piscine naturelle environnée de cascades où elle découvre de sereins partenaires d'incarnation, poissons, lotus, orientés par la même quête croissante de vie, des partenaires plus vivables que les grands prédateurs qui, comme l'homme dit moderne, se débrouillent en raison de leurs appétits insatiables et tous azimuts, de polluer et détruire jusqu'au livre de l'environnement imprégné de haut prâna. 

     

     Parce que dans sa nouvelle forme Nanihi désire l'union d'Amour, le Phénix lui promet un compagnon, un homme selon son rêve. Il est habituel que femmes et hommes prétendent à un partenaire capable de hautes vertus. Ce qui est constatable néammoins, c'est qu'il s'agit presque toujours d'une ostentation. Chez les deux sexes, sous des prétextes traditionnels ou de modernité libératrice, on observe que les attentes sont fantasmatiques. Par exemple, ce qui séduisit mon père dans ma mère était qu'elle était une professionnelle du piano, une ''artiste'', mais après quelques années il fit taire son piano en se plaignant de maux de tête. Par ailleurs, même si ma mère avait obtenu un premier prix de virtuosité en piano au Conservatoire de Marseille et enseignait cet instrument, elle avait été programmée dans cette formation par ses parents, et en jouer ne faisait pas assez partie de son identité pour qu'elle continue pendant les heures de travail de mon père. Le piano, sacralisé socialement, avait été désacralisé socialement.

     

     Ce n'était pas une vocation artistique qui avait fait que ma mère était devenue professeur de piano, mais une marque de statut social auquel était parvenue avec elle une famille aux origines modestes,c'était d'ailleurs sa mère qui collectait les revenus. Ses parents avaient abandonné la mandoline qu'ils jouaient ensemble plus jeunes, et ma mère elle-même ne se considérait pas comme une artiste,parce qu'elle reconnaissait être incapable d'improviser quelques secondes et savait qu'elle avait accédé à une fonction académico-pédagogique consistant à être une technicienne au service de l'œuvre de grands artistes. 

     

     Elle me faisait penser à ces professeurs de mœurs bourgeoises qui enseignaient la littérature française en limitant leurs lectures à celles recommandées, attendaient pour découvrir un poète qu'il soit au programme de l'agrégation, et qui propageaient avec des airs d'humilité une indifférence sceptique pour tout ce qui n'était pas consacré par les préjugés.

     

     A la fin de sa vie, mon père retrouva un peu l'attrait qu'il avait eu pour les arts dans sa jeunesse, mais il ne respectait que ce qui était recommandable par les cuistres, il avait d'ailleurs près de lui un ouvrage qui se présentait franchement comme fournissant ce qu'il fallait savoir dire dans une conversation sur tel ou tel compositeur, telle ou telle musique, ce qui était fumisterie, etc... un guide du soi-disant bon goût, un guide de préjugés, qui bien sûr faisait la part belle à de grands compositeurs mais est-ce l'approche la plus acousmatique pour s'y sensibiliser ?

     

     Sauf dans les populations où des imams ont convaincu leurs ouailles que musique et danse sont des péchés, qui ne se pique pas de culture musicale et artistique ? Une foule de jeune fille affichent sans rire ''avoir dix ans de danse'' pour avoir fréquenté quelques heures par semaines un cours depuis la petite enfance. Bref, il est légitime qu'elles rêvent de retrouver en conscience le paradis entrevu. J'ai eu dans ma vie une capacité à attirer des compagnes successives douées pour qu'elles partagent mon projet de vie, mais après quelques années il devenait clair que leur vocation de danseuses ne relevait pas d'une aspiration radicale comme la mienne, mais d' un fantasme parmi d'autres plus matérialistes qui ensuite redevenaient prioritaires, avec une pression constante pour transformer les espaces de vie et la gestion du temps de sorte qu'il soit impossible ou compliqué de m'entraîner dès le réveil.

     

     Je me réfugiais alors dans la forêt et sur les plages où j'adaptais mes danses aux possibilités du sol, ce qui est une attitude catalytique. La voie suivie par bien des professionnels de la danse dans les grandes villes, lorsqu'il ne peuvent pas imposer à leurs conjoints de vider l'appartement de ses meubles pour pouvoir y pratiquer des grands jetés, c'est de louer des espaces adéquats, mais il est rare que ces espaces fournissent un prâna de haut niveau, même s'ils ont l'avantage de fournir des sols lisses.

     

     Alors que l'artiste consacré trouve de l'énergie dans ses pratiques, la conjointe démissionnaire manque d'énergie pour continuer à partager sa vie d'artiste, parce qu'en fait ses priorités sont devenues différentes, et que l'ascèse matérielle, au lieu de paraître une porte du paradis, ne paraît plus qu'une folie d'ego. Ma première compagne, qui malgré une grande connivence théorique de départ et la possibilité matérielle de se consacrer avec moi aux études de danse, n'arrivait à tenir ses promesses qu'au compte-gouttes, disait pouvoir davantage entretenir un artiste que partager ses entraînements.

     

     Finalement on se sépara, mais ce processus recommença avec plusieurs partenaires successives. Je me rendis compte que la place de la danse dans leur vie était totalement différente de ce qu'elle était pour moi. D'ailleurs, il était clair, parmi tant de danseuses avec qui je n'ai jamais rien tenté, que même si elles avaient, à une certaine période de la vie, fourni de grands efforts d'apprentissage, c'était pour accéder à une identité d'elles-mêmes davantage sociale que catalytique. C'était la réussite dans la société du spectacle qui éveillait l'énergie en elle. Et certaines, même précocement retirées de tout entraînement, n'hésitaient pas à traiter de fumistes ceux qui n'avaient pas suivi leur voie.

     

     J'eus deux compagnes qui assumaient la qualité de professeurs de yoga, et ce dont j'eus la conviction, c'est qu'elles se masquaient à elles-mêmes soit leurs ambitions mondaines, soit leur démagogie pédagogique par des mimiques et des situations qui, de mon point de vue, n'étaient qu'en apparence spirituelle. L'une d'elle m'avoua même être athée mais chercher des citations bibliques pour mieux promouvoir son prochain livre, comme si ses photos en collant ne suffisaient pas... Hypocrisie ? En fait, c'est avec la plus complète sincérité que l'on se trompe soi-même. Dans les questions spirituelles, il y a une aspiration sincère aux connaissances, mais dans ce domaine, le narcissisme rend difficile de distinguer les connaissances des mœurs. Alors quand l'ego est flatté par les circonstances, ou parce qu'on a une belle anatomie à exhiber, on peut se sentir avoir atteint un rayonnement spirituel...

     

     En fait, on peut observer dans la société humaine que les idéaux artistiques, politiques, religieux, scientifiques sont généralement inversés par les mœurs, et ne servent presque toujours qu'à travestir les ambitions d'ego, les totalitarismes, l'industrie culturelle, le fanatisme et le conventionnalisme... Ceux qui ont cru que les ordinateurs allaient faciliter la résolution des problèmes humains se sont rendus compte, une fois de plus, ne serait-ce qu'à travers les millions de virus informatiques, que ''science sans conscience n'est que ruine de l'âme''. 

     

     Et maintenant, on susurre sur les médias que l'intelligence artificielle est en train de dépasser l'intelligence humaine et va lui rendre des services inédits, alors qu'en fait, les dérives séculaires de la condition humaine peuvent fortifier encore davantage les orientations d'une société de contrôle aux priorités réifiantes et non catalytiques d'harmonie exponentielle. Ce n'est rien d'autre que ce mirage des connaissances au service des mœurs qui bétonne les sociétés de fourmis ou de termites. On peut indistinctement réhabiliter le loup et Galilée, mais le consentement général des humains aux priorités actuelles de l'espèce humaine, induit qu' en deçà de tous les débats idéologiques et de toutes les ostentations, tout nouveau Galilée sera perçu par la plupart comme un ego prétentieux, et donc sera automatiquement ostracisé socialement, marginalisé, précarisé, réduit à survivre de façon précaire et inaudible, ou alors se retractera en susurrant pourtant en privé ''Et pourtant elle tourne''. 

     

     Je lis qu'un film de science-fiction raconte maintenant l'histoire d'un robot nommé Ultron, construit pour sauver l'humanité d'elle-même, et qui finalement se retourne contre cette humanité. Je suppose que les critères du Mal dont on lui a programmé le discernement formel lui apparaissent surtout chez les humains. Hypocrisie ? Je dirais plutôt  fausse conscience, car l'humanité se mire dans ses idéaux sans se dépétrer des règles du jeu de la prédation et de la concurrence de ses leurres. Péché originel ?

     

     Ce que j'expliquais de temps en temps à mes étudiants, c'est qu'en fait le Théâtre des oiseaux de Paradis était à la fois une façon d'ébaucher entre nous une communication pédagogique réelle, plus instructive que l'esprit de bachotage, et aussi une façon de comprendre le théâtre du monde dit réel, avec ses ambitions et ses chantages corollaires des illusions prioritaires dans les rapports de force. Bien évidemment, je ne pouvais que constater que les motivations des élèves à participer au Théâtron et du public à remplir les salles de leurs spectacles, étaient prioritairement mondaines et liées à mon statut dans l'enseignement et ma capacité à mettre en valeur des ego familiaux, et n'avaient rien à voir avec l'esprit approfondi de recherche. 

     

     Heureusement mon existence vouée au théâtre catalytique m'a fait vivre un très grand nombre de moments de grâce ou d'espérance et a pu être une source de revenus jusqu'à ma petite pension de retraite actuelle, environ 1000 euros. Comment néammoins aurais-je pu m'illusionner sur le degré de consécration alchimique à ce théâtre musical et dansé dont pouvait être capable mes contemporains ? Qui le transmettra dans la dimension où je l'ai reçu ? Qui y verra autre chose que des adaptations réductrices de chorégraphies traditionnelles, mais plutôt  des améliorations, une synthèse actualisée et un meilleurs accès à leur sens ? Du moins j'aurai fourni beaucoup de pistes vidéos et écrites sur le sens originel des arts et écritures catalytiques, pour le jour où beaucoup de créateurs et de penseurs s'en réclameraient.

     

     L'oiseau du Paradis a conduit Nanihi jusqu'à une piscine naturelle entourée de cascades, lieu emblématique de la félicité sylvestre, l'eau ainsi brassée produisant des ions négatifs, énergisant la baigneuse dans un équilibre de chaleur et de fraîcheur propice au bien-être. Sa relation avec la nature est familiale, et non prédatrice. La nage de Nanihi s'harmonise au vol des abeilles et à la danse des poissons pas farouches (les animaux sont peu farouches lorsqu'ils n'ont pas fait la rencontre de prédateurs, comme dans le film de Christian Zuber sur les Galapagos, qui m'avait interpellé en 1962). 

     

     Pendant ce temps, le Phénix est retourné près de son rocher. Cette fois, c'est un tigre qui s'approche du feu. Les félins sont réputés pour leur splendeur mais aussi pour leur cruauté souvent gratuite. On dit qu'ils jouent, ce qui arrange les humains dans leur chasse aux rats lorsqu'ils les torturent, encore qu'il arrive qu'ils les épargnent, mangeant dans le même plat. Le tigre, avec sa robe de lumière est tellement prestigieux que les guerriers humains ont souvent eu tendance à se comparer à lui, tandis que les femmes panthères, buveuses de sperme ou ''mangeuses'' d'hommes passaient plutôt  dans l'ancienne Chine pour des vampires. Mais c'est probablement l'instinct de chasse et un peu de curiosité qui a attiré ce tigre vers le Phénix et lorsqu'il est confronté à son feu, il ne sait comment interpréter la situation. De plus, bondir vers l'oiseau pour le saisir, c'est plonger dans les flammes, et c'est exactement ce que l'oiseau propose au tigre, c'est-à-dire mourir à son identité féline...

     

     Il existe en Papua-Niugini (pays qui porte l'image d'un oiseau de Paradis sur son drapeau national ) des tribus où les femmes allaitent des bébés cochon d'un sein pendant que de l'autre elles nourrissent leur enfant, et les hommes dans ces tribus partent à la chasse des paradisiers, afin de se vêtir de leurs plumes, ornements séduisants pour l'autre sexe. Pour cette expédition, ils attendent la saison des amours, car ces oiseaux perdent alors toute prudence. Les mâles se lancent dans des danses de séduction et comme ils restent focalisés sur les femelles, les chasseurs peuvent plus facilement les attraper. D'une façon analogue, le tigre de la fable du Théâtron est ébloui par la danse du Phénix et par son chant aux résonances cosmiques. 

     

     Il pense qu'en se saisissant de l'oiseau, il va s'incorporer ses qualités. Et malgré son indigence spirituelle, qui mesure tout acquis selon des rapports de force matérielle, ce tigre est tellement orgueilleux et sûr de son habileté, qu'il fait du chantage au Phénix. Il l'épargnera s'il lui dévoile son secret de jeunesse perpétuelle. Ainsi il s'affirme comme un animal narcissique, au point de convoiter l'immortalité pour son corps de prédateur. Il ne conçoit pas la supériorité ontologique du Phénix, car il pense probablement selon son propre mental lui-même surtout conditionné par sa vie physique. Si le tigre est aimanté par les pouvoirs du Phénix, c'est peut-être selon ses propres concepts magiques, ou comme une étrangeté de la nature parmi tant d'autres, héritées par un hasard d'incarnation... 

     

     Apparemment, comme cette capacité à renaître de ses cendres est perçue comme un pouvoir, le tigre pense pouvoir en jouir soit par la dévoration, soit par l'extorsion d'un secret. Le Phénix, qui est un maître, sait que ce genre d'erreur est celle que font les élèves débutants, même doués et sûrs d'eux, rarement attirés dès le début vers la connaissance autrement que par des leurres matériels. Alors il explique qu'il est impossible de changer d'identité sans mourir d'abord à son ancienne identité. C'est évidemment très difficile de réjouir, par une telle annonce, la bête qui s'est identifiée complètement à son corps et qui n'a pas développé d'autonomie de sa conscience, ce qui est un des buts de l'art catalytique du Phénix. Le fauve alors tergiverse et son extrême intérêt apparent pour l'Oiseau Divin disparaît dès qu'un autre animal, d'évidence plus accessible, sans provoquer de peur ou d'angoisse métaphysique, entre dans le champ de vision de son instinct.

     

     C'est un singe, qui aimait s'élancer vers le soleil en espérant l'atteindre, et qui cette fois a fait une chute qui l'a blessé. Il traîne la patte. Là encore, on a l'image d'une créature à l'intelligence limitée mais davantage sympathique, car son jeu symbolise une aspiration à la lumière, comme si ce singe se souvenait du fait que sans le soleil, il ne pourrait exister, et donc ce soleil est un élément rayonnant de sa propre identité où il tente de se recentrer, en prenant des risques, ce qui exprime un détachement naissant de sa condition d'animal réduit juste à un corps et des appétits. Le tigre est rapide, il se précipite sur le singe dont l'instinct spirituel est de bondir dans le feu du Phénix. 

     

     Lorsque le feu se dissipe sur le rocher, le tigre découvre que le singe a été transformé en homme. Le Phénix lui donne le nom d'Oriata, ce qui en tahitien veut dire "vagabond des nuages" ou, avec le coup de glotte avant le o, "danse des nuages", ce qui suggère que cet homme s'identifie à son environnement et connaît le caractère transitoire de toute forme. Dans le Théâtron, les danses du tigre comme du singe sont inspirées des gestuelles du baris, danse guerrière de Bali, et des sauts et mimiques d'Hanoman dans le Ramayana de cette île. Ces personnages sont partiellement suivis par les tambours et, de là, par le reste de l'orchestre, ce qui inverse la dépendance ordinaire ailleurs de la danse à l'égard de la musique et produit des variations constantes et dynamiques de tempo de tempo. On a mentionné plus haut que dans d'autres danses théâtrales, généralement manis (non keras), la mise au pas du danseur à la musique lente est valorisée. Un caractère alus dans le théâtre Gambuh se cherche une présence supérieure dans l'écoute de rythmes et de mélodies extrêmement ralentis. Il y a aussi un caractère keras qui suit une musique lente, c'est l'Arya (Aryo), mais c'est un caractère keras au service de Panji manis.

     

     La danse d'Oriata en train de naître est lente, et face à cette assurance ne trahissant pas de peur, c'est le tigre qui prend la fuite. Cela me fait penser qu'il y a à peine quelques jours, j'observe qu'un chat sauvage se prépare à bondir sur un couple de tourterelles extrêmement familières vivant dans mon jardin. A peine je me montre, le chat s'enfuit, comme pris en faute. Dans les branches d'un arbre, Oriata découvre un papillon pris dans une toile d'araignée. Oriata délivre le papillon, il s'affirme ainsi dans une forme de bonté Divine, et ensuite lorsqu'il suit le papillon dans la forêt, il est guidé jusqu'au petit lac où se baigne Nanihi. Ce qui suggère que sans générosité spirituellement instinctive, une rencontre authentiquement amoureuse est presqu'impossible, elle se réduit à des périodes de rut, la sexualité étant perçue consciemment ou non comme un accès à la créativité cosmique mais seulement selon les paramètres ADN et instinctifs de l'espèce animale qui s'y livre. 

     

     Dans le Théâtron, la rencontre d'Oriata et de Nanihi est inspirée de la rencontre de Sri Krishna et de la vachère Radha dans la Râs-Lîla Kathak. Le mot Râs se réfère aux émotions, Rasa, et la Râs-Lîla est la danse qui symbolise leur harmonie, et peut y éduquer selon le degré de conscience du pratiquant, puisqu'une danse peut être vécue soit comme une intégration à des mœurs, soit comme une échelle catalytique, lorsque les ingrédients sont évolutifs. Ainsi Oriata et Nanihi se reconnaissent dans l'Amour principe Divin de vie et se synchronisent à travers des danses qui, par leur abstraction géométrique ou mathématique, les élèvent au-dessus de leur destinée strictement animale.

     

    Oriata et Nanihi cheminent le long du cours d'eau et parviennent au fond d'un précipice où leur avance est bloquée par un serpent géant, Tarascodus, allusion au mythe provençal de la Tarasque.

    Au début de ce texte on trouvera des photographies de Tarascodus joué par Moeava Helme, et de Johann -ou Yohaan- Piritua et Pascale Cruchet dans les rôles d'Oriata et de Nanihi le terrassant. 

     

     

     

     Ce serpent est un symbole magnifié de la colonne vertébrale caractéristique du dos de bien des créatures animales, comme si celles-ci étaient toutes d'origine reptilienne. Dans plusieurs religions, le serpent est perçu comme démoniaque, c'est lui qui suggère à Eve sa convoitise et la rend incapable de percevoir la connaissance dans le contentement. Il suggère que ce qui est porteur de félicité, ce sont les fruits que l'on peut tirer de la connaissance. La planète où il vit peut continuer à s'appeller Santochan, ce n'est là que pure ostentation, un vœu pieux. 

     

     Que de fois l'être humain, en quête d'un savoir qui lui est directement accessible, ne sait pas le reconnaître et s'égare en le cherchant selon une logique de chasse et de convoitise, et c'est là même que s'ancre son identité prédatrice. C'est ce que suggèrent dans le silence les Bala yoguis qui se nourrissent directement du prâna de l'air. Des scientifiques ont tenté de prouver qu'il s'agissait d'imposture, mais certains de ces yoguis se sont laissé enfermer et examiner dans des hôpitaux pour leur prouver le contraire, sans que les reportages qui rapportèrent ces faits aient convaincu grand monde. Le matraquage de l'audimat vise plutôt  à faire prendre conscience de la crise économique mondiale et non à l'aggraver en ruinant l'industrie pharmaceutique. Même sans matraquage, la rhétorique du docteur Knock est la plus convaincante.

     

     Dans d'autres religions, le serpent apparaît au contraire comme le symbole de la connaissance. Le signe du caducée arboré par les pharmacies est un souvenir des savoirs hermético-yoguiques, où la santé était conçue comme résultant d'une harmonie entre ida et pingala, selon André Van Lysebeth les nerfs sympathique et parasympathique, en correspondance eux-mêmes avec les deux hémisphères du cerveau, rationnel et émotionnel. Le serpent dans le Théâtron représente l'énergie de la force vitale ambivalente dont les yogas proposent la transmutation. Cette force peut s'avérer maléfique, diabolique, mais peut devenir bénéfique, angélique selon l'éveil et l'orientation de la conscience. 

     

     Mais comment discerner la différence entre les deux états divins et diaboliques ? Cela repose, à un niveau spirituel, le problème de la condition humaine et de son langage. Lorsque Charles VIII signe la première Bible en anglais, il se représente quasiment comme l'inspiré de Dieu, sur la première page de l'ouvrage... Or on connaît les influences maléfiques ou bénéfiques qu'eurent sur lui Anne Boleyn ou Cromwell sur ses prises de décision, puisqu'il a été manipulé dans le même sens par les deux avec des motivations bien différentes... Le comportement de chaque personne nous éclaire bien davantage sur ses qualités morales que les professions de foi dont on peut être capable avec des mots. 

     

     Tout être vivant est construit dans une énergie cosmique qualifiable de Divine, et le cheminement personnel de chacun favorise ou non l'accès à des pouvoirs sur l'énergie qu'il découvre en lui. Cependant, quel que soit le degré de pouvoir, c'est la conscience de l'usager qui par ses actes donne des indices sur le caractère diabolique ou non de ses actions. Encore faut-il que ses juges aient davantage de discernement que lui. 

     

     Je reviens aux grandes flûtes de gambuh. Il me semble que la tenue de ces suling gambuh provoque au moins trois types de phénomènes. Le premier est que le dos est extrêmement tendu, ce qui avec le surgissement des harmoniques et la technique du souffle continu peut faciliter un éveil mécanique de la kundalini, comparée souvent à un serpent dans le dos du pratiquant, et on a vu que cet éveil d'énergie pouvait être spiritualisé ou non selon la quête de chaque pratiquant. Le deuxième phénomène vient de ce que ces flûtes furent taillées pour obtenir cette posture d'étirement, ce qui a nécessité des bambous plus long et a produit musicalement des altérations différentes sur les trois octaves. Sur les flûtes plus petites, bien plus populaires et faciles à jouer, les altérations sont les mêmes, quelle que soit l'octave. Là on peut dire que l'accord des flûtes ont précédé mentalement leur taille. 

     

     Or dans le cas des suling gambuh, les notes d'octave ne sont pas exactement les mêmes, à quelques commas près, c'est le bambou qui a précédé le mental du flûtier, et par cette intimité avec le bambou de cette taille le musicien partage avec le public son corps à corps avec la plante, elle-même emblématique d'un éveil, d'un élancement, d'une extension vers le ciel. 

     

     Les compositions, par les harmoniques de l'unisson et les mélodies très lentes, obtiennent de mimer somptueusement le bambou et de susciter un éveil du serpent du dos, car sa forme analogue étirée résonne en même temps. Le troisième effet mécanique de ces flûtes est que si on se laisse aller à les pratiquer trop souvent pendant de longues durées, on sent ses dents se déstabiliser sur les gencives... On a passé un temps d'apprentissage consistant à étirer les doigts pour qu'ils puissent tous boucher les trous, et voilà qu'on se retrouve avec des dents menacées par l'ivresse même du jeu et de sa puissance.

     

     Dans plusieurs traditions de yoga est mentionné qu'en fait, chaque fois que le pratiquant acquiert un pouvoir, il peut en faire un usage divin ou diabolique. Le chercheur aspire à la libération de sa conscience dans l'union cosmique et pour cela peut se servir de divers outils, son corps, une flûte, ou des potions psychédéliques qui vont déconnecter un temps les accords coutumiers des synapses dans le cerveau. Mais ce ne sont que des outils, et l'illumination reçue peut engendrer une énergie au service du mal si la conscience du pratiquant s'identifie encore majoritairement à ses pouvoirs matériels. 

     

     Face au serpent géant, Oriata et Nanihi se sentent impuissants. Celui-là veut les dévorer. Il a d'autant plus besoin de consommer de la chair que sa conscience le maintient dans un pouvoir mortifère exalté, plutôt  que dans l'amour spiritualisé. On peut dire qu'on aime le bœuf parce qu'on aime en manger, le mot est vague. Le pouvoir de destruction de Tarascodus vise à se faire illusion plutôt  qu'à se plaire ou à plaire. La situation est désespérée pour les amants, il n'y a apparemment aucune issue, ils titubent sous l'effet des fumées venimeuses exhalées par ce serpent géant, vivant symbole de la force de l'ignorance dans la vie mortelle. 

     

     Quoiqu'avec d'autres orientation, il eût pu symboliser l'éveil de la conscience dans le corps, sous son aspect titanesque il symbolise le Léviathan des sociétés humaines tentaculaires qui déjouent, par leur croissance exponentielle, l'espoir d'assister à une inversion des processus de pollution. Certes presque toute la population humaine est convaincue d'enrayer le suicide de l'espèce, mais ce n'est qu'ostentation, vu que la plupart des individus restent addictés au cercle vicieux des plaisirs dysharmonieux et toxiques, agissant comme de lents suicides inconscients, entraînant même les innocents et les ascètes dans le désastre subi par l'écosystème. 

     

     Cependant, les amants se souviennent du Phénix, et même entendent son cri, et cet oiseau de Paradis plonge dans le Soleil, porte du Soi de toute créature dans ce système planétaire, et là il crée ou trouve un miroir. Le miroir est l'expression de la question ''Qui suis je ?''. L'oiseau lance le miroir vers les amants, et Nanihi, parce qu'elle est une danseuse encouragée par mon Théâtron à élever sa présence physique au niveau de son ambition spirituelle, voit une étoile s'allumer à son front. Je dis cela, car plusieurs de mes compagnes se trouvaient sur le visage des laideurs que je ne percevais pas. J'avais beau leur expliquer que la beauté intérieure est ce qui fait vraiment rayonner un visage, l'une d'elle, pourtant encore très belle, alla se faire opérer. Le résultat fut qu'en étirant des paupières qui n'en avaient nul besoin, le chirurgien installa une grimace chronique. Je dirai alors que l'étoile que Nanihi perçoit à son front, c'est la lumière que peut percevoir son œil intérieur dans le miroir du Soi, et qui est génératrice de beauté dans le regard. 

     

     Ce que voit Nanihi dans le miroir, c'est la beauté rayonnante de la Création, et Oriata voit sa compagne belle au point que la vie retrouve son sens. Oriata a ensuite une idée : retourner le miroir vers Tarascodus le reptile. Et lui, qui a depuis longtemps déserté comme illusoire le champ des aspirations spirituelles, ne peut voir dans le miroir que la laideur d'une mort perpétuelle, celle des zombis vampires toujours en sursis d'énergie, et pour qui le réel se situe dans l'unanimisme de leurs semblables zombis, humains, fourmis ou termites, ou tout genre de monstre se mirant dans le narcissisme communautariste d'instincts animaux.

     

     Néammoins le serpent ne peut concevoir que c'est son propre visage qui lui apparaît aussi affreux. Animaux et humains imbus de leurs pouvoirs accordent une valeur exceptionnelle à leur destinée. Alexandre le grand a beau jouer au disciple devant Diogène, ce n'est que pour ajouter une gloire spirituelle à ses gloires militaires, il n'est pas prêt à limiter ses aspirations à la jouissance ascétique d'un rayon de soleil... Et il y a même des défenseurs de Xanthippe qui attribuent son mauvais caractère à l'irresponsabilité de Socrate, qui lui, croyait s'entraîner avec elle à supporter toute l'humanité... Encore eût-il fallu que les responsables humains le supportent, mais ils s'estimaient certainement plus sages que lui...

     

     Les créatures se pensent instinctivement rayonnantes de qualités, et cela leur suffit pour légitimer tous les poisons qu'elles répandent autour d'elles. Dans les camps d'extermination nazis ou staliniens, ce sont même souvent les victimes qui ressentent une culpabilité sans savoir de quoi, tant l'hypnose du narcissisme des bourreaux est puissante... Le serpent géant ne se voit pas affreux mais glorieux. Ce qu'il croit voir dans le miroir, c'est la mort à l'œuvre alors que c'est le signe de son propre karma, il est son propre tueur, ne pouvant percevoir le Soi Eternel en toute énergie, tant sa liberté de conscience mal orientée en a perverti le rayonnement. D'où la peur, la panique. Le serpent est confronté au caractère inéluctable de la mort pour les ego animaux, et donc puisqu'il n'est que cet ego, même en esprit, il est terrifié. 

     

     Dans un des dialogues rapporté par Platon, est évoqué un homme qui prétend se souvenir avoir assisté dans l'au-delà à une distribution de nouvelles naissances. Tous se pressent pour les rôles les plus prestigieux, au point qu'à la fin, il ne reste plus qu'une naissance de berger pour Ulysse, qui a préféré attendre patiemment son tour. Et ce rôle de berger à Ithaque est ce qui lui convient. Les Bala Yoguis, eux, aspirent à la fin des réincarnations, aussi dès cette vie s'entraînent-ils à rayonner en réduisant leur identité à de simples vibrations d'amour du Soi cosmique.

     

     Oriata a tourné le miroir en direction du Serpent, et Le Phénix lance dans ce miroir un rayon qui ricoche jusqu'au regard du monstre qui veut se détourner de ce qu'il perçoit comme un rayon de mort. Car toute perception est relative, et l'Oiseau invite le monstre géant à brûler dans ce rayon. Tout en orgueil et en ambition vaine, Tarascodus exprime le désir de renaître trois fois. Pour lui comme pour la plupart des créatures terrestres, c'est sur ce champ de bataille de la planète Terre que l'on existe vraiment, en s'incarnant aussi puissamment que possible, au point de manipuler de nombreux embryons de conscience. 

     

     Personnellement, en ce qui concerne les processus de réincarnation, je n'ai que des impressions, pas de preuves. Je crois en la nécessité de l'esprit critique, mais celui-ci m'a conduit à considérer le monde mortel comme illusoire et toute illusion comme relative, puisque c'est le degré d'addiction aux illusions qui détermine les destinées humaines et animales. J'ai parfaitement conscience que ce qui a de la valeur pour moi ne vaut pas un kopek pour la plupart de mes contemporains. En un sens, je perds mon temps à argumenter, et des milliers de thèses argumentées ne me paraissent pas capables de bousculer des préjugés établis comme convictions. Dans les débats, je constate que des arguments qui ne pèseront pas sur mes choix peuvent avoir de forts impacts sur d'autres personnes, ce qui donne à penser que chacun met la rationalité de ses démonstrations au service de ses affinités.

     

     Les langages humains semblent même manquer de mots pour concevoir le dispositif supramental de la création cosmique de créatures différenciées, et ils pallient cette carence par la poésie et ses paraboles. Je constate néammoins le déterminisme du sexe et du cerveau, mais sans savoir comment la créativité charnelle a pu s'orienter à travers la dualité des sexes. J'ai pourtant des intuitions là-dessus, mais même inspiré par mon ange gardien, le yogui immortel Agastyar, je l'entends qui me demande de prendre de la distance avec mon propre langage en train d'interpréter une fraction du rayonnement cosmique selon ses conditionnements. 

     

     Je ne veux pas renoncer à l'esprit critique, mais ce serait du dognatisme que de sombrer dans la critique systématique de mes intuitions. Donc je taxerai mes convictions de métaphysique-fiction, mais de la même façon toutes les formes d'incarnation sur la planète me semblent relever d'une métaphysique-fiction de l'esprit aux prises avec ses libertés et ses contraintes dans la matière désirée. 

     

     Pour ce qui est du rôle créateur karmique du cerveau, il semble que ce soit plus facile à étudier que la sexualité des mantes religieuses comparée à celle des chats aux pénis hérissés d'épines. Paracelse avait cru voir dans les formes des signatures d'orientations psychiques, mais les interprétations peuvent relever des projections de chacun. En fait, la métaphysique en elle-même ne semble pas pouvoir délivrer de vérité durable, car elle est faite de mots au sens variable selon les circonstances.

     

     Ce qui me semble donc propice, c'est la pratique catalytique, c'est-à-dire non dogmatique, de la métaphysique, une façon de vivre son alchimie comme on navigue à la voile, avec vigilance et sans certitudes. De cette façon, on ne se libère pas nécessairement des illusions, des mirages, mais on les relativise davantage que par le fanatisme, fut-il celui de la maniaquerie domestique... 

     

     Il y a une vérité relative de la Maya, des petites illusions et de la Grande Illusion, Maha Maya, comme mon premier maître de Bharata Natyam avait baptisé son école, qui était son logis. Je me suis demandé pourquoi Sri Yukteshwar associait le mot Maya aux Ténèbres. En effet la Maya est toute imprégnée de Lumière, de couleurs... Les habitants de l'ìle de Nias collectionnent des oiseaux pour des concours de chants, transmissibles d'une espèce à l'autre, et un collectionneur confie qu'on ne peut mélanger plusieurs oiseaux dans une même volière, car ils peuvent se battre, et même s'entretuer. Les Ténèbres, ce serait l'usage perverti de la Lumière...

     

     La Lumière ne manque pas lorsque l'être humain contemple les étoiles ou une ville vue d'avion, mais la Conscience de la Lumière semble être absente des esprits dès qu'est considérée la finalité des habitudes d'ego ou de communautés dans les mégapoles et même les réflexes instinctifs des animaux, ne serait-ce que celui d'insectes se heurtant continuellement à des vitres plutôt  que de les contourner, ce qui nécessiterait une capacité de discernement et de prendre du recul.

     

     Mon intuition dans cette métaphysique-fiction est que nos âmes sont des imprégnations de nos pratiques dans la matière cosmique, et que le processus de réincarnation n'a pas lieu de façon caricaturale comme dans une bande dessinée, mais que pourtant même la bande dessinée philosophique du Théâtron fournit un support symbolique pour exprimer les équations auxquelles le mental humain est confronté. 

     

     Le serpent géant, dans notre fable se transforme ainsi, selon l'état de son âme, en trois nouvelles incarnations, celles d'une vache, d'un petit lézard et d'un enfant qu'adoptent Oriata et Nanihi, car il pleure. De quoi peut bien pleurer un enfant dès la naissance, si ce n'est d'un manque de nourriture ? Il sort de l'éco-système du ventre maternel et non de celui d'un panneau solaire. Il capte l'énergie selon l'outil corporel où il se découvre progressivement une identité séparée, et c'est apparemment une tragédie comme pour toutes les créatures dotées d'ego mortels individuels voire collectifs. 

     

     Certes, pour l'enfant puis pour l'adulte, ce n'est pas nécessairement l'incarnation qui va apparaître comme une tragédie. Pour apaiser les réflexes de frustration il se laissera aimanter par des projets de vie comme par une fête. Il trouvera naturel de sacraliser les attachements associés à la réussite pour l'espèce humaine, de sacraliser une multitude de plaisirs possibles, surtout s'ils sont affichables. Puis certains êtres humains en arrivent à ne voir dans leurs plaisirs abondants que des reflets d'une Félicité Divine, et de là croît l'espérance et le sentier d'une libération de l'âme. Et comme l'âme ne semble pas pouvoir naviguer de façon autonome, il paraîtra d'abord plus raisonnable de la considérer comme une fiction. L'être humain est généralement divisé. En théorie il sacralise des idéaux et en pratique il donne la priorité à ses addictions, et finit par confondre ces dernières avec ses idéaux. Faire applaudir des idéaux n'est pas une preuve d'adhésion réelle à ces idéaux au quotidien. 

     

     La vache est un animal pacifique et végétarien, certaines à Bali sont fines comme des biches de taille supérieure, et pourtant elles arborent des cornes. Ces cornes, dans le Théâtron, apparaissent comme un reliquat de l'ego actif du serpent réduit à une fonction défensive. La tête de Tarascodus se transforme en vache, et sa queue en petit lézard, comme si le petit lézard, dès lors qu'elle redevient modeste, devait témoigner de l'intelligence reptilienne qui peut aller de pair avec une colonne vertébrale serpentine. 

     

     Et lorsque l'enfant Hamsadéa grandit avec la vache et avec le lézard Moo-iti, il observe que ce dernier s'entraîne à sauter, ce que son corps si petit et léger semble faciliter, dans le contexte des paramètres de la pesanteur sur la planète Santochan. L'enfant demande au lézard pourquoi il saute ainsi vers le soleil, aimanté par cette Lumière, et Moo-iti lui répond qu'il s'entraîne à devenir un oiseau de Paradis. Le lézard tente de s'unir àu Soi cosmique à la fois Père et Mère du fait que sa propre matière et sa propre conscience semblent en dériver... Mais la méthode du lézard pour retrouver l'Unité Divine se limite à une espérance, à une aspiration s'exprimant caricaturalement par des bonds vers le soleil, dans la tentative de vaincre la pesanteur. 

     

     Chaque espèce représente un niveau de conscience dans l'aspiration de la nature à immortaliser sa Félicité, en dépit des drames de la guerre des ego, les ego qui se blessent et se tuent comme manipulés par leur propre péché originel, qui serait d'avoir cru fixer leur forme identitaire dans l'immortalité. Tout au plus ils peuvent se reproduire, voire évoluer, soit par la pression des contraires, soit par l'aimantation de la conscience individuelle s'éveillant à la conscience cosmique. 

     

     L'enfant est appellé Hamsadéa dans le Théâtron. Hamsa est l'oiseau véhicule céleste de brahma dans le foklore mythologique hindou. Hamsa, c'est d'abord un mantra du souffle : Ham un son d'inspiration, Sa un son d'expiration, ce qui peut aussi s'inverser. En fait, le Théâtron est un aide-mémoire sur une catalyse possible de la condition humaine, vue comme une tunique de Nessus que l'on peut transmuter. Se concentrer sur le souffle et sur le fait que l'air pénètre les poumons de l'extérieur. On ne sait plus si le corps l'aspire ou si le souffle vient l'habiter. Le nom de l'enfant Hamsadéa est un écho d'Hamsa Deva, le Dieu, l'ange du souffle. Le souffle est déjà un signe de l'oiseau dans l'enfant s'il lui confie son âme.

     

     Ce qui est un acte poétique qui peut paraître illusoire, mais expression d'une faim de vérité. C'est ce qui faisait qu'Aragon parlait du ''mentir-vrai'' et que Cocteau parlait de ce ''mensonge qui dit toujours la vérité'' ou Aragon avec le mentir-vrai. Faim de vérité que n'apaisent pas des tonnes de documents judiciaires ou scientifiques, car ils sont court-circuités par les démagogies médiatiques, politiques, religieuses. 

     

     En apprenant que le lézard saute de façon tellement obsessionnelle pour devenir oiseau, l'enfant se sent lui-même aimanté par cet idéal. Mais la méthode du lézard semble bien limitée, il s'agirait d'un exploit matériel de plus, et au fond, que de mouches et d'oiseaux volent sans cesser d'être des créatures mortelles et prédatrices ? L'enfant entrevoit une liberté plus complète, celle d'une âme difficile, certes, à cerner, mais qui semble virtuellement s'esquisser dans l'aspiration à exister dans le rayonnement éternel dont nous serions poussières ou semences.

     

     C'est le lézard qui a signalé à Hamsadéa la présence de l'oiseau. En effet l'enfant a été jusqu'alors tellement centré sur lui-même qu'il n'avait pas prêté attention à la vie de la canopée ou des courants d'air du ciel proche. Sans un détour par l'école, les musées, l'être humain a souvent du mal à percevoir les richesses d'accès gratuit qui l'entourent. Et même lorsque ces institutions lui permettent d'entrevoir la fertilité de l'écosystème campagnard, il deviendra plus facilement ouvrier d'entretien de statues symboliques du vrai que chercheur lui-même. C'est comme si l'école suggérait qu'il était plus facile de s'intégrer à l'image virtuelle du monde, que de se centrer dans une perception directe du cosmos, ce qui supposerait un déconditionnement culturel, et qu'il y ait au moins autant à désapprendre qu'à apprendre. Or l'identité acquise est un refuge hypnotique contre les dangers de l'existence. Comme l'oie de Konrad Lorenz, l'être humain a du mal à se risquer dans des trajets de conscience dont il n'a pas l'habitude atavique, même s'ils ne sont pas risqués. 

     

     L'enfant ignorait vivre près du Paradisier, il ne s'intéressait qu'à ses frustrations quotidiennes, et le Phénix ne pouvait avoir une autre valeur que celle d'une légende irréelle, relevant de la métaphysique-fiction, et non de l'enseignement concret de l'existence. Gagarine, premier homme de l'espace, confirme à l'humanité qu'il ne s'y trouve pas de Dieu, avec le même aplomb qui faisait dire aux superstitieux que la Terre était plate, ou que le soleil tournait autour d'elle et qu'un Dieu a créé tout cela en quelques jours. Chaque créature simplifie la logique de l'univers selon les impressions immédiates de ses sens, et pour tout approfondissement la plupart des humains délèguent la recherche de la vérité rationnelle à ceux qui en sont patentés par la société, observant leurs débats de loin, car ces questions n'intéressent pas grand monde au quotidien.

     

     Il y a un Dieu qui est présenté dans des livres sacralisés avec des instincts de diable, mais cela ne fait tiquer personne tant le virtuel et ses projections suffisent à l'être humain. Ceux qui ont vu la création Divine dans les dents du requin, du loup et de l'homme, et ceux qui n'ont vu aucun Dieu dans l'espace sidéral, ont pour mission de voir et de penser pour une foule de gens qui obéissent, comme suggéré dans les sutras de Patanjali, aux arguments d'autorité. Bref même avec ses sens, l'enfant ne voit qu'une partie de la réalité qui l'entoure, alors comment concevrait-il des sens plus développés ou simplement différents, sans la suggestion de la classe de biologie, et même là, que verrait-il ?

     

     Cependant le lézard a mis l'enfant sur la piste du Phénix, et son aspiration est devenue contagieuse, tant en fait la vision purement matérialiste du monde ne propose que des prisons sensorielles, tandis que d'autres témoignages font espérer qu'une vie meilleure soit possible. Lorsque l'oiseau annonce devoir partir bientôt pour un pèlerinage annuel, l'enfant s'est tellement identifié à lui qu'il ne trouve pas la patience d'attendre son retour. Reste à convertir son impatience en force et non en gaspillage d'énergie et de conscience.

     

     L'enfant Hamsadéa aurait pu attendre le retour du Phénix Taaroa dans l'environnement érémitique propice de la plage idyllique. Mais la force de l'aspiration est certainement un facteur déterminant des choix humains, lorsque nous sommes aimantés par des personnes qui sont censées nous fournir une méthode de libération. Certes, nous pouvons nous tromper de guide, ils nous garantissent rarement contre les erreurs d'appréciation. Mais comment seul ne craindrions-nous pas davantage les faux pas, tant nos questions sur le sens de la vie humaine se heurtent à une vexante opacité ? En fait, la méthode alchimique du Phénix est analogue à l'agriculture. Elle sera fournie par les chants du Phénix de façon systématique à la fin du conte philosophique. 

     

     Il est possible de cultiver les vertus nécessaires en soi-même dans notre propre jardin intérieur et d'initier ainsi des catalyses. Néammoins l'être humain désire rarement l'eau claire lorsque celle-ci est à portée de main, et que l'alcool brise plus directement la glace que l'ouverture du cœur. Bien des valeurs du Paradis sont banalement connues depuis des siècles mais ne sont pas vraiment opérantes, parce que leur pratique manque d'intensité et parce qu'on la croit compatible avec des addictions contradictoires. Or personne n'a pu réussir en même temps à plaire aux démons et `au Dieu Phénix, personne n'a pu obtenir le bénéfice des vertus sans renoncer à ses vices. Et, difficulté supplémentaire, l'humanité a habillé de la réputation de vice bien des vertus, et paré du prestige des vertus plus d'un vice. C'est ce qui fait condamner Socrate à la ciguë ou Menahem et Al Hallaj à la crucifixion, et d'autres au bûcher de l'Inquisition. 

     

     En fait, il n'est pas de libération autre que caricaturalement ostentatoire, si le chercheur n'abandonne pas à un moment son narcissisme identitaire qui lui colle à la peau comme une tunique de Nessus, éventuellement confortable et enivrante mais empoisonnée. Il faut à un moment que la conscience fasse un saut et atterrisse dans une autre identité. Ce peut être un pari périlleux qui tourne à l'enlisement et à la régression car on peut se tromper sur le point de chute. Encore faut il l'énergie de ce saut, et c'est l'énergie du désir. 

     

     Les désirs se dissipent lorsqu'ils trouvent leur sens dans la félicité qu'ils reflétaient. Le serpent qui est en nous se découvre alors avoir bondi sur la branche supérieure. Bientôt, il va devenir l'oiseau qui est en haut de l'arbre et découvrir que cet oiseau avait toujours été son Soi véritable, c'était la frustration qui était un mirage. Dans cette ascension ou cette plongée, dans cette extase ou dans cette instase, nous pouvons rencontrer des échecs provisoires ou apparents, ils ne sont que des étapes. Ainsi l'enfant qui a couru apres le vol de l'oiseau et son ombre, perd sa trace à la nuit tombante. Mais c'est l'occasion d'intérioriser le désir qu'il en a.

     

     Lorsqu'Hamsadéa s'éveille dans la forêt, il est désespéré d'avoir perdu la trace de l'oiseau. Heureusement sa mémoire lui indique la direction qu'il a prise : le sommet le plus haut de l'île, ce qui est symbolique. Sur cette planète, le paradis paraît bien utopique tant les corps sont soumis à la gestion réaliste des mauvaisetés humaines, de cette prédation balisée de leurres et qui font des êtres humains des robots exploités par d'autres. Il y a aussi des rituels absurdes caricaturant les libérations auxquels tant aspirent, et ces rituels ont leurs hiérarchies de patentés. Ces patentés créent une impression de vraissemblance si on s'en tient à leur discours théorique, mais les vertus ne sont véritables que dans la constance, qui est généralement difficile à observer de près. Néammoins, il est préférable de se fixer des idéaux élevés, même s'il sera difficile de les atteindre, plutôt  que de rebrousser chemin. Le haut idéal est pour l'âme une orientation sûre. 

     

     Maintenant Hamsadéa a repris courage, il avance en chantant et en dansant, ce qui veut dire qu'il se choisit les couleurs et les rythmes favorables à son voyage. Et voilà qu'il parvient à un village déserté. Il va boire à la fontaine puis se cache lorsqu'il voit arriver des cavaliers qui ressemblent à des nobles. Ce sont des brigands, mais quelle seigneurie n'est pas à l'origine une conquête, où finalement on accule le serf à chercher la protection d'un exploiteur contre les visées d'un autre qui ruinerait la stabilité et donc toute amorce de prospérité et de paix ? La conversation de ces brigands révèle à Hamsadéa la situation de ce village. Les habitants l'ont quitté pour un rendez-vous avec le Phénix Taaroa sur le sommet. 

     

     Les brigands se réjouissent, interprétant même cette aubaine de pillage comme une aide Divine. Ne constatons-nous pas dans l'histoire humaine qu'en la plupart des combats, même les rois les plus terribles et les mafias les plus injustes se voient du côté de Dieu ? S'ils sont athées, c'est d'une autre façon que les puissants se présentent du côté du plus grand Bien, les dégâts collatéraux étant proclamés inévitables pour faire triompher une justice formatée en fait selon leurs désirs, leurs addictions, leurs fantasmes, leur mœurs, leurs peurs, leurs préjugés. Chaque camp chante son Te Deum, même le camp des brigands.

     

     Hamsadéa s'enfuit discrètement, se sentant investi d'une mission : prévenir à temps les villageois de ce pillage. Cet esprit de mission accroît son énergie, mais bientôt va être lourdement déçu. Car ce que voit Hamsadéa une fois parvenu près du sommet, c'est que toute la population, derrière ses guides spirituels et politiques, se prépare à détruire l'Oiseau de Paradis Taaroa Phénix. Tous veulent s'émanciper de cette religion dans laquelle a dégénéré la transmission d'une méthode de libération. Ils ne voient pas que cette dégénerescence vient d'eux-mêmes, qui ont substitué à l'exigence d'efforts de concentration conscient des recettes simplificatrices, forcément décevantes, qui sacralisent leurs priorités de paçu (pashou). Ils prennent donc le Phénix comme bouc émissaire, et renient leur ancien culte, à l'image des Tahitiens convaincus d'attribuer un nouveau nom chrétien à Dieu suite à la victoire des fusils de Pomaré et son refus de massacrer ou violer les ennemis survivants. 

     

     Lorsque les Mamaias tentèrent ensuite une synthèse entre le Christ et Taaroa, et de réhabiliter, par là, la danse interdite par les premiers missionnaires protestants, leur groupe fut réprimé par la force. Les villageois de l'île Aétoéraw baignent dans une confusion similaire, un système de connaissance leur paraît vaine croyance en comparaison des puissances capables d'inspirer une peur ''sacrée''. Ils en déduisent qu'ils ont été trompés par de faux Dieux, sans voir qu'en fait ce sont eux et leurs chefs qui orientent leurs cultes anciens ou nouveaux dans leur intérêt narcissique ou matériel. Une conscience collective unanimiste s'est dégagée de leur communauté humaine, un égrégore, c'est lui qui ventriloque le nom de Dieu ou se divinise franchement pour annoncer que Dieu est mort. 

     

     Tous ont reçu jadis, comme Oriata et Nanihi, un miroir magique forgé dans la matière même du Soleil et du Soi Cosmique. Tous ont pu en faire usage pour dompter voire transmuter un peu le serpent venimeux de leur identité animale prédatrice, mais cela n'a pas suffi à établir la stabilité du bonheur et de l'amour. Car il faut avant tout rester en permanence un créateur de paix, de bonheur, un étudiant perpétuel, sans quoi ce sont les convoitises, les frustrations et l'ennui qui s'emparent de l'espace-temps du vécu.

     

     Quiconque a accès à un bouquet de chaînes télévisées, peut constater qu'à part quelques rares exceptions, les programmes sont principalement constitués d'informations répétées et supposées être totalement objectives quoique sélectives, et de feuilletons ou télénovellas exposant les passions mortifères et infernales de plusieurs aires de peuplement, de l'Inde au Nord en passant par le Nord. S'ajoutent des documentaires sur les arts généralement urbains, les sciences ou la nature depuis la préhistoire. Un de ces documentaires sur le système solaire, après avoir affiché des images splendides, conclut que la merveille ultime du cosmos est notre civilisation (la civilisation humaine) et qu'il suffit pour s'en convaincre d'observer les lumières produites par l'humanité sur la planète vue du ciel, la nuit. 

     

     Par ailleurs, on nous parle du gaspillage des énergies et on nous vante le règne animal, tant il est évident que ses mœurs sont proches de celles des humains, et donc semblent justifier les comportements grégaires. Par exemple, on nous montre des mères manchots persécutant l'enfant qui s'est éloigné de sa propre mère. On nous montre aussi un couple d'oiseaux skuas distraire d'un côté une de ses mères pour lui arracher un enfant et l'apporter à manger à ses propres enfants. 

     

     Dans une société de termites du Gabon, décrite par l'entomologiste Géo Favarel (Démocraties et dictatures chez les insectes, Flammarion 1945 ), une junte d'insectes gouverne la termitière tout en dévorant vivante la reine proposée à la dévotion des esclaves aveugles et qui perdent leurs ailes peu après leur naissance, sauf si on leur donne la mission de créer une autre termitière plus loin (mais pas aussi loin que la planète Mars). Voilà qui me paraît tout à fait analogue, sur le plan symbolique, au dispositif de l'humanité, même si les servitudes qu'elle s'imposent sont accommodées de compensations identitaires plus valorisantes. Car comme dans la pièce Rhinocéros, de Ionesco, que j'ai jadis mise en scène à Tahiti, les personnes atteintes de rhinocérite finissent par modifier leurs critères de beauté en fonction de leur nouvelle identité. Les êtres humains ne se voient pas semblables à des rats ou à des cochons, et on entend ceux qui étudient requins ou australopithèques s'exclamer sur la beauté de leurs totems, beauté qui leur tire des larmes, tant un désir intellectuel mélangé à des motivations moins conscientes les a consacrés à cette étude. 

     

     L'humanité en est arrivée à un tournant historique où, pour l'élite dite émancipée, il est devenu banal d'identifier toute religion aux totalitarismes qui s'en sont servi, et même l'idéal communiste athée a été réduit aux totalitarismes qui ont ventriloqué cet idéal. En fait, les véritables responsables de ces totalitarismes ne sont ni l'Evangile, ni Marx, mais le fond prédateur de la bête humaine qui s'est emparé d'idéaux qui certes ne proposaient pas des panacées, mais nécessitaient des approches scientifiques, des débats, des confrontations des paroles et des actes.

     

      Si les idéaux des spiritualités et des socialismes sont confondus avec leur instrumentalisation, quelle vision de l'humanité se présente désormais comme cohérente ? Une apologie du réalisme, qui considère comme naturel donc normal que les gros poissons mangent les petits et que la chèvre broute où elle est attachée, et un messianisme de science-fiction, qui en fait ne répand pas plus l'esprit de recherche scientifique que les archives sacrées des religions ne répandaient l'esprit de recherche spirituelle. En fait, ce qui est vénéré, c'est la consommation technologique et l'évolution de l'humanité vers l'état de cyborg, pour ne pas dire d'insecte partiellement métallisé ou plastifié. 

     

     Des scientifiques, il y a cinquante ans, affirmaient que la planète pouvait nourrir des dizaines de fois plus d'êtres humains. Paraît-il, on aurait pu entasser toute l'humanité sur la seule superficie de l'île de Nuku Hiva... Mais ruminer de la sorte, n'est-ce pas considérer les êtres humains comme des termites ? Certes, on peut élever des dizaines de poules dans des casiers exigus et sûrement multiplier beaucoup le nombre d'humains ,et en théorie vaincre toute famine en leur faisant manger des insectes élevés en quantité. Mais ces prophéties en apparence scientifiques ne le sont pas, même si elles émanent de scientifiques réellement spécialisés et compétents dans une série de calculs, car elles appliquent une comptabilité scientifique à des ruminations dépourvues de conscience. Car on oublie les êtres humains qui aspireraient à un espace-temps supérieur à celui auquel sont assignés les poulets de batterie.

     

     Comme ces pseudo-clairvoyants tiennent le rôle de scientifiques authentiques dans le contrat social, leur métaphysique-fiction se pare des fatalités de la science-fiction, où l'être humain n'est qu'un numéro, et ses aspirations spirituelles un facteur négligeable. On suppose que l'on va pouvoir programmer sans peine le bonheur de l'humanité, en la parquant comme bétail et multipliant le bétail animal pour la nourrir, notamment en généralisant les élevages d'insectes. Toutes les virtualités sont envisageables pour le science-fictionneur, même de rétablir sur la planète Mars le verger originel détruit dans ses espaces terrestres. L'être humain n'est-il pas si extraordinairement intelligent qu'il envoie déjà des sondes aux confins de l'univers ?

     

      Si on n'arrive pas à résorber les misères, voire les famines et les guerres de la Terre, serait-ce qu'une partie de la population serait rétive au développement, tandis que l'autre, comme des lions de la savane, jouiraient d'une supériorité méritée ? Leur mode de vie, leur '' bonheur'', fût-il méphitique, s'étale comme une pédagogie des castes privilégiées, auxquelles les exploités promettent des revanches, mais rarement en recherchant un autre mode de vie, et on ne sort pas de ce cercle vicieux. Celui qui va pointer du doigt la souffrance des cochons qu'on écorche, des forêts dévastées apparaît comme un fanatique aigri, un esprit chargrin incapable de participer à la fête de l'espèce, et qui forcément croupira à sa marge. Tous les mots sont susceptibles d'interprétations diverses selon les connotations des milieux sociaux, des époques, qui finissent par modifier le sens dénotatif. 

     

     Retenons-nous d'analyser le vécu en termes comptables, ou si nous voulons imaginer un sens aux tribulations humaines, mettons-les en scène dans des métaphysique-fictions. Il m'arrive de penser que les âmes incarnées dans des corps humains sur cette planète Terre ont été des âmes insatisfaites du paradis de Yakouch (nom de Dieu dans la mythologie tamazigh). Oui, dans ce Paradis-là, selon ces âmes, la musique n'était pas assez bonne, elle manquait de nerf, et la nourriture était trop légère, puisqu'on se nourrissait de lumière. Les plaisirs étaient lassants, inconsistants. Les âmes assistées à cent pour cent souffraient d'ennui, et comme les villageois d'Aétoéraw, elles en voulaient au Phénix cosmique d'être traitées soi-disant comme du bétail. 

     

     Cette insatisfaction chez une foule d'âmes du Paradis créait des zones d'angoisses et de turbulences, où se levait le spectre de la mort comme une porte d'espérance dans un monde où n'existait que l'Eternité et ce qu'on y fait en progressant selon sa conscience. Et donc toutes ces créatures frustrées s'en vinrent trouver Yakouch, lui demandèrent d'exaucer des vœux de vie plus authentiquement heureuse, et de les laisser façonner un système solaire à leur guise, afin qu'elles puissent rayonner leurs qualités soi disant Divines. Comme ces vœux étaient trop vagues et contradictoires, Yakouch, dans sa bonté, et parce qu'il n'aimait contraindre aucune créature à l'aimer, proposa aux âmes qui souhaitaient s'émanciper de lui,de choisir un des astres de son ciel pour mettre en œuvre leurs propres plans de Paradis, ou d'enfer puisque le mot Paradis était devenu ringard, suspect. Ce fut la planète Terre.

     

     Pour que le désastre ne soit pas trop douloureux pour les âmes aveugles, cette planète fut imprégnée de toutes les potentialités du Paradis. Mais désormais, les créatures étaient libres de s'entredévorer pour les festins qu'elles avaient rêvées, et appréciaient d'autant plus leurs nouveaux plaisirs que si elles s'intériorisaient face à ce qu'elles étaient devenues, elles étaient confrontées à l'angoisse d'un vide sidéral. Même si elles exploraient d'autres planètes, leurs sens ne permettaient de contempler que ce vide qu'elles portaient en elle. La condition animale et ses ego individuels ou collectifs étaient confrontés à leur absurdité, dont la sanction était la mort, puisqu'apparemment ce type de vie dans un corps denté ne pouvait être poursuivie indéfiniment. 

     

     Cependant la technologie humaine donnait des signes d'espérance. Bientôt ceux qui pourraient se le payer aurait accès à toute la panoplie du cyborg immortel, et toutes les constellations seraient peuplées par la secte humaine, on introduirait même des dinosaures jusqu'aux confins de l'univers, en ressuscitant leur ADN, et sous des dômes climatiques automatisés, on pourrait faire visiter aux enfants des nouveaux temps des parcs où seraient animées toutes les époques. Ils seraient guidés par des pédagogues mieux équipés que jamais, d'un simple bouton ils pourraient faire surgir des images au moins en 3D de Victor Hugo ou d'Albert Camus, leur faire prononcer quelques phrases de leurs œuvres tronquées ou traduites selon les besoins. Pas besoin de censurer ''la Chute d'un ange '' de Lamartine. Tout le monde se contentera de son ''Lac''. Peut-être même le poème ''Symphonie concrète 1964'' qui fut donnée à l'écrit du bac, continuera dans les anthologies à résumer l'œuvre de Tron, présenté comme chantre ou détracteur de la modernité. Le reste a déjà disparu des archives de l'INA, à part des séquences faisant la démonstration que l'ado Tron était un cas social emblématique de son époque.

     

     Hamsadéa de derrière un rocher observait l'humanité et n'avait aucune motivation à s'intégrer à ses aveugles hiérarchies. A vrai dire, les documentaires savants de cette modernité étaient tout à fait passionnants, et même souvent instructifs, quoique cloisonnés selon le type d'investigation scientifique et le type d'ethnie qui y était explorait, car il fallait que chacun ait droit à sa vérité. Pour protéger la civilisation et sa diversité, un projet de loi proposait de traiter en apatrides les terroristes qui pourraient avoir le projet de se suicider de façon meurtrière. La voie royale de l'intelligence cosmique semblait ouverte pour l'humanité valeureuse et réaliste qui allait répandre son merveilleux mode de vie à l'abri de toute contestation dans un univers apparemment illimité et vide de sens. Et cette fois, les jeunes termites ne rechignaient pas si leurs ailes étaient condamnées, il y avait des savants pour voir à leur place, elles participaient, au delà de leur ego, à la création patiente d'un monde idyllique, régi par la raison et l'amour, du moins dans la famille termite, parce que les traîtres, il fallait leur pourrir la vie et même les empêcher de mettre fin à leurs jours. Ils mendiaient dans les galeries avec leurs antennes, clamant qu'ils n'étaient que des boucs émissaires injustement désignés, mais ne sollicitaient jamais les politiciens du comité soi-disant secret, qui nourrissaient le peuple de leur fiente. Quel puissant faire-valoir que le terrorisme pour donner un goût de paradis à la société des gens normaux, respectueux du mode de vie de la termitière. 

     

     La sage humanité allait appliquer désormais le principe de précaution afin d'atténuer les désastres prédateurs de l'écologie. Il n'y aurait bientôt plus d'ermitage possible pour les déviants. Les forêts que l'on voudrait garder, pour que l'oxygène continue à être produit sans frais, seraient interdites d'accès aux humains, sauf le long de chemins balisés parfaitement surveillés, dont l'accès ne serait permanent que pour quelques gardes forestiers, qui auraient suivi les formations ad hoc, comme c'est le cas pour les professeurs de gymnastique et de danse, afin qu'ils ne mettent pas en danger le corps de leurs élèves. Des sentiers autorisés dans les parcs naturels, on pourrait encore observer le combat à mort des iguanes mâles pour une femelle portant en elle toute la beauté et la mémoire de la création. 

     

     Bref, Hamsadéa, en contemplant la foule des humains s'apprêtant à fusiller le Phénix avec les rayons qu'il leur avait offert, se disait sans doute qu'il était vain de parlementer avec les vaillants pédagogues qui ventriloquaient les villageois de l'île. L'île portait encore le nom d'Aétoéraw sans être à la hauteur de ce nom, puisqu'au lieu de retrouver un accès au Paradis à travers les effluves de la brise, ses habitants se coalisaient contre leur bienfaiteur pris pour bouc émissaire. Il m'est arrivé plus d'une fois de me retrouver dans cette situation d'aider des gens qui ensuite m'ont harcelé, même une famille dont j'ai sauvé un enfant de la noyade, mais sans doute m'en voulaient-ils de l'avoir sauvé, aussi ils revendiquaient que j'alimente son budget de survie.

     

     La secte humaine est ainsi, une merveille incomparable selon ceux qui participent à son orchestration, persuadés d'avoir établi une fonction publique modèle, où les meilleurs principes étouffent l'initiative, car là ce serait sûr que nul ne pourrait nuire trop à son voisin de bureau, et seul des aigris ou des ratés insinueraient qu'il puisse s'agir d'un univers totalitaire, tant on distribue de bonbons acidulés et des catalogues bienveillants sur toutes les opportunités offertes par les désirs et frustrations humaines, qui plus elles sont nombreuses, plus offriront des perspectives d'emplois ''sensés''. Cette ironie pour suggérer l'impuissance et le découragement provoqué par la si puissante politique du bâton et de la carotte pratiquée par les sociétés humaines. Celui qui s'obstine à critiquer des mœurs unanimement et implicitement plébiscitées, est accusé de voir l'humanité comme atteinte d'une perversion génétique, comme ces femelles moustiques qui ont besoin du sang humain pour enfanter, et qui répandent au passage des virus ayant squatté leur corps. 

     

     J'ai souvent eu l'impression que les croix au-dessus des Eglises avec le corps supplicié de Jésus figuré dessus, c'était une façon de faire savoir ce qu'il en coûte de vouloir remettre en cause le réalisme de la logique prédatrice. Même si je suis persuadé que les récits de l'Ancien et du Nouveau Testament sont des fables et des collages incohérents de chroniques, je pense néammoins que ce que l'on peut appeler Christ, c'est la manifestation des vertus Divines sur cette planète, mais qu'une telle croix de lumière dévalue les priorités diaboliques de la secte humaine à un tel point qu'il fallut pour les puissants que les populations soient averties qu'il y a là une promesse de supplice charnel plutôt  qu'une promesse de libération. 

     

     Hamsadéa voit bien que le peuple de l'île n'aura pas d'oreille pour entendre le Phénix et son propre point de vue enfantin sur le Paradis. S'il se montre excellent élève des patentés du savoir et leur décrit sa propre aspiration spirituelle, ceux -ci lui répondront soit qu'il est naïf, soit qu'il enfonce des portes ouvertes. La diablerie humaine joue son théâtre sous le déguisement du rationnalisme sceptique ou des idéaux religieux. Hamsadéa n'a rien à apprendre à l'humanité que ce qu'elle prétend savoir, et s'il n'en tire pas les mêmes conclusions, il n'obtiendra qu'un faible imprimatur, on l'acceptera dans la tribu sur le modèle des ego qui savent rester à la place où ils sont assignés traditionnellement par les sages patentés, et c'est ainsi que lorsqu'elles se mirent en société, les abeilles ouvrières limitèrent leurs attributs par des berceaux exigus et des nourritures de seconde qualité, laissant la reine et les humains s'exalter du fruit de leur labeur. 

     

     Bref, il n'y a plus à avertir les villageois de l'imposture des brigands pillant leurs maisons au nom de Dieu. Le Phénix Taaroa Yakouch explique à ses détracteurs qu'il leur sera impossible de le détruire avec ce feu dont ils ne sont même pas les créateurs. Mais conformément à la règle qui veut, dans le monde Divin, que chaque créature puisse faire l'expérience de sa liberté de recherche et de conscience, il va juste disparaître de leur regard, il ne leur donnera plus rendez-vous, il partira sur une autre planète et chacun pourra proclamer que Dieu est mort, et s'exalter au nom de ses certitudes et idolâtrer ses propres addictions sous toutes sortes de déguisements, qu'il s'agisse du nom de Zoroastre ou de plumes de paradisiers.

     

     Néammoins il se peut que quelques individus soient en désaccord avec cette pseudo-voie de libération dont la plupart des villageois sont entichés, et il serait injuste que ces marginaux dûssent faire allégeance aux tribuns détraqués du village et subir leurs lois. Aussi le Phénix affirme paradoxalement que toute personne qui souhaiterait échapper à la malédiction collective dans laquelle se programment les villageois au nom de leur libération supposée, pourra devenir oiseau de Paradis, en bondissant dans le feu allumé par les rayons lancés en faisceau dans le miroir pour le détruire ! 

     

     L'enfant alors s'élance et bondit, et quoique le feu soit allumé bien haut dans le ciel, l'intensité radicale de son désir fait qu'il plonge dans le feu, son identité corporelle ancienne est consumée et il renaît avec cette identité nouvelle de forme-symbole qu'est l'oiseau de Paradis, une créature qui a reconnu le Paradis dans la matière cosmique qui le constitue et qui veut agir dans le rayonnement de la bonté sans se laisser aller aux tentations trompeuses de la prédation. 

     

     Je ne pouvais manquer d'établir une analogie entre mon propre parcours et celui de cet enfant Hamsadéa. Je suis né au Maroc dans la montagne chleue, quelques jours après qu'Aurobindo Ghose eut quitté son corps, dans des circonstances qu'il me paraît encore préférable, ainsi que les souvenirs de mon existence à Auroville et en pays tamil, d'évoquer séparément dans un article en tifinagh. Mes premières années sur la planète, spécialement sur la plage d'Agadir, avaient gravé en moi des traces de vie radieuses, et un cœur chantant. Ensuite, à Casablanca puis à Marseille, je fus confronté à la vie urbaine et à l'ambiance colérique chronique de mon père et larmoyante de ma mère, avec une censure de toute velléité musicale. C'est ce qui provoqua un instinct de résilience consistant à me forger une identité artistique clandestine, la poésie en étant l'expression la plus dissimulable. 

     

     Alors que mon malheureux père, pour me dresser, ne m'adressait plus la parole depuis des mois et me faisait manger seul à l'écart de la table de ses repas avec ma mère et mon frère, je réussis à faire lire quelques-unes de mes pages aux Remacle, à Elsa puis Seghers et j'obtins une notoriété médiatique rarement octroyée aux poètes lorsqu'ils sont jeunes, et même lorsqu'ils sont vieux, ce qui fit beaucoup de jaloux qui voulurent enterrer ma réputation insolente avec le corps de mes protecteurs. Néammoins cette bouée de sauvetage qui m'avait été lancée m'avait donné des moyens matériels pour déjouer les esclavages que je redoutais. Des moyens qui eussent paru faibles pour ceux qui, au lieu de partir à Bali, se seraient juste payé une bagnole pour mieux s'intégrer dans des tâches plus utiles que celles de la danse et de la poésie dans la nature. Mathieu, mon ami d'adolescence, préféra claquer un petit pactole dans quelques semaines passées dans les palaces. Je fus traité comme un cas social suicidaire relevant de la psychiatrie. Je vis clairement qu'en fait la société où j'avais grandi était ambivalente, d'un côté faisant la promotion d'idéaux au sein de l'Education et des mouvements religieux ou politiques, et de l'autre perpétuant le contraire de ces idéaux. A l'époque, je ne vis cela comme le défaut de la civilisation occidentale. Aussi, au lieu d'utiliser ma notoriété pour y réussir socialement, je l'utilisais pour financer des études prolongées en Inde et à Bali. Je n'ai jamais regretté aucune de mes études d'Europe ou d'Asie, mais constaté ensuite l'hypocrisie institutionnalisée comme une marque dominante de l'aveuglement dans toute l'espèce humaine. 

     

     Mon désarroi fut extrême face à l'écartèlement du monde dit hindou entre des références de sagesse radicale, et des mœurs très souvent barbares, que les voyageurs même gauchisants justifiaient chez les peuples de couleurs alors que chez les Blancs ils les eussent considérées comme fascisantes. Je me découvrais en même temps immergé dans les rythmes et la poésie du monde dit hindou, et il commença à me fournir des antidotes efficients aux fatalités de la condition humaine. Celle-ci me paraissait davantage ambivalente qu'hypocrite, et quoique les antidotes aient des allures souvent fantasmatiques, elles ne pouvaient être considérées seulement comme des pièges hypnotiques d'adaptation. 

     

     Même si les institutions civilisatrices les dispensaient de cette façon cléricale ou superstitieuses, elles assuraient une transmission, et l'histoire des yogas montrait d'une part qu'il avait existé des voies ne se limitant pas à l'ostentation mentale, et qui ne soient pas encadrées par des enseignements faisant la synthèse entre des connaissances évolutives et des mœurs obscurantistes. Le statut de sannyasin permettait à tout individu désillusionné des castes de survivre hors de leur système tout en en recevant l'aumône et la protection, parce que chaque caste du fond de ses superstitions et mauvaises consciences inavouées voyait dans cette bienveillance une façon de solliciter l'aide Divine dans ses affaires matérielles. 

     

     Cependant dans le dernier quart du 20ème siècle, il n'était plus aussi facile pour des étrangers d'adopter la vie de sannyasin sans adhérer à des communautés religieuses ou d'autres compromis. Les millions de sannyasins et les milliers d'ashrams étaient d'ailleurs de toutes sortes en ce qui concernent les mœurs et les voies spirituelles, et je ne souhaitais pas la tutelle de tel ou tel professeur ministériellement patenté en danse, en musique, en yoga, mais m'associer à des enseignants qui me paraissent réellement fournir ce que je recherchais, et ce n'était pas un diplôme académique. Pour les citoyens étrangers, les droits de résidence étaient suspendus à des réglementations de visas et aux hiérarchies sociales de la recherche encadrée et des obédiences religieuse à telle ou telle communauté sponsorisante. Je ne pouvais toute ma vie stationner dans la doxa des premiers maîtres et institutions qui avaient la capacité de me sponsoriser sur le plan des papiers. Heureusement, tout au long de mon parcours, je trouvais même dans les institutions quelques rares alliés qui firent que je ne fus pas complètement marginalisé financièrement.

     

    L'ashram de Sri Aurobindo avait été fondé sur les ruines d'un ashram antique du siddha Agastyar. Je me rendais souvent en son centre car y vivait Anuben Purani qui m'enseignait la danse, et Romen Palit, poète, musicien et essayiste (notamment sur le mythe de Prométhée) qui avaient été les deux premiers élèves de l'école de l'ashram. 

    Au début de ce texte on trouvera une photographie où je suis avec Anuben Purani (Anouben Pourani ) sur sa terrasse au-dessus de la tombe de Sri Aurobindo, et j'ai aussi mis une photographie deChristine avec Romen .

     

     Leurs cours étaient gratuits et j'animais également gratuitement des danses de Râs-Lila dans plusieurs écoles de villages d'Auroville ou des alentours tamouls. Ce que je pus observer, dans les tribulations auxquelles devaient faire face ces maîtres et Sri Kothandaraman, mon maître de chant karnatique, ainsi que dans la communauté musulmane où Soleiman Iqbal, mon premier élève adulte de danse et mon assistant, subissait bien des persécutions pour cela, me fit comprendre que la connaissance dans les populations hindoues et musulmanes avait été bien autant manipulée par les hiérarchies temporelles qu'en Occident. 

     

     

     

     Beaucoup de choses me choquaient aussi dans les livres dits sacrés des diverses religions et j'y voyais des falsifications cléricales au fil des siècles. Bien sûr, il y avait aussi toutes sortes d'éclairages spirituels authentiques, qui me permettaient de clarifier mon identité. Il était seulement dommage qu'ils soient combinés à tant d'affirmations dogmatiques peu vertueuses  à mon sens, sauf si l'on magnifie des mœurs ataviques d'animaux sociaux et de leurs communautarismes. Mon éducation en Europe m'avait préparé à un examen critique de tout ce que je lisais, entendais, voyais. A vrai dire, ce type d'esprit critique était celui des premiers yoguis des tempa anciens, et à force de me désillusionner de la religiosité grégaire et des diverses propagandes politique, je devins de plus en plus réceptif au plan causal, où continuent à se manifester les fondateurs du yoga, qui ouvrirent la voie à la méthode cognitive tant scientifique qu'artistique développée ensuite par les homos dits sapiens. 

     

     Bien évidemment, je ne cessais de soumettre à l'examen les voix surnaturelles que j'entendais d'Agastyar, Urvasih et Osipeh et les présences que je percevais, qui d'ailleurs approuvaient clairement cette attitude, tant les dimensions surnaturelles font l'objet de confusions et d'escroqueries. En fait, je devais admettre que tout ce que j'allais formuler comme langage était en fait déterminé par les paramètres de ma propre incarnation, et ne pouvait être attribué à mes maîtres immortels ou des esprits de l'eau, à l'inverse de ce qu'avaient cru bon de faire beaucoup de chercheurs à leur écoute. Je devais donc signer le Théâtron, car il n'est de forme que passagère, y compris les formes dont les immortels se revêtent. 

     

     En effet ceux que nous appelons Immortels sont des rayons du Soi cosmique tentant de répondre à l'écoute des chercheurs dans tous les règnes de la nature plongée dans la Maya, l'ignorance partielle de ceux qui se sont identifiés aux formes et étudient pour devenir des outils conscients de la création de Sri Krishna, ou Yakouch, ou Taaroa. Mais ce sont là des mots, l'important est comment nous construisons notre vie avec l'aide de ces mots dont on peut faire un usage teinté de toutes les vilénies dont sont capables par leurs réflexes ignorants, même leurs adeptes sincères. Personnellement, j'avais l'impression que ces voix audibles intérieurement inclinaient à une suprarationalité, tant le monde avait souffert d'être ventriloqué par des démons se faisant passer pour Dieux. 

     

     Ceux de mes professeurs qui m'ont laissé le meilleur souvenir, au point que je sens leurs âmes protectrices auprès de moi, aujourd'hui où ils sont décédés, sont ceux qui avaient eu des parcours dictés par leur conscience individuelle au fil de leurs tribulations sociales. Ils ne rejetaient pas les organisations qui leur avaient permis de s'instruire ou d'enseigner, mais en percevaient les limites. Ils n'étaient les pantins sectaires ni du show-business traditionnaliste, ni des institutions religieuses ou laïques, même s'ils y participaient. Même s'ils n'étaient pas omniscients et avaient chacun des limites, ils étaient catalytiques par leur attitude. Ils m'ouvraient les portes de la perception du monde causal,où je perçus l'immortel Agastyar me guider de façon de plus en plus explicite au fil des années, et ce n'est que maintenant que je le dis dans un texte public, tant ce genre de situations aurait paru délirantes à mes interlocuteurs anciens. Elle le paraîtra probablement encore, mais j'ai désormais 65 ans, je vis retiré de la vie sociale et je ne vais pas quitter cette incarnation sans avoir fait cet aveu, on en pensera ce qu'on voudra. Sri Agastyar m'avait conseillé de ne pas afficher la communication que je percevais avec lui, et aujourd'hui il me suggère de l'évoquer discrètement ici. J'aurais pu le faire en tifinagh, mais je dois en parler explicitement pour les rares personnes qui auront eu la concentration de s'intéresser à ces lignes ces temps-ci. Cette confidence est cruciale pour ces chercheurs sincères, quelle que soit la façon dont ils l'analyseront.

     

     Je me suis trouvé dans la situation d'Hamsadéa qui a le choix entre l'obédience aux hiérarchies humaines et l'offrande du Phénix, et la présence du Rayon Agastyar m'a guidé au fil des épreuves de mon incarnation. Au fil des années, je recevais les épisodes successifs du conte philosophique du Théâtron, et je les faisais signifier à travers ce qui par ma danse et mon chant me connectait à une sorte de force de Coriolis cosmique. On appelle force de Coriolis cette force qui oriente toujours dans le même sens spiralé l'évacuation des eaux d'une baignoire, ce qui est conditionné par la rotation planétaire. En somme, la guidance causale des immortels me sortait de la marginalité cosmique où les priorités de l'humanité auto-déifiée l'entraîne vers le mode de vie plébiscité de zombi des artifices mondains.

     

     Des circonstances que je viens de décrire découla le fait que tout en assumant la création de ce Théâtron, j'en devins l'élève perpétuel et que mes interprétations ne furent pas toujours les mêmes. Dans les premières décennies de ma vie adulte, le saut de l'enfant dans le feu allumé par le Phénix pour le détruire, symbolisait le choix que j'avais fait d'un projet de vie que je tentais de partager avec mes compagnes successives et d'autres élèves. La première horde catalytique s'était dissoute car l'ostentation consistant à sortir des traditions était vaine, puisqu'en fait il ne s'agissait que de sortir que de la caricature réactionnaire de traditions aux fondements initiatiques. 

     

     Chacun des membres de l'ancienne Horde catalytique était parti à la rencontre de ce qui, dans les traditions, pouvait nous faire évoluer dans notre recherche et écoute quotidienne. Mais de cette Horde, je fus le seul membre qui centra hors d'Europe son existence matérielle et ses repères concernant l'histoire culturelle, politique, spirituelle, philosophique de l'humanité. Je ne dis pas que je sous-estime le rôle de l'Europe ou de ce qu'on appelle l'occidentalisation, pour le meilleur et pour le pire. Mais non seulement ma vie fut consacrée entièrement aux études et à la transmission sur la recommandation de mes professeurs, mais je pus moi-même découvrir à quel point le castéisme avait pollué la compréhension de ces traditions tout en les institutionnalisant. Cela me délivrait de l'argument d'autorité des hiérarchies qui tout en transmettant un savoir précieux, comme en Europe,assujettisait la valorisation de la musique ou de la danse aux priorités sensorielles de la termitière. 

     

     

     L'irruption causale de l'immortel Agastyar dans ma perception était celle d'un des fondateurs antiques des études yoguiques, qui incluaient un folklore sensé au delà des motivations de divertissement et qui s'offrait comme un cheval de Troie supramental au cœur des conventions de castes, de temples, de nationalité. Ce maître avait déjà été un arbitre spirituel lors de la confrontation des mondes aryen et dravidien. Lui et ses disciples furent des initiateurs des théâtres dansés et musicaux jusqu'à Angkor et Borubodur, temples qui ont conservé l'effigie sculptée de Sri Agastyar. En somme sa voix inversait la perception mondaine du théâtre. 

     

     Elle permettait d'interpréter le Mahabharrata et en fait toute épopée avec un autre regard, et à travers une autre écoute du Son cosmique que celle des hiérarchies des patentés institutionnels de ces savoirs. De là, le livre de la Vie et de l'Univers devenaient davantage lisibles. Pourquoi témoigner d'un tel parcours, surtout quand on sait à quel point cela peut être vain, voire risqué, ou prêter à tant de malentendus, car chacun comprend selon sa perception karmique ? Et avec ma perception limitée, je suggérerais que ce sont les Immortels que je perçois par centaines autour de moi pour me protéger dans certaines situations, qui insistent pour que je témoigne tout de même ainsi, par compassion pour tous ceux qui ne savent comment s'évader de la réserve protégée des diables humains et autres moustiques, et qui pourraient, avec leurs spermatozoïdes spirituels, remonter jusqu'à des ovules moins mortels, et rétablir consciemment leur statut d'humbles jardiniers illuminés du Cosmos.

     

     Par sa métaphysique-fiction, le théâtre sacré enseigne les règles du jeu de la pseudo-réalité médiatico-historique vue comme un théâtre de formes passagères égarées dans leur miroir. Mais surtout, en retrait de cette mise en scène illusoire, il fournit des pistes pour vivre une utopie poético-ascétique qui peut être perçue comme Réalité ancrée dans le Soi. Mais ce ne peut être explicite que pour le pratiquant vivant dans un processus constant d'accroissement des vertus, où le monde causal devient perceptible. Sans cela, la sortie de la rationnalité relative établie par les sens unanimes de telle ou telle espèce animale, débouche sur une confusion pseudo-spirituelle comme dans les univers animistes, religieux, voire athées, lorsqu'ils déifient les instincts prédateurs sous couvert d'idéaux. Sans expérimentation chronique de réflexes supramentaux, sans une attitude catalytique dans la façon de jouer et de danser son rôle, le pratiquant du théâtre sacré n'est qu'une marionnette dans une parade, où le spectateur conscient pourra néammoins trouver une démonstration instructive, selon ses capacités d'écoute.

     

     En effet, l'être humain est comme ce scorpion qui demandait à sa voisine la grenouille de lui faire traverser un ruisseau. La grenouille lui répond ne pas être dupe, elle sait qu'il est un animal qui peut la tuer de son venin. Mais le scorpion finit par la convaincre tant il est raisonnable de penser qu'il ne va pas programmer sa propre noyade en piquant la grenouille pendant la traversée. Hélas, lorsqu'ils parviennent tous deux au milieu du ruisseau, le scorpion pique la grenouille qui s'exclame : ''Mais tu es fou, nous allons tous les deux mourir !'' Et le scorpion réplique : '' Pardon, pardonne-moi, c'est que je n'ai pu me retenir !''

     

     Il n'est pas si facile pour l'homo sapiens denté de se centrer dans une présence où s'éteignent tous les dards de son karma de peur ou de prédation, forgé depuis des éons, bien après qu'un astéroïde grand comme l'Everest provoque la disparition des dinosaures. Comment penser l'équilibre raisonnable entre l'attachement à notre corps et le détachement qui produit le discernement ? Pour en avoir une vue claire, il faut pouvoir tester l'autonomie de l'âme, ou mieux la Conscience du Soi éternel en soi. C'est sans nul doute le rôle que j'ai assigné à la musique, prenant exemple sur les meilleurs de mes maîtres, qui même ignorés par les hit-parades, me reconnaissaient comme je les avais reconnus. 

     

     Pour ce recentrage dans la conscience dans ses sources causales, j'ai suggéré que les transcriptions par Daniélou des ragas hindoustanis sont un travail utilisable et précieux, où les valeurs des notes gagnent à se référer à des vertus plutôt  qu'à des émotions. De même, les calculs arithmétiques des talas gagnent à s'accorder à l'esprit mathématique cosmique (à la danse des galaxies en équilibre dans le ''vide''), et pas seulement aux situations de la vie incarnée, et d'ailleurs, dans les deux cas, émotions et situations s'en trouveront mieux maîtrisées. 

     

     Peu à peu, le parcours de ma conscience m'éloignait des conventions où les arts se transmettent et se valorisent en tant qu'actes sociaux. Les arts pouvaient être vécus comme une réserve d'actes dharmiques extincteurs de karma. Je ne pouvais me référer à aucun ouvrage académique pour me réclamer d'une voie préexistante, quoiqu'il fut clair pour mon maître immortel que c'était là le sens premier de la voie de l'art comme langage - outil yoguique des folklores sacrés. Bref le sens du mot catalytique pour définir mes pratiques artistiques s'avéra approprié.

     

     Evidemment ce n'était pas exactement le sens de l'adjectif ''catalytique'' lorsqu'il prétendait définir les activités avant-gardistes illusoires de la première horde catalytique, sauf qu'il y avait déjà une aspiration à une catalyse. Dans quelle direction ? Cela restait vague, c'était ''pour la fin'' ou ''pour l'afin'' ou encore ''pour la faim''. Nous avions été une sorte de coalition d'ego chercheurs en quête de légitimité pour des subventions de recherches qui hors cadre, auraient du mal à trouver de l'écoute, sans parler d'audimat, et même de l'espace-temps qui ne soit pas assujettis à l'économie du profit moralisateur et vampire. Il fallait un cadre, et l'analogie avec le ''pot catalytique'' faisait sens.

     

     Lorsque je présentais ma thèse de Doctorat titrée '"Animations corporelles à supports mythiques, rythmiques et rituels", je n'y consignai que ce que je pouvais comprendre de ma démarche et de ce qui serait admissible par un jury universitaire de thèse. J'y valorisais à l'excès l'institutionnalisation des savoirs, certes précieuse pour la survie des chercheurs, mais qui correspondait à l'état actuel des industries culturelles traditionnalistes, et non à la démarche initiale beaucoup moins formelle des premiers expérimentateurs des rituels. Car si un rituel peut effectivement être vidé de son sens par un usage amnésique, il peut rester un aide-mémoire, avec des éléments mnémotechniques différents de ceux que l'institution a relevé en raison des orientations politico-religieuses de ses membres, généralement éloignées d'initiations efficiente en zone de haut prâna. Même en partageant des œuvres de poètes français avec des élèves, certains me soupçonnaient de les avoir écrits moi-même, tant les manuels présentaient Lamartine, Leconte de Lisle ou Victor Hugo sous un angle où toute clairvoyance ésotérique était gommée.

     

     Et quand on se tourne vers la librairie ésotérique, on s'enlise dans une cette pléthore de savoirs et d'ouvrages qualifiés d'iniatiques, et qui ne le sont que métaphoriquement. Tout devient théoriquement initiatique sans l'être, dans un monde où l'ostentation a remplacé la pratique d'autant plus facilement que chacun est en tête-à-tête avec lui-même, sans témoin de chair, pour savoir ce qui se joue dans les opérations de sa conscience. Ce qui permet de fortifier les auto-hypnoses narcissiques. Mon instructeur balinais Raï m'avait incité, avant de commençer toute danse, avant de faire danser le rideau par derrière puis de l'ouvrir, à me montrer à Siva au niveau du troisième œil frontal. Façon de dire que c'est le spectateur supramental à qui il importe de plaire sans artifice, le Divin sous toutes les formes rayonnantes qu'il peut emprunter, et il est reconnaissable à ses vertus, qu'aucune forme diabolique ne parvient à singer dans la durée, quoiqu'il soit toujours possible de se transformer pour de bon. 

     

     Mais l'essentiel dans une initiation véritable, c'est la durée dans la pratique. On ne s'initie pas à la lutherie ou à la mécanique en une journée, et dans le domaine de la danse sacrée, ce ne peut être que beaucoup plus long, même si l'apprentissage des formes n'est pas garant de la saisie du sens qui peut être soudain, mais avec beaucoup d'expérimentation préalable. La méthode des 27 couleurs du Phénix doit être progressivement appliquée à tous les moments de la vie, sans quoi elle reste velléitaire et dans ce cas on ne fait qu'habiller nos addictions même perverses d'un langage vertueux, et du coup les vertus réelles peuvent être perçues comme des vices. On retombe dans la confusion où les mœurs orchestrent les mérites, les bénédictions, les malédictions. On ne fait qu'aggraver l'ignorance en la déguisant de concepts.

     

     Le saut d'Hamsadéa dans le feu du Phénix, ce fut donc d'abord pour moi cette obstination à intégrer socialement le Théâtron dans l'Education, et en même temps à me ménager autant que possible, hors du réseau d'une société, des espace-temps de refuge de félicité cosmique, d'amour créatif selon une logique évolutive. Cela par une ascèse de résistance aux chantages communautaires, pour me préparer si besoin était, d'accentuer mon érémitisme dans le contexte plus favorable des archipels du Pacifique, comme cela avait eu lieu pour Tom Neale ou Ron Falconer, même si ce qu'il m'en dit par la suite montrait que le mondialisme du contrôle était en train de dépasser ses anciennes limites. 

     

     Certes, en Inde, il y avait toutes les facilités pour exercer bénévolement cette pédagogie dans des écoles, pourvu que je sois rentier et qu'on me fournisse un visa perpétuel. Mais je dus me rendre compte qu'elle ne pouvait susciter un engouement qu'au niveau des jouissances superficielles provoquées par chants, danses et élans dévotionnels. J'ai souvent suscité des engouements par mes activités bénévoles mais qui ne concernait que les appétits de consommation intellectuelle, qui collectionnent les expérience sans les approfondir. 

     

     Mais pour une intégration qui aille au delà des tiffins envoyés par un cycliste par la cuisine de l'ashram, il fallait un autre type d'obédience. Au sein de la Sri Aurobindo Society ou d'Auroville, il y avait des gens qui, rentiers, pouvaient se consacrer à des activités en dehors de ce qui était financièrement rentables, mais c'étaient ces activités qui étaient monnayables contre un droit perpétuel de résidence, lequel ne relevait pas de la recommandation de mes maîtres de musique et de danse, à qui il était demandé des tâches sans rapport avec leurs arts, même si pour ces arts, on leur proposait des positions honorifique. Bach ne devait-il pas enseigner le latin, tout en étant titulaire de l'orgue ? 

     

     A l'époque, j'obtenais des visas, en Inde ou à Bali, par des accords d'échange culturels renforcés par des bakchichs personnels aux fonctionnaires de base. Certes, en montrant de grosses sommes d'argent et des revenus importants on obtient partout des droits de résidence, mais point l'autonomie qui m'était nécessaire pour poursuivre ma recherche. Ce n'est qu'en Polynésie que je pus m'organiser de façon digne, grâce à quelques âmes amies parmi les frères de Ploërmel qui me firent confiance au sein de l'enseignement catholique, notamment les frères Tanguy, Celton, Desille. Au début, les plus ouverts d'entre eux étaient un peu effrayés par les aspects apparemment païens de mon Théâtron, mais j'arrivais à placer le dialogue sur le plan des vertus, sans quoi il faudrait juger impies même les fables de La Fontaine et bannir des programmes jusqu'à la pièce de Sartre''le diable et le bon Dieu''. Heureusement les nouvelles recrues de l'Eglise catholiques n'étaient pas toutes sectaires, leur sincérité parfois ouvrait leurs oreilles au dialogue des spitritualités, et avec des mots différents nous découvrions des convergences, même si certaines étaient un peu obsédées par les citations bibliques autorisant le régime carnivore.

     

     Il y eut donc des années où je pus tester ma pédagogie dans le contexte polynésien où existaient déjà des pédagogies de type oriental et d'autres de type occidental, ce qui dévoila bien des ouvertures et des limites et me permit de vivre sereinement ma créativité. Aujourd'hui, à soixante-cinq ans, après bien davantage d'expérience de la condition humaine, de ses trahisons, de ses turpitudes, de ses vilénies, de ses hypnoses, de ses contradictions, de son désastre, le saut d'Hamsadéa me paraît davantage relever d'un élan individuel. En effet les préparations de spectacle en couple ou en groupes d'élèves ont montré leur limites, la danse et la musique sont perçues comme des outils de distraction pour les acteurs comme pour le public, et je vois mal comment elles pourraient préparer l'envol du papillon dans le cocon de nos jours mortels, autrement que dans un choix individuel de la conscience, de l'âme. 

     

    L'évolution individuelle est bien plus facile à mettre en œuvre que l'évolution en duo ou en groupe, ce qui n'empêche que les épisodes suivants du Théâtron affirment la nécessité pour l'humanité de trouver malgré tout une harmonie planétaire. Progrès individuels et progrès collectifs ne sont pas en fait contradictoires, et sont même nécessairement complémentaires quoiqu'il s'agisse de cheminements distincts. De même sont compatibles les deux tendances dominantes de la spiritualité humaine, à savoir la tentative de spiritualiser la matière comme dans le tantrisme ou dans le christianisme et celle de s'en évader comme dans le bouddhisme et le védantisme, du moins sous leurs formes orthodoxes. Bien sûr je ne considère pas comme voie spirituelle les recours au surnaturel pour renforcer les addictions de l'ego. 

     

     Le saut d'Hamsadéa peut donc symboliser la tenue d'un projet de vie apparemment inassimilable par la secte humaine mais qui finit par répandre ses semences, car il se centre dans le rayonnement Divin, ce qui n'est pas garant de leur arrosage, par lequel les destinées se positivisent. Le saut d'Hamsadéa peut aussi symboliser l'élan par lequel une âme comme celle des Bala Yoguis réussit une évasion hors de la Maya terrestre, de l'illusion karmique de l'humanité.

     

     Tous les yoguis de l'Inde et d'ailleurs ne m'ont pas convaincu... Je ne veux pas pour autant traiter d'imposteurs la foule des personnes ayant avancé sur telle ou telle voie. Il y a tant de caractères complexes, lourds des contradictions inhérentes à la condition humaine, quoique dans certains cas il est difficile de comprendre leur démarche sociale... Un jour, dans les bureaux de l'immigration à Pondichéry, je pus consulter un épais dossiers de lettres de dénonciation de yoguis connus traitant leurs concurrents d'imposteurs, simplement pour que leur soit retiré, à leur profit, la qualité de sponsor pour des visas d'études.

     

     Il existe beaucoup de yoguis sincères, que ce soit à Ananda Marga ou ce vacher tamoul que l'ashram Aurobindo avait tenté d'implanter sur un terrain voisin du mien mais qui avait été chassé à coups de pierre par les pêcheurs voisins, ou encore le bon Champaklal qui appréciait ma Râs-Lîla comme le miracle de ce qu'il fallait faire sous un si beau banyan, dans ces villages où l'hindouisme avait davantage les allures d'un vaudou que celles du yoga... 

     

     Les danses du village de pêcheurs, lors des fêtes de temple, n'avaient rien à voir avec le Bharata Natyam, c'étaient des acrobaties où quelques jeunes affichaient leur souplesse en ramassant par l'arrière des lames de rasoir avec leurs paupières. C'était en l'honneur de Rama, avec un jeune garçon rondelet habillé comme une femme pour jouer le rôle de Sita, qui faisait plutôt  de la figuration. Une sorcière parvenait à ventriloquer, avec des soliloques amers et querelleurs, une pierre dans mon jardin où elle était supposée représenter la Shakti. Des sculptures de démons étaient accrochées au-dessus des portes pour éloigner les voleurs. 

     

     La démarche des Balas Yoguis était de mon point de vue bien plus convaincante. On en a enfermé un dans un hôpital, pour scanner son organisme continûment. Les médecins sceptiques qui pensaient déconsidérer une superstition durent reconnaître qu'il survivait sans nourriture solide ou liquide. Le premier Bala yogui de Mummidivaram, un village indien, était un enfant de famille harijan, c'est-à-dire paria, hors caste de naissance, au sens d'exclus de la plupart des professions, pas au sens de sannyasin à robe orange, ce qui ne pourrait être qu'un choix respecté par beaucoup. Son père le louait comme gardien de bétail à un riche propriétaire terrien et un jour, il assista dans une ville voisine à une fête en l'honneur de Sri Krishna. Sri Krishna est souvent représenté en train de danser la Râs-Lila avec les gopis (vachères) et Jayadeva a consacré sa Gita Govinda à son idylle avec Radha. Le poète Binda a composé des poèmes et des danses de Kathak que j'ai transmises, sur le même thème, et la Srimad Bhagavatam narre aussi le mariage de Sri Krishna avec Rukmini. 

     

      La vie de Krishna, dont le nom est une étymologie du mot Christ, est présentée par ses dévôts comme une manifestation de Dieu sur notre planète, et au fil des millénaires, une foule de poètes, de peintres, de sculpteurs, de musiciens et de danseurs en ont proposé des évocations personnalisées. Malgré son jeune âge, le premier Bala Yogui de Mummidivaram eut l'intuition que l'exemple de Krishna n'était pas juste celui d'un playboy de droit Divin, mais le signe d'un amour pour toutes les créatures, un amour directement perceptible par son rayonnement, où il était possible de prendre refuge, et dont on pouvait devenir un relais. Aussi, lorsque son père fut sur le point de renouveler le contrat de location de ses services, il l'avertit de ne pas le faire, car il voulait changer de vie. Le père passa outre aux desiderata du gamin. 

     

     Mais bientôt on retrouva le corps immobile du jeune Bala Yogui dans la campagne près du troupeau qu'il avait définitivement négligé de ramener chez son propriétaire. Il était assis en posture siddhasana, en méditation sous un cocotier. Rien ne semblant convaincre l'enfant de se déplacer, puisqu'il restait les yeux fermés sans parler, sans répondre, intériorisé en deçà de ses sens animaux. Alors des villageois décidèrent de l'emporter et le poser devant la maison de sa famille. On voulu le faire boire et manger, alors il finit par prescrire un régime provisoire qui devait préluder à une cessation rapide et définitive de toute nourriture. Il eut en tête le nom d'un avocat qu'on fit venir de la ville voisine afin de faire enregistrer ses souhaits.

     

      Il expliqua qu'il était entré dans un processus de sortie du samsara, c'est-à-dire de toute réincarnation, et que ce travail, qui n'avait de sens qu'à plein temps serait facilité si on cessait de le toucher. Car déjà des pèlerins affluaient, attiré par son aura réconfortante, et ne cessaient de le toucher. Dans le monde hindou, ce type de yogui donne tant l'impression de s'être dégagé des souffrances humaines, et de survivre dans un rapport d'aimantation au Divin au point d'en être pénétré, que cela produit un élan mimétique de la part d'un nombre croissant de pèlerins qui cherchent, le plus souvent sans y parvenir aussi radicalement, à dépasser les stress des tribulations de l'incarnation. 

     

     Cette attraction je l'ai ressentie moi-même au point où qu'un jour, je fis un effort constant pour échapper à une rage de dents et me retrouvai soudain comme détaché des affres charnelles que je subissais. J'ai raconté ailleurs avec plus de détails l'histoire de ce Bala Yogui puis de son frère. Je voulais ici simplement dire que le saut d'Hamsadéa me sembla longtemps avoir un sens tantrique dans les circonstances d'un nouveau folklore d'harmonie mais aussi un sens védantique, les deux se nourrissant mutuellement. Car le détachement des œuvres sensorielles favorise le contrôle des sens, et de leur coordinateur mental. De là naît un discernement qui rend réceptif à la vibration supramentale de l'âme du monde en tant que Personne bienveillante, pouvant accepter que la création soit une fusion libre avec la Félicité éternelle ou sinon un spectacle assumé par les ego voulant expérimenter leurs illusions.

     

     Evidemment, au début de ma vie, c'est plutôt  l'interprétation tantrique et chorégraphique des sens qui domina, tandis que désormais, c'est davantage l'interprétation suggéré par les Bala yoguis, une aimantation totale en deçà ou au delà des sens. Le monde humain paraît d'abord riche en promesses de plaisirs, et il existe une multitude de bonheurs relatifs dans toutes les formes d'incarnation sur une planète tellement splendide et inspirante. Il y a une jubilation existentielle pour l'enfant lion ou l'enfant pingouin, pour le fonctionnaire ou le rentier se contentant des joies de la sécurité et de la prospérité acquises. 

     

     Mais le contentement a beaucoup de mal à se perpétuer sur le plan matériel. Besoins chroniques de nourritures, de divertissements, d'assouvissements sexuels, d'énergie... On peut assumer ce jeu dans une certaine sérénité, en comprendre les règles et trouver aigri ou étranges ceux qui ne s'en contentent pas. Mais il est possible aussi de réaliser que cette quête perpétuelle de plaisirs et ces nécessités de combats sont en fait liées à un éventail d'illusions fonctionnant comme drogues et dont on est l'esclave. 

     

     Comment ne pas voir que l'on puisse être esclave de besoins, de nos sens, de notre ego, de ceux des autres, de malentendus perpétuels, et que plus les désirs sont exaucés, plus le manque devient métaphysique ? A la limite, c'est la frustration organisée qui perpétue les désirs illusoires. Or il est un art yoguique, catalytique qui permet d'assouvir ses désirs à un degré supérieur de satiété que dans le contexte du labyrinthe humain. Pour un yogui catalytique, il est possible de percevoir intensément tout ce qui pourrait être vécu de beau, de nuisible ou de stupide avec telle ou telle femme, sans la toucher, et de là s'épargner de s'enfermer dans la voie magique de la concrétisation d'une multitude de souhaits. 

     

     En s'avançant sur cette voie magique qu'est déjà l'arrivisme social dépourvu de concepts ésotériques, on peut éventuellement comprendre combien on s'offre à la dévoration de nouvelles tuniques de Nessus. Les plaisirs du monde mortel, qu'il s'agisse de sexe, de pouvoir ou autres, peuvent alors nous paraître des métaphores, des reflets imparfaits de la Félicité Divine. De là on peut nourrir l'ambition de s'abandonner complètement et définitivement à ce niveau de vibration. Cela ne veut pas dire qu'il faille cesser de s'unir avec son épouse, ou qu'il faille renoncer à la danse, à la musique, à l'enseignement et à tout langage humain, ce sont des outils qui restent précieux. Même l'argent ou le pouvoir peuvent, mieux que la misère et l'esclavage, favoriser la catalyse, s'ils sont orientés dans le sens de transmutations vertueuses de la société humaine. 

     

     Il s'agit plutôt  d'opérer un détachement avec le théâtre de l'incarnation pour que le karma soit transmuté en dharma, pour que les éléments charnels et circonstanciels dans la destinée brûlent dans le feu du Phénix, au point que les signes et symboles qui subsisteront puissent s'intégrer à la communication entre l'Esprit Divin et la Matière en gestation. A ce stade, les désirs sortent du domaine de l'intrigue et des complots diaboliques pour se satisfaire dans la sphère de la Conscience éclairée sur l'échelle de la connaissance. L'échelle peut être plantée dans un folklore sensé, même s'il est détourné de son sens par des élèves qui n'y cherchent que la vaine exaltation de leurs ego.

     

     La vie apparaît alors comme une école où personne n'est contraint à telle ou telle recherche, qu'il s'agisse de se centrer sur la musique des sphères ou sur les attentes musicales d'une communauté ou d'une autre, mais où l'accès à la lecture du Livre de l'univers devient possible pour chacun selon ses capacités mentales et sensorielles, améliorable si dans l'élan d'expansion cosmique qui anime le réseau galactique, nous nous préparons par nos vertus à accueillir la Conscience supramentale capable d'opérer notre catalyse progressive... Chacun est libre de trouver la méthode de libération ou d'épanouissement qui correspond à son âme, mais il est évident que chaque créature incarnée se trouve dans un réseau de contraintes biologiques et sociales.

     

     Même si on ne se la pose pas en termes philosophiques, la question du mal est incontournable, dès la moindre piqûre de moustique, encore que toutes les catégories de moustiques ne soient pas porteuses de virus... Il est intéressant de lire les témoignages des entomologistes qui ont découvert à quel point les dérives vicieuses des insectes étaient analogues aux dérives humaines... Evidemment ce qui est mal pour la victime peut sembler légitime au prédateur, et donc forcément, il y a une réflexion sur ce que pourrait être une éthique adaptée à la condition humaine...

     

     Au fil des ans, si on n'est pas né dans une cuillère en or et qu'on est confronté à la ''lutte pour la survie'', on sera inévitablement témoin de multiples infamies nous concernant ou atteignant ceux qui nous entourent. On découvrira que les ego pratiquent souvent la ''justice'' dite ''deux poids, deux mesures''. Evidemment, beaucoup de ceux qui ont réussi à se barricader dans des privilèges peuvent considérer que les autres ont mérité leur sort, dans une vie antérieure ou dans cette vie. Mais ne caricaturons pas, certains privilégiés éprouvent la nécessité d'un contrat social universellement généreux, et certains persécutés n'ont plus qu'une vision cynique de l'existence qu'ils exerceront sans scrupules en cas de renversement social. 

     

     Un intellectuel indien ébloui par les frères Bala Yogui fit imprimer un livre en anglais sur eux. Je n'ai trouvé aucune méthode spirituelle dans ce livre, les Balas Yoguis étaient honorés du titre de saints, et bizarrement l'auteur les comparaît à Napoléon et Mussolini... Napoléon qui a rétabli l'esclavage, Mussolini l'allié d'Hitler... Lors de la tournée de mon Théâtron avec l'Eden Duo, je distribuai aux journalistes un dépliant extrêmement clair sur les divers aspects de notre répertoire, mais il était rare qu'ils ne mélangent pas tout, et on m'a attribué souvent des pensées politiques, religieuses ou autres que je n'avais jamais eues. On peut se dire que les Balas Yoguis pourraient protester... Mais en fait,  ils ne parlent plus depuis longtemps, et le premier Yogui de Mummidivaram ne prétend rien enseigner à personne, il ne cherche même pas à orienter les pèlerins vers le krishnaïsme... Ils savent bien que dans cette région, c'est la religion de la majorité des gens, ce qui ne les empêchera pas d'agir comme son père, ou le propriétaire terrien, ou pire... Quel brahmane avait alors pris le défense de l'esclave hors caste, qui d'ailleurs n'avait jamais été placé dans une école. 

     

     Les abeilles, lorsqu'elles se regroupent en société, sacralisent leur invention du miel, de sorte qu'il ne profite en fait ni à la reine, ni aux mâles impitoyablement massacrés une fois que l'un d'eux a fécondé pour toujours la reine, ni aux ouvrières dont le développement a été volontairement rétréci pour qu'elles vivent stériles et serviles. Napoléon les avait fait mettre sur le drapeau de l'île d'Elbe, car il considérait qu'elles avaient créé un modèle exemplaire de société. C'est finalement l'être humain, parce qu'il est au sommet de la chaîne alimentaire animale, qui jouit des réserves de miel en abondance. La reine certes est nourrie de gelée royale, mais elle va être rapidement détrônée et remplacée. 

     

     Seules les abeilles ayant refusé d'intégrer cette société autour du culte d' énormes réserves de miel inutilisées, ne massacrent pas les mâles comme des parasites assistés et peuvent vivre en couple dans l'anarchie Divine où elles peuvent batifoler et méditer librement, en produisant juste le miel qui leur est nécessaire sans le capitaliser. Les Balas Yoguis ont voulu se mettre à l'écart du conditionnement de la société hindoue, alors que c'est à travers l'image de Krishna jouant de la flûte près d'une vache qu'ils ont perçu une identité plus significative pour leur destinée que celle des dévôts qui après le pèlerinage s'en retourneraient aux clivages de leur société de caste. Il ne s'agit d'un paradoxe que pour ceux qui pensent que ceux qui enseignent ou étudient les textes d'Hugo pour un examen ou un concours suivent exactement sa voie. Les Balas Yoguis, par l'écoute de la flûte cosmique, ont trouvé une voie d'évasion intérieur en cessant toute activité dévoratrice, sans craindre la mort, et ils font partie des jeûneurs qui ne décèdent pas d'une grève de la faim perpétuelle, ce qu'ont dû constater même les scientifiques ayant consenti à les étudier.

     

     Mais ces études et celles des insectes ne concernent qu'une infime minorité. Les religions n'ont retenu que les idées de chute dans l'illusion, ou de péché originel. La faute ayant induit des malheurs chroniques en alternance avec des plaisirs jamais suffisants, ce serait l'incarnation dans ce corps animal... A ce stade, il semble utopique de convaincre massivement de se transformer les femmes et les hommes, les abeilles, les fourmis ou les termites, car chaque créature identifie la Vie avec sa propre forme... A un moment, le chercheur doit choisir entre chanter et danser sa vie, ou ajouter un dossier de plus, dans l'indifférence quasi totale des hiérarchies sociales, au procès contre les lois de la ruche et de la termitière, dont la force est de s'être bétonnées dans une écoute sceptique vis-à-vis de ce qui ne relève pas de progrès technologiques tellement séduisants mais capables de renforcer le contrôle social voire biologique et ses cultes.

     

     Revenons maintenant à la métaphysique-fiction. Concevons que la société de contrôle d'une race d'insectes ou de mammifères se soient étendue à toute la planète, et que les possibilités pour des individus de vivre en marge de ce ''meilleur des mondes'' soit tellement règlementées, que seuls les rentiers et les gardes forestiers puissent y accéder. Il pourrait se trouver des jeunes ayant l'impression que la seule façon de s'évader soit dans le mysticisme et/ou le suicide. Cette nouvelle occurrence du pari de Pascal peut être mise à la sauce des idéologies les plus délirantes, et engendrer des attentats terroristes de toutes tendances théoriques qui, médiatisés à l'extrême, renforceraient l'adhésion des membres de la société au ''meilleur des mondes'', même s'ils n'ont pas accès aux pouvoirs et richesses des castes dirigeantes. 

     

     Plus besoin de choisir au hasard des boucs émissaires, comme dans certaines sociétés (d'insectes...). Toute personne allergique au mode de vie idéal de la majorité deviendrait suspecte, sans même qu'il y ait besoin de police, et donc, pour ne pas être ostracisée par son entourage unanime, elle jouerait le rôle que l'on attend d'elle comme dans un théâtre, même si les tréteaux ne sont qu' un radeau de la Méduse sur un océan en proie à des stress récurrents. Le grillon ou paradisier chantent ou dansent pour séduire la femelle et provoquer l'accouplement. Cela ne suggère-t-il pas que c'est en mìmant des activités exprimant l'harmonie cosmique, que les créatures pensent réveiller le désir, l'espérance, le sens de l'existence ?

     

     Ce qui est à noter, c'est que l'aspiration, velléitaire ou radicale, à la réintégration au Son et à la Danse Cosmique, procure un soulagement contagieux. Mais il faudra des années pour que l'incarnation d'un Bala Yogui s'éteigne, puisqu'il ne meurt pas de son jeûne. Temps qu'il met à profit pour nettoyer les ailes de son âme de la pesanteur de son karma, par une préparation adéquate aux plans supramentaux où elle semble être appelée à naviguer. Il a cessé de se nourrir avec sa bouche, comme si l'incarnation dévoratrice était une sorte de banditisme institutionnalisé pour perpétuer la chair par la prédation d'autres espèces animales ou végétales, à défaut de se nourrir directement de Lumière. 

     

     

     

     Ce qui est arrivé au premier Bala Yogui de Mumidivaram (ci-dessus), c'est de prendre la mesure de l'abandon général de tout secours humain face à l'instrumentalisation esclavagiste de sa vie incarnée personnelle. De la religion entrevue dans le temple, il n'a pas pris le secours de la vulgate mensongère, qui fait dire à un manipulateur indien, dans le film Le Temps des cannibales, que l'avantage de l'Inde pour de gros investisseurs, c'est que les personnes à qui on inflige les souffrances l'ont mérité dans une autre vie. Si ça avait été le cas, il se serait résigné, dans une fiction où le service du banditisme banalisé soit présenté comme une voie de rédemption.''Esclaves, obéissez à vos maîtres, car si je dis le contraire, ils vont m'arracher la langue'', semble suggérer Paul de Tarse. 

     

     Se sentant totalement abandonné, et familier des vaches, l'enfant yogui a reçu le secours direct de l'Amour de Krishna, amour auquel toute créature peut accéder,éventuellement à travers des vaches. Mais cela n'a généralement pas lieu parce que les individus ont le réflexe de continuer à fonctionner selon les règles de la merchandisation du monde établies par les ego prédateurs. L'amour humain et animal, les alliances et leurs cadeaux rituels pour inaugurer les contrats sociaux avec leurs clauses de dépendance et de solidarité, se négocient au fil des réflexes acquis au cours d'une éducation combinant la reconnaissance des rapports de force charnels, avec la nécessité de respecter quelques vertus pour éviter le chaos total.

     

     Il résulte de cette métaphysique-fiction une image de Dieu mi-angélique mi-diabolique, mais dans la situation du premier yogui de Mummadivaram, point de négociation, il est directement assimilé au bétail, et donc ne peut trouver de secours que dans l'abandon total à l'amour de Krishna, amour qu'il reçoit déshabillé de toutes les conditions cléricales et de tous les sophismes des dévôts du plan incarné.

     

     Lorsqu'on lui a demandé de prêcher, le premier Bala Yogui de Mummidivaram a suggèré que chaque pèlerin pratique les vertus de sa religion, il a demandé à l'avocat qu'avec les dons des pèlerins on distribue de la nourriture autour de lui aux nécessiteux et qu'on l' enferme derrière une palissade, pour qu'on ne le touche plus... Il ne sera publiquement visible qu'une fois pas an, le jour de la fête de Sivaratri. Il demande qu'on évite de couper les fleurs à l'entour, car il sent leur souffrance comme la sienne. Puis plus une parole. Son frère cadet sera saisi par la même aimantation et restera visible et définitivement muet, les pèlerins savent désormais qu'il ne faut pas toucher les méditants, et forcément ils seront plus sensibles au rayonnement de l'aîné, puisque pour le protéger il y a eu des murs mis en scène dans les rites ancestraux de l'hindouisme. 

     

     Le paradoxe est que dans ce processus de retrait des sens de l'incarnation, le Bala Yogui rayonne d'un bonheur assez puissant pour être contagieux. C'est un aperçu de ce que pourrait être l'humanité si elle se décentrait de ses addictions diaboliques, de la politique du pire symbolisée par les lanceurs de virus informatiques... Lors de l'avènement de l'informatique populaire, nombreux eurent l'impression qu'il s'agissait d'un outil propre à sortir l'humanité de ses ornières... Puis on vit déferler des milliers de virus, parfois attribués aux marchands d'informatique... Mais quel combat pour établir des preuves tandis qu'on voit que dans d'autres domaines, les observations scientifiques les plus rigoureuses, basées sur des décennies d'observation d'insectes, paraissent à la plupart des humains comme des délires conspirationnistes... On sait quand même que bien des appareils ont été programmés fragiles, notamment pour les machines à laver et les imprimantes, avec des pièces qu'on ne pourra remplacer qu'en bricolant soi-même ou en rachetant tout neuf.

     

     J'ai résumé le premier épisode du Théâtre catalytique des oiseaux de Paradis en accompagnant ce résumé par des commentaires en rapport avec ma recherche spirituelle dans deux directions apparemment contradictoires : l'amélioration du plan de l'incarnation et l'évasion de ce plan. Cette quête paradoxale le paraît moins si on y voit une quête de vertus Divines, celles-ci étant perçues comme sacrées... La perception de ce qui est sacré varie selon les individus ou les égrégores ( les ego communautaires). Par exemple, du moins officiellement,pour les djihadistes la destruction des temples de Palmyre relevait d'une mission sacrée, alors que pour les humanistes, qu'ils soient athées ou croyants, c'est la conservation du patrimoine culturel mondial qui relève du sacré. J'ai précisé ''officiellement'', car la quête du sacré paraît sacrément hypocrite... Le problème, c'est que l'hypocrisie, qui est une contradiction entre les idéaux affichés et la sincérité de la conscience, est perçue par la plupart des hypocrites comme l'affirmation franche et instinctive d'une identité légitime. Du coup, on est toujours l'hypocrite d'un donneur de leçons, puisque chacun a ses dosages et ses justifications narcissiques.

     

     Je commenterai brièvement les autres épisodes du Théâtron, laissant à d'autres le soin d'une analyse de détail. Personnellement, encore aujourd'hui et plus que jamais, ma relation avec ce théâtre catalytique est fondée sur sa pratique. L'enjeu pour moi est de continuer de résister aux logiques de l'industrie culturelle et aux courants des attentes des ego animaux et de leurs égrégores humains. Cette résistance peut trouver des alliés suite à des explications philosophiques et des suggestions pédagogiques, même s'il n'y a personne à l'horizon prêt à se consacrer plus que superficiellement à la découverte du poème chanté dansé du Théâtron autrement qu'en théorie. La théorie peut être une étape de la compréhension, et je laisse à d'autres l'élargissement de cette exploration théorique. 

     

     Ce qui est communication enchaîne à un débat sans fin, qui n'a de sens que lorsque la mise en pratique suspend les malentendus inhérents aux identités d'ego individuels ou collectifs. Les satisfactions liées aux triomphes théoriques restent virtuelles et fragiles, aussi mon temps va d'instinct prioritairement à la pratique alchimique de ma catalyse car, sans avoir rien à prouver à quiconque, elle me procure au moins une traversée améliorée du théâtre historique où j'ai été incarné, et semble préparer une future traversée consciente du fleuve Lethé vers des rivages plus sensés.

     

     Seul me réconforte l'Ecoute du Son cosmique et les regards qu'il m'octroie sur le livre de l'Univers, afin de me délivrer de ses pièges. Cependant la plus grande difficulté, lorsqu'on veut éviter les pièges, est de démystifier à l'avance les mensonges, les tromperies du théâtre d'ombres mortelles qui diffusent pourtant des échos significatifs du monde causal, comme dans la caverne de Platon. Sur la question de l'idéal évolutif de l'espèce humaine, il y a ceux qui considèrent qu'il s'agit nécessairement d'un leurre ou d'une naïveté, et ceux qui pensent qu'il peut être partagé et mis en œuvre. C'est là que la tricherie d'autrui peut piéger, avec toutes les allures de la sincérité, car au fond chaque être humain est divisé entre le cynisme ingénu de son propre ego, qui le pousse à exagérer ses droits au mépris de ceux d'autrui, et le souvenir du rayonnement Divin dans toute matière. En un sens chacun croit agir pour le mieux, même le voleur se croit juste, même s'il n'est pas justifié par la prédation institutionnalisée qu'il subit. Platon détruit ses poèmes, car le poète qu'il veut chasser de la cité, c'est celui qu'il était, sans voir que sa politique est encore de la poésie dogmatique, alors qu'il peut exister une attitude poético-politique catalytique, qui ne s'enferme pas dans les dogmes, et navigue en sachant que la rationalité de la langue est un mythe qui s'entretient lui-même et n'a de valeur que relative, au fil de situations sans cesse changeantes, et en rapport à la réceptivité des sens et du mental qui les coordonne.

     

     Je suis tombé souvent dans les pièges de malhonnêtes, et ce qui m'a fait y tomber c'est de les avoir supposés honnêtes, d'avoir cru à l'éthique ou aux idéaux dont ils se paraient. Je vois mal ce qui peut dissuader un prédateur de respecter le naïf qui lui fait confiance, et qui refuse d'être converti au cynisme systématique par les escrocs. C'est sans doute ce qui a inspiré aux fondateurs des religions les idées de réincarnation, de paradis, d'enfer, de purgatoire. Il est évident que sur ces mots ont été projetés des significations très éloignées de la mathématique cosmique, et très proches des illusions humaines, ce qui a pu les rendre vraissemblables. Mais le scepticisme radical en matière de métaphysique-fiction n'est rien d'autre qu'une croyance absolue dans le système des sens de l'animal qu'on est. D'où la dialectique catalytique consistant alternativement à se détacher des manifestations et à s'identifier à elle, avec les désirs de consumation de l'ego, de l'Union cosmique et de la compréhension de ses lois. Le yogui Taimni affirme que les âmes libérées deviennent des étoiles. Selon les astro-physiciens il paraît que plus de 17 millions d'étoiles naissent en une heure dans l'Univers. 

     

     Personnellement je ne pense pas qu'il existe, sauf symboliquement ou théâtralement dans une fable pédagogique, un tribunal pour juger les âmes des décédés. Je pense plutôt  que la conscience individuelle oriente elle-même la matière spirituelle de l'âme où elle rayonne, et ainsi elle produit sa propre malédiction sur tous les plans d'existence possible. C'est la mauvaiseté même de l'individu qui aimante son âme vers ce qu'il pense lui procurer des jouissances paradisiaques, même si pour une autre âme cet Eden a le visage d'une réserve de zombis. Devenir une étoile, plonger dans le feu du Phénix, c'est bien trop chaud pour les créatures du monde des Ténèbres, dont l'emprisonnement serait seulement une conséquence des contrats sociaux passés entre les âmes ayant pensé exercer divinement leurs libertés en dehors des vertus Divines. Construites dans une matière Divine faite de rayonnement libre, elles auraient succombés à un mirage. Elles auraient cru qu'en séparant leur conscience de la conscience Divine, elles resteraient intégralement Divines et Libres comme la matière dont elles sont faites. 

     

     Mais comment ces consciences pourraient redevenir libres sans dissoudre le mirage de leur ego dans le feu du Phénix ? La sphère sociale, pour les mammifères et les insectes qui en ont créé une, peut être un champ d'expérience où pratiquer les vertus Divines dans la mesure du possible. Ainsi, les animaux y trouvent plus ou moins de bien-être et de justice au fil de l'évolution relative des consciences et des débats. Ce qui a lieu même pour les fourmis, capables de communication constante avec leurs antennes et de créativité bio-technologique. Les qualités des consciences engagées dans les progrès sociaux modèlent nécessairement la vibration des âmes, ce qui fait qu'à leur mort leur matière spirituelle serait aimantée automatiquement par le monde des vertus auquel elles auraient aspiré, de la même façon que l'eau s'écoule ou s'évapore. Bien évidemment, chaque créature n'aurait de clairvoyance que dans les proportions de son karma, c'est-à-dire selon les effets produits dans sa matière par l'ensemble des causes qui ont construit son identité. Il n'est pas si facile de se détacher de son identité, notamment biologique, si l'on n'a pas commencé une catalyse dans l'Ecoute de ce que Pythagore appelait la musique des sphères. 

     

     Celui qui a entrepris cette catalyse peut raisonnablement se dire qu'il n'a rien à attendre de la reconnaissance de la société humaine. En fait, cette société lui aura parfois facilité sa recherche en lui attribuant un emploi où il aura pu préserver l'espace et le temps d'un début de catalyse. Mais même si ce n'est pas le cas, la mission d'une transmission, fût-elle matériellement vaine, aide le chercheur à s'établir dans la réceptivité du Rayon Divin, en incorporant une de ses vertus. Car de la même façon qu'on ne peut sauter sans sauter, on ne rayonne pas sans rayonner, même si ce sont des rayons qui n'atteignent pas les chauve-souris. L'âme se construit donc par l'offrande, mais donner n'est qu'un simulacre lorsqu'on ne s'est pas appliqué à toujours mieux recevoir.

     

     Oriata et Nanihi continuent à vivre sur un rivage isolé de l'île Aétoéraw de la planète Santochan. Leur bonheur est de savoir se contenter du miracle de ce lieu, mais voilà que Nanihi aperçoit un jour sur le lagon les ailerons d'argent d'une horde de requins. Comme dans le mythe de Sita qui envoie Rama à la poursuite de la biche aux cornes d'or, il s'agit d'une allégorie de la convoitise qui va conduire à une séparation du couple. Car Oriata va partir à la chasse de l'aileron d'argent, et se trouver pris dans une tempête qui va l'acculer à survivre accroché à un débris de bois. Lorsqu'il revient sur le rivage, les installations ont été ravagées par le cyclone et Nanihi a disparu. 

     

      Il est dit ensuite que toute cette illusion et le cyclone ont été programmés par le magicien Lasem, Premier ministre de la planète Avidya, devant son ordinateur dans la ville de Teahitoutaï. Ce mot est la transcription phonétique en français d'un mot qui en tahitien qualifie une personne sans cesse occupée à faire de la cuisine, et sans cesse en proie à la colère. Quand à Avidya, c'est dans la philosophie des yogas, le monde de l'illusion et de l'ignorance.

     

     Oriata pleure désespéré et n'est réconforté que par le souvenir de l'oiseau de Paradis, qui lui apparaît dans l'occurrence d'Hamsadéa, puisque l'enfant, une fois devenu oiseau, a reçu la mission de veiller sur ses parents adoptifs, ce qu'il fait de façon invisible, mais forcément lorsque le monde des apparences s'effondre sur lui même, la dimension Divine de la vie devient perceptible. C'est donc cet oiseau de Paradis qui explique à Oriata comment Lasem a provoqué la convoitise de Nanihi par sa campagne de publicité... Oui, dans notre métaphysique-fiction, la publicité mensongère est un des procédés régnant de la sorcellerie contemporaine. La convoitise de Nanihi pour des objets de luxe prétendument supposés améliorer son bien-être, l'a transportée dans le palais de Lasem, ce qui peut être imagé sous la forme d'un tourbillon cyclonique qui l'a emportée dans un autre espace-temps. 

     

     Les oiseaux de Paradis transcendent le temps et l'espace, puisqu'ils ne sont au fond que des rayons de la Conscience Cosmique à la fois une et plurielle, s'individualisant sous forme d'images propres à entrer en communication avec les créatures égarées dans leur logique démiurgique. Logique qui a conduit malencontreusement Oriata à vouloir exaucer le vœu de Nanihi d'un aileron d'argent, puisqu'à force de percevoir à travers elle l'authenticité du rayonnement Divin, il a pris son identité de femme mortelle pour celle d'une déesse. Comment résister aux arguments charnels d'une déesse, lorsqu'ils sont présentés comme un partage spirituel ? 

     

     C'est là que le désir de retrouver l'unité perdue se présente de la façon la plus convaincante aux mâles de chaque espèce, et pour une étincelle d'Eternité retrouvée, presque tous sont prêts à céder aux réconforts du sexe ou de l'amour courtois... Les iguanes se battent à mort pour leur horrible femelle, qui leur paraît apparemment aussi sublime que Brigitte Bardot jeune, et les mantes religieuses dévorent leurs petits maris. Dans les sociétés d'abeilles, les mâles sont massacrés dès que l'un, en volant plus haut que les autres, a fécondé la reine, et même celui-là meurt dans le coït car la reine arrache son pénis. Comble de l'utilitarisme.

     

     Chez les humains, les frustrations sont savamment dosées par les femelles, et le totalitarisme femelliste ne ploie que devant le totalitarisme machiste, quand celui-ci bien sûr prend le dessus, avec ses illusions tout aussi trompeuses de puissance Divine sacralisant le machisme. Car l'ange qui apparaît au prophète ou à ses émules et aux poètes spiritualisés, c'est une image issue de la rencontre d'un rayon cosmique et d'une grammaire sensorielle et mentale qui gère tout un vocabulaire selon la relativité des situations biologiques et historiques, d'où l'immense confusion qui se saisit des créatures incarnées dans leur tentative de sortir de l'opacité cosmique, sauf par un processus de catalyse constant, qui ne se fixe plus sur des dogmes, mais se comprend soi-même comme métaphore, tel Dante en compagnie de Virgile en quête du sens de la vie, par motivation d'une vie plus Vraie, où l'instant soit têtée d'Eternité.

     

     Les rivalités matérielles armées de dogmatismes spirituels peuvent prendre la forme d'une guerre mondiale où chacun voit en l'autre une hydre terroriste, sans se tromper, vu que ce n'est pas par une conscience pédagogique que les limites sont explicitées, mais par l'exercice de la terreur. Bien évidemment le citoyen humaniste, comme dans la guerre contre le nazisme, ne peut survivre que dans le camp où subsiste un reliquat de liberté d'expression, même si elle est sans conséquence catalytique consistante, mais dans l'immédiat il doit échapper au massacre des boucs émissaires désignés par l'autre camp. La solution serait dans une prise de conscience d'autres possibilités évolutives dans l'espèce dominante des humains, mais les quelques marginaux qui ont entrevu ce saut évolutif sont considérés comme des diables dans les deux camps, où l'on chante des Te Deum, même chez les athées, tant l'idolâtrie est un synonyme de n'importe quelle addiction. 

     

    Ni Jaurès ni Raspoutine ne parviennent à éviter la Première Guerre mondiale, malgré le retentissement qu'ils parvinrent à donner à leurs avertissements : ce sont eux qui sont assassinés et diabolisés comme des conspirationnistes, l'un ayant dénoncé la mise en scène des capitalistes sans frontières, exploiteurs et marchands de canons, l'autre ayant vu qu'entre la Russie et l'Allemagne, c'était (comme la guerre de cent ans ) une guerre entre aristocrates cousins, faisant passer leurs ambitions avant l'amélioration du sort des paysans. Mais qui alors sait que Jaurès écrit des poèmes mystiques et que Raspoutine avait un idéal social ? Au contraire, ils sont réduits à des caricatures par les ''patriotes'' bellicistes. Le meurtre de Raspoutine est le signe de la fin des scrupules prétendûment chrétiens de l'aristocratie dont la folie est balayée par la Révolution. L' assassin de Jaurès, lui, est acquitté, la veuve de la victime condamnée à payer les frais du procès, le meurtrier sera tué beaucoup plus tard à Ibiza par un groupe anarchiste.

     

     

     

     L'oiseau de Paradis s'est laissé suivre par un pilote de l'armée d'Avidya jusqu'au rivage d'Oriata. Hamsadéa (le Dieu qui est dans le Souffle) explique à Oriata dans quelle direction l'astronef de Maltor, le pilote, s'est posé. Celui-ci a éte guidé jusqu'à l'île par l'image du paradisier, qu'il espère rapporter sur sa planète comme un trophée. Il existe une sacralité du paradisier dans quelques tribus papoues qui s'ornent de ses plumes. Pour les cueillir, les chasseurs attendent la saison des amours où les paradisiers sont tout entiers consacrés à leurs rituels de séduction incluant des danses. Avant même d'être christianisés, ces papous sacralisaient la beauté vivante qu'ils persécutaient. Par ailleurs, comme ils se nourrissaient de la chair du cochon, pour se faire pardonner dans une sorte de marchandage cosmique les femmes de ces tribus donnaient d'un sein leur lait aux cochonnets lorsque celui-ci coulait de l'autre pour un nourrisson de leur propre chair.

     

     Les erreurs d'appréciation auxquelles le mental d'Oriata s'est habitué, tant il a sacralisé la femme, lui rendent bien difficile de voyager dans le regard d'Hamsadéa pour parvenir directement à la planète Avidya, près de Nanihi, afin tenter de la délivrer. Mais son amour est réel et d'essence Divine. Il convainc Maltor de le conduire jusqu'au palais de ses maîtres. Il prétexte la curiosité, bref un voyage touristique, à chacun sa tour Eiffel et son aspiration à découvrir les merveilles du monde ! Bien sûr, il trompe Maltor, mais il sait qu'il s'agit de théâtre dans un monde de mensonge avec qui il garde une distance, comme le juste qui cache des juifs dans sa cave et ment aux miliciens d'Hitler ou de Pétain. Maltor se laisse convaincre car il voit en Oriata un candidat à l'esclavage dans le palais de Téahitoutaï, il est aveuglé par l'espérance d'un bénéfice... Et c'est ainsi qu'Oriata voyage sur l'astronef et se retrouve jardinier dans ce palais. Sur la planète de l'illusion, on a tenu à conserver de beaux jardins, même si ce sont des subalternes qui doivent en entretenir l'arrangement, entièrement conçu pour les besoins d'apparence de l'élite qui, elle, se consacre à des tâches soi-disant plus élevées.

    Oriata se cache derrière un buisson du parc pour assister à un rituel magique où officient Lasem et ses stratèges, Toumengoung (Tummengung) le ministre de l'Intérieur et de la Guerre, et Demang, le ministre de l'Education, de la culture et de l'identité. Là encore, ce qui est la sorcellerie, c'est seulement la stratégie politico-médiatique des manipulateurs instinctifs dans les sociétés de primates et d'insectes. Dans mes premieres représentations de cet épisode sur la planète Avidya, j'ai eu recours aux chorégraphies exactes du Gambuh transmis par I Gede Geruh, et aux musiques qui les accompagnent, qui furent jouées par Pak Lemping et son maître Pak Mertu à Pedungan, pendant que je jouais les rôles en proférant les paroles en français. Le micro était tenu par Catherine Basset que je commençais alors à intéresser à la musique de Bali et qui en devint ensuite une spécialiste, et y consacra un ouvrage qui fut traduit en espagnol. 

     Au début de ce texte on trouvera une photographie où je suis avec Pak Lemping dans l'orchestre du Gambuh, puis avec Pak Geruh, et dans les rôles de Panji, puis de Demang .

     

     

     

     

     

     

     Se succèdent donc, sur la planète Avydia, diverses séquences du Gambuh et du Legong éclairées par le texte que j'ai écrit en conservant les noms des personnages balinais, transcrits selon la phonétique du français. Les chorégraphies balinaises peuvent être exactement reprises par des étudiants du Théâtron, sauf que dans le légong hérité du XIXème siècle, c'est Garuda (oiseau de Paradis) qui perd face à Lasem, ce que j'ai inversé. Bien sûr selon les capacités des élèves les danses du Théâtron peuvent être enrichies ou appauvries, l'essentiel étant le cheminement du sens dans la matière des pratiquants. Le Théâtron n'est pas une ''œuvre ouverte'' dans le sens où elle fournirait juste un cadre ludique dépourvu de sens, mais dans les étapes de son apprentissage il peut être une œuvre ouverte dont les interprétations s'adaptent aux possibilités des pratiquants, c'est inévitable. 

     

     Je n'ignore pas que cette liberté d'interprétation ouvre la porte à des dérives qui éloignent du sens, mais ce n'est pas l'académisme et le dogmatisme qui sont des solutions en matière d'art sacré, ils ne font que mieux travestir les dérives pédagogiques. Lasem, dans le Gambuh dit antique (pour le distinguer du Legong dit classique, créé au 19ème siècle et du style Kébyar né vers 1910) est un caractère dont la danse est presque similaire à celle des caractères masculins positifs, comme Panji, Rama, ou Oriata dans le Théâtron. Dans le Legong, Lasem a même des gestuelles considérées à Bali comme féminines, et reste interprété par des femmes, ceci en raison des péripéties des mœurs locales, car après une époque où la danse avait été surtout une affaire d'hommes, où ceux-ci interprétaient même des rôles de femmes, elle devint un temps surtout une affaire de femmes, où les femmes interprétaient des rôles d'hommes.

     

     Le Gambuh présente tout un éventail de personnages manis ou kras, doux ou durs, les doux suivant généralement une musique lente, et les durs étant suivis par une musique souvent plus rapide avec des variations élastiques et progressives de tempo. Il y a aussi les caractères d'aspects dur mais au cœur tendre, comme l'Arya (prononcer Aryo en français ), général de Panji, le prince alus (alous) au cœur doux et aux gestes raffinés. Par contre, Lasem a les gestuelles alus dans le gambuh, alors qu'intérieurement sont cœur est venimeux. On aperçoit ici l'intérêt qu'il y a, pour comprendre le Natya-Véda et donc le Théâtron, d'associer le personnage à toutes sortes de comportement physiques et émotionnels subtils, et on mesure l'erreur que font ceux qui réduisent le Natya-Véda à des feuilletons issus du Ramayana ou du Mahabarrata avec des acteurs qui se contenteraient d'illustrer les textes dits sacrés. 

     

     La sémiologie d'épopées dites sacrées alors qu'elles ne sont illustratives que d'une propagande, apparenterait plutôt  ces feuilletons aux films dits Westerns qui servaient à la propagande américaine à sacraliser le génocide amérindien. Toute l'enfance des gens de mon âge a été submergée par cette imposture jusque dans les séances de cinémas de patronages chrétiens. Le besoin d'un art que je qualifierai de catalytique est justement de se démarquer de ces propagandes caricaturales, qu'il s'agisse d'épopées soi -disant religieuses ou communistes, ou de la mise en scène du capitalisme triomphant comme relevant de la libération de l'humanité. Certes, le chaos permet plus d'espace de liberté que le totalitarisme méthodique programmé, mais ce n'est qu'une protection relative contre le déchaînement des prédations. Le ''monde libre'' ou les pseudo-libérations spirituelles quiétistes ou sociales sont des hypnoses à l'usage de ceux qui se sentent ainsi protégés de harassements supérieurs, pendant que d'autres, minoritaires, étrangers ou boucs émissaires, continuent à être vampirisés et poussés à la désespérance par les orchestrateurs de l'illusion, pour qui ce n'est pas plus important que la souffrance des cochons qu'on égorge.

     

     Ainsi la planète Avidya s'affiche comme peuplée de personnages qui se perçoivent comme Divins, justifiés par la soi-disant vraie religion du Phénix transmise par sa première disciple Morjine, mais dont les comportements sont plus ou moins diaboliques, comme la règle du jeu de la compétition forcenée des ego ou des égrégores. Evidemment, le mot diabolique peut paraître excessif pour ceux qui, humains, ne sont pas traités par les puissants d'Avidya comme des animaux exécutés de façon kasher, halal, ou tirant des chariots avec des jougs leur écorchant perpétuellement le cou dans le monde dit hindou, ou entassés dans des élevages, dans des sociétés dites chrétiennes ou communistes, avant d'être envoyés dans des abattoirs...

     

     Lorsque Rawana enlève Sita, il se déguise en sannyasin pour qu'elle lui ouvre sa porte. Faute de preuves peut-être, cela ne l'empêchait pas, à la fin du 20ème siècle, d'être mieux vénéré que Rama par des dravidiens identitaires. Les morales identitaires formatent l'éthique en fonction de l'hypnose procurée par leurs succès. Et ce qui fait dériver les religions loin de leurs principes vertueux, c'est le réflexe mental profondément ancré dans les logiques d'ego qui chuchote à chacun que toute puissance humaine est cautionnée par la puissance Divine. Et souvent on en est arrivé à considérer qu'il était vertueux de voiler le véridique de la condition humaine, c'est le fait de se dénuder qui est proclamé vicieux par les mœurs, avec des arguments religieux ou politiques. 

     

     Ainsi les dirigeants de la planète Avidya s'aveuglent sur eux-mêmes, et les masses qui les plébiscitent, séduites de la même façon que des fourmilières entières le sont par les fourmis parasites nommées Wheeleriella. L'empereur Otéotéo, ce qui veut dire "orgueil" en tahitien, est un Prabu Gila (Prabou Guila), un roi fou qui se croit investi d'une mission Divine, tant il projette, sur le nom de Dieu, de folie banale chez ses contemporains. Il se proclame responsable de l'ordre cosmique dont la prophétesse est la déesse Morjine, qui arbore à l'occasion une figure calquée sur celle de Kali où même d'incontestés philosophes du yoga, avant de quitter leurs corps d'illusion identitaires, crurent voir le visage courroucé de Krishna... 

     

     Morjine, dans le Théâtron, c'est une jeune fille très sexy qui sait apitoyer ses admirateurs mais aussi afficher le visage aux dents géantes de la veuve Rangda, devant laquelle le peuple du temple de Pédungan me demanda de me prosterner pieusement, puisqu'étrangement il avait acquis la prédominance sur l'autel du temple... A la fin de son texte sur le théâtre balinais, Artaud compare un masque balinais à la marionnette géante du père Ubu. Sachant par Ida Bagous Raka que c'est à une représentation de Jalon Arang qu'Artaud avait assisté, ce masque ne peut être que celui de Rangda, qui prend le nom de Morjine dans le Théâtron, avec ce masque ou d'autres selon les représentations.

     

     Bref Morjine est la déesse suprême de la planète Avidya, l'entremetteuse de ses vérités, puisqu'elle fut première disciple de l'Oiseau du paradis, du Phénix originel, bref du Dieu au nom imprononçable au point qu'on lui donne des milliers de noms. Qui donc parmi les clercs subventionnés prétendra déchiffrer le Tétragramme mieux que ses subventionneurs ? Franz Bardon avait expliqué qu'il fallait le déchiffrer sur cinq plans de conscience coordonnés plutôt  que 4, et fut finalement, après s'être évadé d'une geôle nazie, emprisonnée par une autre police totalitaire pour exercice illégal de la médecine...

     

     Les ministres de la guerre et de l'éducation de la planète Avidya répètent leurs rituels immémoriaux garants du succès des hiérarchies charnelles de la termitière. Je laisse d'autres développer l'examen de détail de leurs paroles ''magiques''. Oriata assiste à ces parades de pouvoir qui rodent des propagandes efficaces pour manipuler les peuples, ne serait-ce que parce qu'au fond, même lorsqu'ils renversent les puissances anciennes soi-disant au nom de l'Evangile, du communisme ou d'autres idéaux, c'est pour en recréer de nouvelles sur les mêmes modèles féodaux, avec quelques variantes...

     

     Cependant lorsque mes élèves polynésiens se livraient à la représentation de cet épisode sur la planète Avidya, ils fournissaient à l'assistance des moments d'hilarité comique extrême, alors même qu'ils s'agissait de personnages dévoilant comment des puissants manipulent l'humanité et ses drames... je riais moi-même de bon cœur, puisque je savais que si j'avais affiché la tragédie de l'humanité sous un autre angle que celui de l'humour, j'aurais fait fuir, et pour avoir la moindre chance de faire malgré tout réfléchir un acteur ou un spectateur, il ne fallait pas prendre le ton du réquisitoire, qui eût paru bien aigri, tant presque tout le monde est mouillé dans les langues de bois politiques ou religieuses et leurs clivages tolérés, sans lesquelles se maintenir à un emploi est extrêmement acrobatique... 

     

    En fait pour la plupart des participants les paroles de ces séquences semblaient dépourvues de sens, comme caricaturant de façon absurde les hiérarchies. D'autres, davantage lettrés pouvaient susurrer que la satire enfonçait des portes ouvertes sans proposer de remèdes. La bête humaine se connaît elle-même derrière son vernis, elle se fait horreur ou elle se plaît mais semble programmée par une spirale karmique irrésistible. Les humains n'ont pas de difficulté à se penser joyeux autour de leurs bombances de couscous merguez ou de brochettes de cœur de bœufs, et personne ne songerait à troubler la fête en vain en évoquant le silence des agneaux sacrifiés... Même les prêtres et les pasteurs, pourtant si populaires à Tahiti à l'époque, se retenaient de trop rugir contre Halloween ou l'usage païen et commercial de la fête de Noël... Sans doute pressentaient-ils que ce serait vain, sachant que de toutes façons ces courants hypnotiques progressent par le matraquage médiatique dans toutes les sociétés, et qu'ils étaient sans armes face à la puissance de cette merchandisation mondiale. De plus, comment ignorer que leurs idéaux ne sont acceptables par la population qu'à l'état de vœux pieux ou de caricatures sur les drapeaux... Enfin, la perversité de cette modernité avait suscité comme faire-valoir la rage des fanatiques qui prétendaient la combattre par la terreur.

     

     Parmi des centaines d'élèves familiers des catéchèses, combien purent-ils m'expliquer le ''Psaume de Pâques'' de Jean Claude Renard, tellement ce qu'ils avaient retenu de la crucifixion, c'était un sacrifice magique comme en perpétraient des aztèques, avec des victimes consentantes selon ce qu'en écrit Le Clézio pour essayer d'établir qu'il ne s'agissait pas de crimes mais de mysticisme assumé... Il y eut même des professeurs de français pour chuchoter que ce que je faisais dire à Hugo, c'étaient mes propres délires, tellement eux-mêmes se cantonnaient à la vulgate et aux anthologies les moins significatives en matière littéraire... Et des professeurs de physique et de maths s'étonnaient en salle des profs qu'on enseigne encore Hugo et ces conneries, pendant que d'autres moins ''scientifiques '' se souvenaient de Pythagore comme d'un fantôme dont on les avait emmerdé pendant leurs scolarités. Citons aussi la mise à la poubelle de livres dits ''périmés'' de l'ancienne bibliothèque car d'aspect défraîchi ou inintéressant pour le responsable du futur centre de documentation, afin de fournir aux élèves ce qui était recommandé par les pédagogues les plus récents, garants du progrès qui ne s'arrêterait jamais dans aucun domaine...

     

     Une fois, une élève masquée se mit à faire durer à l'excès la scène de magie rituelle des ministres d'Avidya. Les musiciens et moi continuèrent d'accompagner au toéré et au tcheng-cheng ses évolutions sur scène sans comprendre ses motivations. J'avais déjà remarqué que la musique sécurisait les élèves, en cas de trous de mémoire, puis j'aimais bien constater des improvisations en paroles ou en gestuelles. Mais là, la scène durait depuis une demi-heure et commencait à tourner en rond. Après la représentation, l'actrice m'expliqua qu'elle guettait l'arrivée de son père, vu que l'unique porte d'entrée se situait tout près du côté cour de la scène. Elle fut très déçue que finalement il ne soit pas venu. La raison qu'il lui donna ensuite, c'est que ce n'était pas un événement culturel assez important, juste du théâtre scolaire. Car l'homme était ''important''. Hissé je ne sais comment à une nomination politique où il ne parvint pas à se maintenir, il m'avait naguère demandé des cours privés de théâtre car... il se sentait embarassé lorsqu'il parlait à ses subordonnés...

     

     Oteoteo a besoin d'être admiré et son pilote kamikaze Potet sait le mettre en valeur spontanément. D'abord sa bévue est de se déplacer à droite ou en avant lorsque son dompteur d'empereur planétaire l'ordonne. Mais s'étant fait traiter d'idiot, il comprend, de retour de la salle de méditation où son maître l'a dirigé, que ce qu'Oteoteo appelle aller à gauche, ce n'est pas aller à gauche de lui-même mais à ce qui est la gauche pour son souverain, c'est-à-dire la droite pour lui-même. En fait, le théâtre balinais par ce type de scènes que je lui empruntais m'avait paru plus proche des fables de La Fontaine que de l'œuvre d'Antonin Artaud, de Grotowski ou du Living Theatre. Il y a même en fait une forme de théâtre balinais, qui s'appelle Tantri, qui joue des fables, dont certaines furent réécrites par La Fontaine, lequel les avait trouvées dans le Pança Tantra ou des adaptations grecques, persanes ou arabes (le mot Tantra en fait a désigné d'abord une ''collection d'écrits'', même sans rapport avec le tantrisme de la main gauche ou de la main droite, etc...). Pour jouer ces fables, les danseurs portent des masques, et que ce soit dans les représentations de l'épisode sur la planète Avidya par l'Eden Duo ou le groupe 3ème millénaire à Tahiti, nous utilisions aussi des masques. Pour ceux qui aimeraient s'en inspirer, j'ai également filmé une interprétation solo de plusieurs épisodes du Théâtron où j'anime des masques avec les mains, comme des marionnettes.

     

     L'empereur Oteoteo est finalement tellement flatté par son pilote kamikaze, qui l'assure de l'admiration des femmes de toutes les planètes pour sa virilité et sa sagesse, qu'il l'invite à s'enivrer en compagnie des gardes. Et Lasem se retrouve seul en tête-à-tête avec Nanihi attachée à un arbre et qui désormais ne souhaite qu'une chose, retourner avec Oriata, tellement ce palais qui ferait rêver tant de jeunes femmes lui apparaît désormais comme une prison aride, un désert de l'amour, en dépit du baratin du soi-disant ''grand homme''. L'âme de Lasem lui donne plutôt  une vision extrême des personnes ne sachant jamais se contenter de rien, et se privant du meilleur de la vie, l'eau pure ne faisant jamais le poids en comparaison des alcools, l'opium étant plus désirés que le grand air. 

     

     Lasem est, comme il le reconnaîtra une fois vaincu, une marionnette de ses illusions et de celles de son peuple, et par là, quel que soit son pouvoir, il est créateur de souffrance pour lui-même et autrui. Nanihi a entrevu Oriata derrière un buisson mais comment le délivrerait-elle, lui qui est désarmé comme un esclave ? Aussi elle reprend davantage espoir en pensant à l'oiseau de Paradis. Celui-ci attaque bientôt Lasem. Lasem est d'abord sceptique, il croit avoir affaire à une illusion parmi d'autres, puisque ses paramètres sur ce qu'est la Réalité ne sont pas ceux du Phénix Taaroa. Lasem se fait alors donneur de leçons : ''L'oiseau de Paradis est une légende'', car celui-ci se serait sacrifié pour laisser place à Morjine sa disciple (j'établis là une analogie avec ce que beaucoup de jeunes ''chrétiens'' m'ont dit avoir compris de la fête de Pâques, une sorte de rituel magique simpliste)...

     

     Mais le Phénix lui explique : ''Je suis un rêve qui peut dompter ta chair''. S'ensuit, entre les séquences de combat au son des tcheng-chengs (percussions balinaises que j'avais encore à Tahiti pour accompagner mes élèves), tout un dialogue philosophique. Lasem se réfère à l'argumentation pseudo-spirituelle de la grande-prêtresse Morjine divinifiée. Mais le Phénix lui explique que même si elle fut jadis sa disciple, Morjine a mis la connaissance au service de ses illusions, et qu'''elle en est donc elle même une prisonnière''.Finalement, ce n'est que lorsque Lasem est renversé physiquement par un coup d'aile de l'oiseau qu'il se dit que celui-ci est réel, ce qui est la métaphore de l'impossibilité des ignorants à comprendre où peut les mener la succession des causes mentales et des essais sans être acculés à une tragédie matérielle. Oriata détache Nanihi de son arbre. Finalement, un coup plus violent renverse si fortement Lasem qu'il sent venir la mort, et son dernier vœu, c'est ''Je veux comprendre''.

     

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    Le Phénix (ci-dessus interprété par Sylvie Liao, à la maison de la culture de Papeete, dans les années 90) a triomphé de Lasem (ci-dessus interprété par Samantha Moutat) mais il veut répondre à cette quête légitime de connaissance. Il demande à Oriata et Nanihi de tendre leurs mains vers son corps afin de le ranimer par leurs rayons de vie, leur électro-magnétisme. Ils chantent, se ressourcent dans le Son cosmique. Lasem finit par s'éveiller et lance des appels au secours, car il est encore sous l'influence du rêve dont il vient de sortir, mais qui avait atteint un climax tragique, puisqu'il y était devenu un cancrelat en train d'être écrasé. 

     

     Au début de ce songe, il était redevenu un jeune homme et étudiait dans la forêt sous la direction de Sobrial, ou d'Anoanomarie (en tahitien), noms que j'ai attribué dans mon Théâtron à l'immortel Yogi (yogui) Agastyar. Ce maître lui transmettait des connaissances qu'il avait souhaité acquérir, ce qui prenait des années, et lui avait recommandé d'en faire un usage catalytique, pour se transformer lui-même dans l'amour, en lui rappelant que de tout savoir il est possible de faire un usage de domination, de prédation, mais que c'est une façon de se bâtir une prison psychique et matérielle durable.

     

     Cet avertissement est généralement donné par les yoguis afin que leurs élèves résistent à la tentation de la magie. Point n'est besoin d'imaginer une magie autre que celle des orientations quotidiennes de la vie. Ce sont nos priorités et nos habilités qui nous enferment dans des situations, si les fruits de l'arbre des connaissances nous intéressent davantage que l'approfondissement de la recherche du véridique... Chaque être humain est généralement divisé entre des aspirations pas toujours compatibles, sacrifiant par exemple sa liberté de manœuvre pour faire le choix d'un excès de confort, d'un excès de jouissance, le tourbillon de l'ivrognerie étant jugé moins ennuyeux que la purification dans la découverte du ''merveilleux normal''.

     

     Et dans son rêve Lasem redevenu jeune avait eu la vision, au bord d'un lac, d'une danseuse céleste. Semblable au chasseur qui imagine s'approprier les qualités de sa proie par des voies de contrainte où n'entre pas un processus de discernement, de réflexion, d'entraînement ascétique, Lasem avait tenté de faire prisonnière la créature de l'air, en l'intimidant avec ses rires ou en tentant de lui inspirer de la frayeur, en exerçant sa puissance hypnotique. Mais comme, en fait, il lui était impossible d'interférer avec le plan où vit l'apsara, plan où les formes sont libérées de la pesanteur, la négativité qu'il a portée au paroxysme par son incantation revient sur lui et il se retrouve transformé en un cancrelat. 

     

     Grégoire Samsa, dans La Métamorphose de Kafka, est en fait l'archétype de la créature réduite à la médiocrité imposée par une société où les insectes, même volants, ont apparemment peu de capacité spirituelle pour se déployer au delà des conceptions matérielles de la vie. Plus une société d'insectes ou d'humains contrôle la gestion de la vie de ses citoyens, rendant difficile par ses règlementations ''protectrices'' tout autre mode de survie dans la nature, moins elle est perçue comme un mirage. La vibration de peur fait place à l'adaptation et ses sacrifices consentis dans un cosmos illuminé, et parmi ces sacrifices, chez les abeilles sociales, il y a la taille du berceau et la qualité de la nourriture qui va distinguer la reine des ouvrières. 

     

     C'est au contraire l'intelligence cosmique qui est perçue comme un mirage tandis que les hiérarchies de la ruche relèvent du réalisme et de la sagesse pour ceux qui se sentent plus forts en groupe. Les sens de la bête sont certes séduits par la splendeur de l'univers, d'autant plus qu'ils dépendent de son énergie prânique, mais ils la la confondent avec leur identité charnelle. De là, les créatures craignent de dissoudre les barreaux de leur prison métaphysique, comme si leur mort était celle de l'Univers Divin puisque ce sera la cessation du mode charnel de jouissance.

     

     Lasem devenu cancrelat appelle Sobrial au secours. Celui-ci piétine le corps de l'insecte en suggérant à l'âme de Lasem de ne pas s'y identifier, mais de s'identifier au rayonnement de la Connaissance dans l'Amour. C'est là que Lasem sort de son rêve, et quoiqu'il se retrouve de nouveau dans son corps de Premier ministre d'Avidya, il en perçoit les limites dérisoires, dont l'insecte était la métaphore, et continue d'appeler au secours. Le Phénix propose alors à Lasem de se repentir et de devenir son allié et celui d'Oriata et Nanihi. Lasem craint d'être bien inutile en tant qu'allié, car il estime maintenant n'avoir jamais exercé qu'un pouvoir illusoire, puisque fondé sur les projections de la population addictée à un rêve trompeur qu'il incarnait.

     

     Finalement Lasem fait acte de reddition complète au Phénix, et demande à renaître enfant d'Oriata et de Nanihi. Cela lui est promis. Le Phénix Taaroa, pour les emporter sur la planète Abalyon, transforme Oriata et Nanihi en deux minuscules gouttes de rosée qu'il cache dans la prunelle de ses yeux. Il les a rassurés : c'est par le haut qu'il est possible de se dégager spirituellement des tribulations, comme le mentionne Omraam Mikhael Aivanhov. Le haut idéal est la seule issue, même si la termitière s'obstine à y être rétive pendant des éons. Les gardes du palais et toutes les marionnettes de la folie conquérante qui hante le palais sont comme aveugles parce qu'ivres morts. 

     

     Le Phénix n'est pas perceptible avec leurs cinq sens, et difficile à identifier par leur mental pour ce qu'il est, donc il demeure une légende sans fondements dans leur Réel. Leur ivresse est notamment de s'être obsédés, plutôt  qu'au travail catalytique sur leur propre karma, à vouloir convertir toutes les planètes à leurs préjugés et à ne valoriser que les ambitions s'appliquant au monde extérieur. Ils ont perdu toute vigilance en ce qui concerne l'évolution intérieure individuelle et sociale, et ceux qui ne participent pas à leur unanimisme sont appelés égoïstes, ou ennemis du genre humain.

     

     Le Phénix redonne leur forme humaine à Oriata et Nanihi sur la planète Abalyon, ou Rotahi. Abalyon, cela suggère que l'on va apprendre sur cette planète à dompter les lions qui sont en soi. Voilà le travail que doivent faire Oriata et Nanihi pour mieux vivre sans tomber dans les illusions qui les avaient conduits à accroître leur impuissance, leurs illusions et leur détresse sur la planète Avidya. Rotahi, dans la première version du dictionnaire en ligne de l'Académie tahitienne, était traduit par ''synchronisation'', tandis qu'ensuite on obtint le mot français ''droiture''. 

     

     Le phénix leur confie un enfant, qui est dans notre métaphysique-fiction la réincarnation de Lasem repenti, et qui s'appelle Hoani, c'est-à-dire en reo maohi : le pacificateur, le réconciliateur. Une nouvelle façon de concevoir la politique pour l'ancien Premier ministre sorcier devenu l'enfant Hoani, et cela passe par une éducation appropriée, même si aucune éducation ne peut fournir de garantie, tant le serpent ou les dents structurent les corps animaux.

     

     L'épisode sur la planète Rotahi est le récit de la croissance d'Hoani dans un ermitage de campagne auprès de ses parents, dont l'amour tente d'être exemplaire, tant il n'est de meilleure inspiration en matière de pédagogie que l'exemple. Oriata et Nanihi cultivent patiemment leur jardin intérieur et extérieur, et donc cet épisode est constellé par des danses d'amour et autres chants, notamment une transposition de la fête krishnaïte des couleurs (Holi). Les Gymnosophies, qui avaient été mes premières chorégraphies catalytiques, ont trouvé là leur place. J'avais mis spontanément des paroles sur des maqams arabes, des dagstahs persans ainsi que sur les mélodies de djoget bungbung sur lesquelles j'avais été invité à danser lors de mon premier séjour à Bali en 1971, et ensuite d'autres compositions d'allure orientale ou occidentales s'étaient ajoutées. 

     

     Plus tard, lorsque je vécus avec Angelina, je plaçais dans cet épisode des poèmes qu'elle avait écrits en français ou en tahitien et que j'avais mis en musique. Hélas, la sérénité de ces chants arrivait bien peu à irriguer son propre caractère, car pour qu'un art d'équilibre catalyse la vie, il faut une discipline, une ascèse, une endurance, et pas seulement des velléités. Les refrains dans cet épisode évoquent la croissance d'Hoani dans le contexte de cette fête où l'action dramatique se réduit à l'adage ''Pas de nouvelles, bonne nouvelle''. Il s'agit seulement de vivre en harmonie, d'éduquer les réflexes de l'amour au fil de chants et de danses.

     

     En somme, la vie comme je la trouve aimable, où la récolte des fruits de la nature dans un contexte propice se combine avec une éducation permanente au rythme d'un folklore apaisé et sensé qui conserve la mémoire initiatique des épreuves solvables de la condition humaine, sans que celle-ci ait surcompliqué le contrat social, comme c'est devenu le cas dans la civilisation centrée sur d'énormes mégapoles, le paysan, la vache, le poulet et les paysages n'étant plus que marchandises réduites à des caricatures.

     

     Hoani grandit et une nuit rêve du Phénix. Celui-ci lui montre la planète Terre, où les délégués de tous les continents sont réunis dans un verger pour construire un monde de paix et de prospérité et de partage. Est-ce que la vie équilibrée de la planète Rotahi pourrait ensemencer la planète Terre ? Certes, je suis conscient du fait que peu de personnes sont prêtes à parier sur ce type d'utopie. Ou plutôt  tout le monde en rêve, mais pour des vacances, ou le temps d'un concert. Il n'est pas difficile de partager en paroles l'idéal de cette vie apaisée, créatrice, et capable de retenue en ce qui concerne les instincts animaux destructeurs et prédateurs, capable aussi d'étude permanente, non pas de la géologie dans la constellation d'Andromède, mais des potentialités d'évolution humaine intérieure de chacun de nous appliquées à sa propre catalyse.

     

     Mais s'il s'agit de mettre en pratique d'autres réflexes, cela forcément contrarie d'autres priorités, plus urgentes dans la vie quotidienne de mes interlocuteurs, qui concluent que c'est une utopie, belle mais irréalisable, voire dangereuse, totalitaire. Si j'insiste, notamment auprès de personnes qui ont prétendu s'engager à fond dans cette vie idyllique mais sans y arriver complètement car elles cherchaient une panacée, on me dit surtout que je veux imposer mes croyances, ou même que je suis un dictateur, car en fait cette vie d'études ne laisserait plus de place pour les feuilletons télévisés en tous genre où la plupart des terriens ont addicté leurs aspirations. 

     

     La contestation des étalages de frime devient une contestation de la dignité des choix de chacun, alors je me replie dans le silence et des publications confidentielles comme celle-ci. Plusieurs milliards d'êtres humains sont aimantés par les mirages des leurres et des modes prestigieuses d'une société qui fournit des excitations et des consommations toujours plus nombreuses et variées, et je serais là à les hypnotiser en leur proposant mes chimères ? Je vais démystifier des traquenards et des manipulations de plus en plus efficaces ? L'unanimité est facile à faire contre l'apprenti dictateur présumé, qui fait le gros dos et se sait suspect définitif pour tous ceux qui l'ont entendu. Alors je me tais presque complètement, j'écris encore un peu et observe seulement la logique karmique où la termitière humaine se voue à gagner de petits plaisirs fugitifs à la sueur de son front dans la sublimation des péchés originels de la bête. 

     

     Loin de moi l'ambition de vouloir imposer mes idéaux à la planète. Imposer un idéal par des moyens techniques donne en fait des armes aux ego et égrégores en leur injectant la tentation totalitaire. Ce ne serait que par un choix général des consciences individuelles que l'humanité pourrait rouvrir la porte de l'évolution dans cette direction. La direction où l'espèce humaine et les abeilles de ruche se sont engagées est tout autre que celle du Gryllide, sorte de grillon dont l'entomologiste Geo Favarel écrit : ''Si, ayant accédé à sa majorité et construit son logis, il se montre casanier et facile à l'observation, il éprouve dans son jeune âge, au cours d'une série de métamorphoses progressives, un goût inégalé pour la vie de bohême, le changement et l'aventure''. 

     

     Nombreux sont ceux qui, dans notre humanité, sont conscients des corollaires suicidaires et cauchemardesques de l'évolution actuelle de l'espèce et de la généralisation de la société de contrôle, polarisée dans de gigantesques mégapoles. Il y a une aspiration de beaucoup à des systèmes alternatifs plus harmonieux. La difficulté est de les mettre en pratique, ces utopies si diverses, imprégnées des mœurs de leurs promoteurs, surtout après avoir assisté au déraillement de tant d'utopies sur la planète. Si le scorpion veut devenir papillon, que de réflexes et d'instincts devra-il transmuter ? Cela paraît quasiment irréalisable... Vouloir améliorer la société, c'est un travail politique, et les clivages sont ceux des capacités de conscience, des affinités très diverses, et des stratégies suggérées par une grande variété d'expériences de vie. 

     

     A observer les insectes, il semblerait que ceux qui parviennent le mieux à se soustraire aux manipulations génétiques et aux guerres soient ceux qui vivent dans ce qu'on appellerait chez les humains un état d'anarchie, tant ils ne s'intègrent à aucune société sinon celle de la Nature dans sa diversité. Les sociétés totalitaires apparaissent avec la tentation de puissance que fournissent aux dirigeants les sociétés trop programmées. Et celle des humains en arrive à menacer l'éco-système où elle a vu le jour. Socrate est bien isolé au cœur des clivages politiques de son temps, et Diogène se réjouit d'avoir au moins accès à un tonneau pour se protéger de la pluie. Car la difficulté est déjà, pour les rares aspirants à un yoga catalytique dans la nature (c'est-à-dire un yoga qui ne s'intègre pas à ses caricatures sportives ou cléricales généralisées, même si celles-ci sont créatrices d'emplois et peuvent fournir des points de départ ), de trouver l'espace-temps d'un ermitage gérable sans interférences des mœurs.

     

     La nature encore impolluée est transformée de plus en plus en zone protégée, car l'humanité se sait destructrice et se découvre incapable d'esprit civique sans qu'il y ait contrainte et menace. Il existe bien sûr des individus qui ont ce sens civique, mais par mesure de précaution, on leur rend impossible de s'installer dans des réserves naturelles ou des zones de grand air, s'ils ne sont pas gardes forestiers, ou propriétaires. On ne voit pas comment la majorité des êtres humains pourrait se protéger du foisonnement de radiations et d'ondes provenant aussi bien des instruments téléphoniques, des construction en béton, etc... que des pollutions sonores et atmosphériques aggravées par la démographie croissante d'une espèce humaine de plus en plus encadrée par des technologies puissantes.

     

     

    ICI ILLUSTRATION

     

     

    Le Phénix montre à Hoani, en rêve, la coupe du Graal dans le cœur du Soleil (ci-dessus Lina et Teina au Théâtre de la Maison de la Culture de Papeete). Le Graal, seul capable d'apaiser la souffrance du roi blessé dans le feuilleton de Chrétien de Troyes, qu'est-il ? Ni les anciens auteurs ni Indiana Jones, produits décervelés de l'industrie culturelle, ne nous donnent la clé de l'énigme. S'agit-t-il d'une potion, d'un vase en or propre à mobiliser les passions des biologistes et des archéologues ? Chacun met ce qu'il veut dans son Graal, le concept est du coup tourné en dérision, et la bibliothèque multimédia des humains sur ce sujet fournit tant de pistes fumeuses sur cette quête que le livre de l'Univers en paraît encore plus opaque. 

     

     On en revient à l'idée que chacun s'oriente selon le miel auquel il aspire, fût-il empoisonné, et il est déjà extraordinaire que je puisse dans un contexte laïc, exposer ce que l'on appelle mes ''croyances''. Libre à chacun d'avancer selon ses intuitions ou ses convictions, et de les expérimenter sur lui-même s'il est en quête de preuves. Le Graal, en ce qui me concerne, c'est la méthode de méditation des vingt-sept couleurs. Franz Bardon a largement développé cette méthode dite mystique pour la distinguer de la méthode magique. La méthode mystique recherche l'union christique avec les vertus Divines, tandis que la méthode magique, qu'elle soit bienveillante ou criminelle, vise à exaucer les désirs humains au moyen des lois cosmiques que l'on a pu déchiffrer.

     

     Ce peut être par les sciences et les arts et cela comporte le risque presqu'irrésistible de la tentation Démiurgique, celle où la civilisation technique pense triompher. Vu les orientations séculaires des dispositifs sensoriels de l'humanité et des priorités coutumières du mental coordinateur, la quête du Graal n'intéresse généralement que par son aura magique, c'est instinctif, surtout que sur le plan matériel, le non-désir nous réduit à des proies pour prédateurs insatiables. La dimension mystique apparaît avec la quête thérapeutique : dans la souffrance, la guérison, l'apaisement devient prioritaire. Le mot mystique, dans la langue française en usage en Afrique, désigne couramment la sorcellerie à connotation prédatrice. Aussi, pour décrire la méthode d'accès au Graal du Théâtron, il sera plus pratique de parler de méditation catalytique. Mais si ce mot devient aussi galvaudé que le mot mystique, il faudra en trouver un jour un autre. 

     

     Hoani va donc partir pour la planète Terre. Son éducation sur la planète Rotahi l'a préparé à une réceptivité catalytique au Graal. Mais la formule du Graal pour les délégués de l'humanité terrestre las des guerres et des souffrances humaines, c'est la tentative de construire un monde juste, solidaire, harmonieux. En fait, il serait bien difficile de construire des institutions satisfaisantes, si la conscience des individus sublime les penchants prédateurs et autodestructeurs au lieu de les éradiquer et d'en transmuter l'énergie. Toujours est-il que c'est une bonne chose que les débats portent intensivement et patiemment sur la gestion de la planète par l'humanité, supposée en être la jardinière la plus clairvoyante et savante de la création, mais qui en est devenue le plus puissant vampire...

     

     En tous cas, j'avais l'usage de commencer l'étude du Théâtron par cet épisode sur la planète Terre, ou Gaïa, ou Urantia, car il peut facilement paraître d'actualité et donc motiver les étudiants. Hoani arrive sur la planète Terre, et est accueilli par Africa, Asia, Océania, Europa, América et Antarctica, qui portent des masques. Ils se présentent pour ce qu'ils croient être, et peuvent effectivement devenir complémentaires, même si l'ostentation ne peut faire office de preuve de leur caractère et encore moins de celui si varié de leurs populations. Comme me faisait alors remarquer une élève, Rainui, qui était par ailleurs championne de karaté de la Polynésie, Europa se voit savante des traités qui pacifient les hommes, alors que l'éclatement conflictuel de l'ex-Yougoslavie prouvait le contraire... Les délégués des continents, ou ''enfants de l'arc-en-ciel'', sont néammoins pleins de bonne volonté, riches d'héritages de sagesse, mais se sentent impuissants face aux fatalités douloureuses des mœurs humaines. 

     

     Après que chacun s'est affiché en tant que créature instruite mais victime du sort, Hoani suggère que tous l'accompagnent sur son astronef pour une préparation dans un désert. Le désert est un lieu propice au silence, il est plus facile de s'y familiariser avec des moments de vide intérieur. Or, la méthode du Graal catalytique nécessite des pauses de vide mental et sensoriel approfondi. C'est ce qui permet de mieux être réceptif aux vibrations des couleurs qui sont toutes des diffractions de la Lumière du Soleil ou de l'étendue de la nuit. Ces couleurs à leur tour fortifient la vigilance de la conscience dans l'incorporation joyeuse aux vertus. Hoani parle de se préparer, mais les enfants de l'arc-en-ciel, après s'être déclarés unanimement enthousiastes pour accompagner Hoani dans sa quête du Graal, répondent qu'ils ne sont pas encore prêts pour la première étape du désert.

     

     Quelle est l'utilité du voyant, si ses étudiants sont velléitaires, davantage à prêts à adorer ou à rejeter qu'à étudier pour s'analyser et à faire de la quête du Graal une activité orientant toutes leurs activités vers une évolution de la Conscience, une réceptivité au Sens supramental qui suspend les étoiles en équilibre et allume les astres ? Certes, de nombreux chercheurs percent des quantités de lois jadis secrètes, et ces découvertes s'appliquent à chaque étape à armer les singes sapiens que nous serions d'ailes supplémentaires de démiurges de science-fiction. Le transhumanisme des cyborgs et son néo-castéisme paraît être le Graal de la nouvelle humanité. Le Graal du Phénix ne pourra-t-il catalyser la planète qu'une fois que les titans qui se l'approprient davantage chaque jour l'auront stérilisée par une pollution généralisée ? Leur Graal se prétendait libérateur mais était empoisonné, en dépit des ivresses qu'ils procuraient aux consommateurs hypnotisés...

     

     Bref, Hoani part seul (ou seule, si le rôle est tenu par une femme) se préparer dans le désert, en faisant la promesse de revenir partager le fruit de ses illuminations et sa clairvoyance améliorée. Les enfants de l'arc-en-ciel regrettent très vite de ne pas l'avoir accompagnée. Mais plutôt  que de se préparer à leur tour au désert de façon autonome, ils se font une messe des meilleures intentions du monde. Dans la bande dessinée du Théâtron, le verger de la rencontre des délégués est situé sur un îlot des Mers du Sud, vu que c'est là que m'a paru exister le climat le plus propice à une fertilité suffisante pour laisser du temps à des fêtes de co-naissance pour chacun... 

     

     Je ne veux pas par là décrire la réalité de l'Océanie, même si l'ambiance folklorique s'y rapproche formellement d'une telle situation idyllique, ou en tout cas me prédispose à une créativité en analogie avec celle de la végétation plus qu'en empathie avec les attentes du show-business planétaire et de ses hiérarchies médiatiques. On trouve également des zones désertiques en Océanie, et surtout un immense Océan qui peut insulariser des vibrations de la frénésie humaine du siècle, si on ne les a pas trop fait siennes à travers les écrans virtuels.

     

     Comme dans une aimable rencontre de paroisse océanienne entre banquets villageois, danses joyeuses et prêches pastoraux, les enfants de l'arc-en-ciel prennent de bonnes résolutions pour sauver la planète. Ce sera d'ailleurs un rôle attribué plus tard à la Polynésie dans la préparation de la Cop 21, selon le président français de l'époque. Parmi ces résolutions, qu'on pourrait qualifier de sacrées, il y a celle d'éradiquer la souffrance du monde. Comment contester que ce soit bienvenu ? Mais, dit-on, l'enfer est pavé de bonnes intentions...

     

     Or voilà qu'un(e) des délégué(e)s entend un cri de détresse. On aperçoit au loin une barque qui s'est échouée sur le rivage de l'îlot et une jeune fille avance lentement vers les ''enfants de l'arc-en-ciel '' en pleurant. Elle est très séduisante et sa cheville ensanglantée est enchaînée à un énorme rocher qu'elle a réussi à tirer en gémissant hors de la barque éventrée sur le sable.

     

    En fait, c'est un rocher de carton-pâte, car tout cela est du théâtre, le sang des chevilles est du mercure au chrome, mais les délégués politico-écologiques de la planète prennent la situation pour un drame authentique et proposent leur aide à la pauvre malheureuse, si belle qu'on l'acquitterait, comme Phryné, de toutes fautes. Mais son nom à elle, c'est Morjine... Enfin pas de quoi alarmer les enfants de l'arc-en-ciel, même si cela résonne un peu comme le nom d'une déesse d' une autre planète ou comme celui de la fée Morgane tentant de pétrifier l'enchanteur Merlin... Des contes pour enfants, des contes à dormir debout, dont on a oublié la moitié...

     

     Par ses sophismes, Morjine n'arrive pas pour l'instant à persuader ces enfants de l'arc-en-ciel qu'elle est détentrice du vrai Graal, mais elle fait pitié avec ses chaînes, et donc elle les convainc de tendre leurs mains vers son corps replié sur le rocher et de la délivrer par le rayonnement magique de leur force de vie, en y adjoignant des vocalises spirituelles formellement au-dessus de tout soupçon. Enfin elle se retourne en bondissant, libre, ayant elle-même défait ses faux liens, et apparaît sous son vrai visage de diablesse. Enorme crocs, langue très longue et couverte de miroirs, yeux exorbités, et surtout avec ses ongles très longs, elle lance des éclairs qui projettent les enfants de l'arc-en -ciel en arrière lorsqu'ils ont le réflexe de l'attaquer pour la neutraliser.

     

     C'est là une adaptation de cette danse dite du kriss que Cartier Bresson a si bellement photographié et dont il y avait des concours sur la plage lors de mon séjour en 1971, entre Barong et Rangda, avec des Balinais en transe de divers villages. Mon professeur Raï pratiquait également cette danse où les kriss se retournent contre le torse du danseur comme mus par une force surnaturelle, tandis que celui-ci, me confiait-il, retenait la lame contre un os pour qu'elle ne s'enfonce pas. Chez des enfants, celle-ci jouait le rôle d'un diamètre pendant que leurs corps semblaient catapultés. Le simulacre, l'acrobatie et la sorcellerie se trouvent alors renforcés mutuellement par cette ambivalence des humains portés par leurs instincts bénéfiques et maléfiques. Ils ne distinguent pas ce qui est évolutif et ce qui est obscurantiste, mais la persistance de leurs puissantes contradictions fournit de l'énergie à leurs actions.

     

     A l'issue du combat, les délégués terrassés sont convaincus que Morjine détient les secrets du Graal, puisqu'elle a prouvé sa force. Le sermon christique qui proclame ''Bienheureux les persécutés'' ne convainc qu'à mi-temps et désormais les délégués souhaitent être initiés par Morjine. Dans le théâtre balinais, Rangda est vaincue après l'apparition du Barong, dont la danse est parente de celle du Lion dans le folklore chinois. Même les porteurs de masques ont déchaîné leur transe, et un prêtre vient les asperger d'eau lustrale pendant que tous écoutent les divagations des esprits qui les possèdent, certains réclamant seulement des suppléments d'alcool.

     

     La métamorphose de Morjine, nymphette craquante se transformant en reine des vampires, m'avait été d'abord inspirée, au niveau du sens, par un court métrage noir et blanc visionné dans mon enfance (ce qui fait que je n'avais pas noté le nom de l'auteur) qui montrait un voyageur, dans une tempête glaciale, demander l'hébergement à la porte d'un ermitage de moines. Ceux-ci hésitaient un temps, puis laissaient leur compassion prendre le dessus et logeaient le voyageur. Celui-ci, dans la nuit, entendait alors les plaintes d'un prisonnier à l'aspect bien plus pitoyable que lui dont il trouvait bientôt la geôle dans le monastère. Ces plaintes l'empêchaient tellement de dormir que finalement le voyageur décide de libérer la victime apparente. Le prisonnier pitoyable se transforme alors en un Méphistophélès pressé qui s'enfuit sur les routes de la planète afin de propager ses vibrations infernales. Et, nous affirme le narrateur, la libération de ce chef-démon déclencha une nouvelle guerre mondiale.

     

     Tout cela est largement symbolique, mais tout au long de mon existence, j'ai assisté à des scènes trompeuses de la part de personnages extrêmement persuasifs qui parvenaient à faire valoir leur légitimité spirituelle, identitaire, culturelle ou autre avant de se lancer dans des entreprises de prédation et de calomnie qui détournaient la colère de leur public (bien intentionné mais intellectuellement hypnotisé sans s'en rendre compte ) vers des boucs émissaires innocents.

     

     Il y a quelques semaines en 2016, mon épouse Nim fit la rencontre lors des séances de l'auto-école de Moorea, d'une jeune femme brésilienne aux formes séduisantes mais à la bouche plaintive, en besoin constant d'aide et d'affection. Son caractère oscillait entre des attitudes très conciliantes et d'autres extrêmement bornées et entêtées. Je n'avais pas réussi à éloigner sa présence tellement intrusive, car Nim voulait lui venir en aide, dans sa détresse suicidaire. Elle disait vivre avec une pension alimentaire suite à un divorce qu'elle n'avait pas voulu, et quoiqu'elle ait suffisamment de charmes et de jeunesse pour attirer de nouveaux partenaires, elle ne pouvait les fixer, alors qu'elle leur témoignait tous les signes de la soumission... En fait ils fuyaient lorsque son visage négatif apparaissait. 

     

     Son divorce avait été provoqué selon elle parce qu'elle ne pouvait plus faire l'amour avec son mari, peu après son mariage, mais selon son fils, elle était entrée en rivalité avec la fille de ce mari, après des moqueries sur le grand-père au moment de son. Son mari l'avait trouvée dans un bar au Brésil et l'avait accompagnée jusqu'à la nationalité française, et en fait il m'apprit qu'il n'était pas encore divorcé. Je vis cette Brésilienne commettre des imprudences graves, qui auraient pu provoquer un accident de voiture, car sa façon de me conseiller, elle qui s'était vu retirer son permis pour ivresse au volant, était d'intervenir directement sur les commandes du véhicule pendant que je conduisais. Elle avait également failli mettre le feu au bungalow, en entourant le brûleur d'un tissu au cas où l'eau du riz déborde... Le mari me confia plus tard que c'était ce type de comportement qui l'avait poussé à la loger dans une maison séparée.

     

     Bref, un soir Nim revint très irritée du comportement de cette Brésilienne. Elle l'avait accompagnée en marchant comme dans un défilé de mode, et renoncé à un achat de robe car ''ce n'était pas assez cher''. Peu après que Nim fut de retour chez nous, elle reçut un appel de la Brésilienne plus désespérée que jamais. Cette dernière disait avoir sombré dans un malaise tellement profond qu'elle sentait la mort venir si on ne venait pas la chercher pour la conduire à l'hôpital. En fait, à notre arrivée elle se rétablit rapidement, ses vertiges cessèrent miraculeusement mais insista pour qu'on l'emmène dormir chez nous, prétextant sa fragilité et de mauvaises présences occultes dans sa maison.

     

     Elle y resta 3 jours et trois nuits, et nous tentâmes de la convaincre d'aller s'inscrire au régime de solidarité polynésien pour les chômeurs, car elle disait avoir des évanouissements et malaises réguliers, notamment à cause d'une malédiction de zombis brésiliens jaloux de son mariage (de sa pension alimentaire et de sa nationalité française). Ses propos ne manquaient pas de m'inquiéter mais Nim me rassurait lorsque je tentais de la convaincre de ne plus la fréquenter, elle voulait l'aider, ce genre de cas elle en avait eu l'expérience en Afrique. 

     

     Cette Brésilienne donnait l'impression d'être nymphomane, amatrice de toutes sortes d'expériences sexuelles notamment masochistes, et quoique se lamentant du manque de pénis à sucer, confessait que seule une femme avait réussi à la faire jouir. Bref, elle ne parvint pas à nous émoustiller et le lundi matin nous la conduisîmes à l'assurance maladie pour qu'elle s'inscrive. Au lieu de cela, elle nous suivit à la banque où elle fit un scandale en prétendant que je l'avais battue, et de façon si convaincante que même Nim crut quelques temps que c'était arrivé à un moment où elle n'était pas là, et il y eut d'autres personnes sur l'île qui se mirent à répandre ma réputation dans ce sens...

     

     Je décidai de devenir encore plus distant avec cette folle, mais elle venait encore voir Nim, arrivant sans frapper même en son absence, entrant directement dans les pièces comme chez elle, et ne saluant même pas ni pour le bonjour ni pour l'au revoir, au point que pour ne pas risquer d'autres calomnies, je pris l'habitude de m'éclipser ailleurs, où parfois elle avait l'intuition de me retrouver, me proposant un verre d'alcool, et provoquant de nouveau ma fuite. Je demandais à Nim de l'avertir par téléphone de ses absences, de sorte qu'elle ne prétexte pas être venue pour elle et s'être fait agresser par moi alors que je refusais d'être allumé.

     

     Nim empêcha par la suite que deux jeunes femmes tahitiennes ne la tabassent, car elles avaient subi elles aussi des incivilités inattendues, l'une parce qu'elle était entrée dans sa douche sans prévenir et y était restée pour regarder ses parties intimes, l'autre autour de questions d'alcool, d'argent et de contradictions dans les déclarations de la Brésilienne ne tenant pas ses engagements. Nim, lors de ses visites, lui donnait accès à notre Internet parce qu'elle se disait malhabile avec le sien pour qu'elle trouve, avec ses conseils, un conjoint, pensant qu'ainsi elle serait ensuite moins suicidaire et moins envahissante chez nous. Mais la Brésilienne se sépara rapidement du conjoint qu'elle trouva par Internet, sous prétexte qu'il était trop gentil, et parlait avec les mains comme un homosexuel...

     

     Nim, qui croyait à son rôle de conseillère vu l'humilité apparente à son égard de cette désespérée, me dit alors que je devais avoir pitié d'elle, car sinon elle se suiciderait. Selon Nim cette Brésilienne était possédée, comme elle-même et sa sœur l'avaient été. Nim m'avait jadis raconté comment, lors de séances d'exorcisme en Afrique, sa sœur Nina parlait avec la voix d'ancêtres mâles décédés, et que pour chasser ces esprits, l'exorciste l'aspergeait d'eau bouillante et cela ne laissait aucune marque de brûlure sur sa peau, et faisait fuir des voix que des aïeuls reconnaissaient comme des trisaïeuls. Finalement les ragots que cette Brésilienne répandit sur nous, eurent pour résultat de nous faire perdre la moitié de nos revenus, dépendant de services que nous facturions à une fonctionnaire qui préféra les demander à d'autres. Nim prit davantage de distance avec la Brésilienne en se concentrant sur le livre de l'auto-école lorsqu'elle venait stationner chez nous, ne voulant plus rien savoir de ses tribulations mais ne se fâchant pas avec elle car elle avait envers elle des dettes de coiffure, qu'elle renouvelait d'ailleurs au fil de ses remboursements.

     

     Certes j'avais déjà connu des attaques autrement plus ruineuses matériellement de la part de bandits de toutes origines ethniques, mais ce qui était frappant avec cette Brésilienne, c'est qu'il ne s'agissait pas d'une technicienne de la tricherie sournoise ou de la prédation cynique... Ce qu'elle symbolisait, c'était la folie de la condition humaine, son péché originel de courte vue du fait qu'elle vivait sa vibration sexuelle comme une clairvoyance instinctive de l'ego déifié et autodestructeur. Certaines personnes semblent être comme les moustiques avides de nous pomper le sang, sauf que leur vampirisme est spirituel et ils sont comme habités par des démons destructeurs et autodestructeurs. 

     

     La société elle-même semble avoir inventé un parasitisme institutionnalisé, où finalement, grâce à l'unanimisme des préjugés, des innocents seront traités comme des boucs émissaires, soit par hasard, soit parce qu'ils portent ombrage. Les faux bourdons sont massacrés par les femelles de la ruche comme des assistés irresponsables dès lors que la reine est perpétuellement fécondée, alors même que la ruche est plus qu'excédentaire en réserves de miel. La mante religieuse dévore son petit mari, comment ne pas y voir à quel point la condition animale peut se programmer des mœurs irrationnelles parce qu'elle n'a que son propre égrégore comme maître de connaissance ?

     

     J'ai supprimé de ce texte bien des témoignages vécus m'ayant conduit à conclure à la folie de l'espèce humaine, à quelques exceptions près. Car ce qui est le plus difficile à expliquer, c'est que dans le contexte du vécu, ce sont toujours les fous qui font l'unanimité contre le sage, l'honnête ou l'innocent, dont les moindres travers sont dramatisés, comme dans Les animaux malades de la peste, tandis que l'abondance des mœurs partagées avec les détraqués intégrés au système font que ce sont eux qui sont donnés comme exemples de normalité, leurs travers font seulement un peu rire. Evidemment, lorsque les faits sont rapportés dans un livre, la connivence du lecteur est généralement telle qu'il s'identifie forcément au sage, au point de se demander comment en Italie des hommes d'Eglise ont pu condamner Giordano Bruno au bûcher et comment des épiciers d'Hiva Oa brûler des tableaux de Gauguin qui les encombraient et qui leur paraissaient tellement nuls qu'ils ne seraient jamais vendables. Des universitaires aux publications subventionnées proclamer, même si personne ne les lit, que ce type d'obscurantisme ne pourrait se reproduire en Occident, et ces mêmes universitaires déclarer en public, en déchirant une revue avec mes textes, que mes activités relevaient de l'ineptie mystico-infantile. J'eus même droit à une ''cabale'' à la radio de la part d'une famille m'accusant de vues pédophiles sur une de leurs enfants qui avait inventé toute une histoire sans doute par jalousie à l'égard des élèves qui coopéraient avec enthousiasme avec moi, sans que je les drague. J'étais décrété un ''danger pour la civilisation'', en fait probablement mon approche non conventionnelle de la pédagogie. Approche qui transformait tellement les résultats des élèves dans toutes les matières du théâtre éducatif, que j'eus à plusieurs reprises en Polynésie des alliés pour me défendre. 

     

     Mais il est des circonstances où les démarches les plus sages deviennent indéfendables face à la folie commune. Minoritaire, c'est Galilée qui passe pour un imposteur orgueilleux aux yeux de ses juges pseudo-chrétiens. Et il est clair que faute de solidarité autre qu'ostentatoire, des trouveurs parmi les chercheurs bénévoles ne cherchent plus qu'à survivre plutôt  qu'à étayer leurs découvertes selon les exigences de la recherche subventionnée car ce n'est pas avec des aumônes qu'ils seront convaincu de hisser une fois de plus au sommet le rocher de Sisyphe. Les mœurs qui ne sont pas celles de la majorité des gens inspirent la méfiance et le scepticisme, et celui qui tente sa catalyse utopiste dans la chrysalide d'un ultime ermitage possible n'a pas envie de perdre son temps à se justifier dans un tribunal qui cherche à se faire entendre plus qu'à écouter et expérimenter. Que de situations suggèrent que les incarnations d'humains, de crocodiles, de moustiques ou de diables de Tasmanie sont des malédictions que des âmes folles emprisonnées dans leurs illusions mortifères se sont lancées à elles-mêmes et que nous ne pouvons nous en libérer qu'individuellement, même si ce sont nos capacités de bienfaisance sociale qui sont les artisanes de beaucoup de nos métamorphoses.

     

     Ces situations peuvent être comprises de plusieurs façons, mais même si on exclut chez les prédateurs les plus puissants de la planète qu'ils pratiquent la sorcellerie de sorciers criminels, tout l'attirail des outils médiatiques de propagande, de mode, de spéculation et de délits d'initiés ne sont rien d'autres qu'une forme supérieure de magie maléfique déguisée. En fait, la fable de Morjine peut être comprise à travers plusieurs grilles d'interprétation. Même si on trouve loufoque d'entendre dire qu'Hitler ait été possédé par un démon, il est clair que métaphoriquement ou non, le processus qu'il a mis en œuvre est diabolique et je me souviens d'une émission radiophonique historique où il avait été prétendu qu'au départ Hitler s'était senti une victime de ceux qu'ils génocida ensuite.

     

     J'ai même entendu des gens très diplômés, qui acquiesçaient pourtant à mes propos la veille et le lendemain, suggérer que si Hitler avait existé, c'est que Dieu l'avait voulu pour éveiller les humains. Le plus étrange est que j'ai aussi ouï de tels propos de la part d'hommes de couleur. A mon avis, il s'agit d'un contresens, même si l'être humain, en assistant à la caricature exacerbée de sa propre diablerie, aspire à se transformer à travers des ruminations religieuses. Comment le mal serait l'effet d'une volonté Divine, comment croire que la folie des dinosaures, des termites ou des humains relève d'une création Divine ? Je pense plutôt  que le rayonnement Divin qui existe partout dans la nature et que l'amour est corollaire d'une liberté de conscience qui a provoqué des autonomies de conscience s'étant engagées dans des voies illusoires et mortifères jusqu'à la fondation d'espèce animales qui ne sont que des sectes biologiques auto-sacralisées.

     

     Pour transformer leurs réflexes individuels et sociaux, les nouveaux nés de ces lignées ont la possibilité, s'ils aspirent à recentrer leur conscience dans le Soi cosmique, de brûler leur identité dans le feu du phénix, en réorientant complètement leurs concentrations prioritaires dans les vertus de ce feu, ou peut-être par une autre méthode, s'il en existe une autre qui soit efficiente et pas seulement une variante de la méthode Coué. Sinon nous nous pouvons continuer à nous mirer dans nos ignorances glorieuses de démiurges. Dans la compétition victimiste, le plus innocent peut se retrouver taxé de la plus forte culpabilité si son adversaire mise sur l'unanimisme instinctif provoqué par les préjugés d'une communauté, qu'elle soit basée sur l'argent, le genre, la fonction publique, la religion ou l'ethnie, et il arrive alors, suite à des manipulations radicales que des génocidés quoiqu'innocents ressentent dans leurs chakras la culpabilité dont on les charge. Rares sont les consciences, comme celles de Mansur al-Hallaj, qui parviennent à passer de la croix qui les exclut de l'espèce humaine à la croix qui les réintègre dans le Soi Divin. La transmutation de l'espèce humaine semble possible dans l'incarnation même mais aussi difficile que celle des grands dinosaures en petits oiseaux, qui pourtant aurait eu lieu après l'extinction des prédateurs géants.

     

     Maintenant que Morjine a prouvé sa puissance face à une humanité qui se sent tellement impuissante, quoique consciente des nécessités de transmutation de ses mauvaises habitudes, que ses sophismes deviennent davantages convaincants. D'abord elle rappelle qu'elle fut la première disciple du Phénix. On retrouve là l'archétype luciférien. Toute connaissance peut servir à des buts positifs et négatifs, et Lucifer se voit positif. Pour l'ego, ce qui est positif ce sont les incantations de son narcissisme, qui lui masquent sa monstruosité puisque ses intuitions sont spontanément sacralisées. Pour la fourmi rouge le démon c'est l'être humain qui la piétine, lequel ne se sent pas diabolique de chasser le saumon en quête de ses origines. Je ne veux pas dire par là, comme les jaïns, qu'il soit mal d'écraser le moustique ou d'annihiler les virus biologiques ou informatiques, je veux simplement montrer du doigt que généralement, dans les réflexes identitaires de l'être humain, l'ethique ne suspecte pas l'ego pour lui-même, elle n'est moralisante qu'à l'intérieur d'une communauté. Chaque ego pense l'autre selon les formes du mental qui se sont fixées dans la relation de sa conscience aux instincts, terme pratique pour désigner un inconscient qui serait quasi machinal, programmé par les ''lois de la nature''.

     

     Dans tout groupe uni socialement par un idéal, il y a des interprétations extrêmement diverses de la vie, ce qui fait que ce ne sont pas forcément ceux qui affichent les mêmes convictions que nous qui ont la même conscience que nous du monde. Selon leur expérience de la vie, certains athées et musulmans peuvent avoir des attitudes très proches, tandis qu'un musulman, un athée ou un bouddhistes peuvent se trouver en contradiction avec ceux qui partagent leur doxa mentale. Néammoins cela ne se voit pas car leurs différences relèvent du non-dit, ce qui fait que même des chrétiens, ou des communistes ou des libéraux sincères et charitables au quotidien eurent du mal à soupçonner de diabolisme les tortures de l'Inquisition, les procès de Moscou ou le génocide amérindien.

     

     Lorsque Morjine se base sur des vérités enseignées par son maître le Phénix, comment la contredire ? Il faut chanter et danser, ne pas avoir peur de la mort, etc, etc... On peut sacraliser toutes sortes de directives qui en un sens peuvent être tout à fait fait angéliques, mais aussi être diaboliques selon l'usage qui en est fait. Il ne suffit pas de se démarquer de l'angélisme pour ne pas verser dans l'infernal. Très peu d'individus sont capables d'une concentration approfondie permettant d'utiliser le langage de façon catalytique, c'est-à-dire en restant conscients de la relativité des mots. Aussi les conversations et les clivages sombrent généralement dans les dogmatismes et c'est sur le champ de bataille de ces clivages virtuels inappropriés, et qui travestissent les peurs et les intérêts, qu'il faut survivre en tant que créatures de chair. 

     

     Morjine convainc donc les enfants de l'arc-en-ciel de se livrer à des combats valeureux selon les justifications qu'elle donne, sans que personne ne réplique que l'imbécillité des tournois d'honneur ne fortifient en rien l'âme au delà de la mort, sauf dans des perspectives zombies. Du rocher en carton surgit Tchoupak, l'assistant de Morjine, le petit goinfre de la commedia dell' arte balinaise, et celui-ci brandit son faux Graal, que tous prennent pour vrai, tant il est plus rassurant de croire que la libération de l'âme est possible par un breuvage plutôt  que par une orientation concentrée permanente de la conscience pour s'incorporer des vertus. Et voilà que la guerre mondiale se déchaîne maintenant comme un jeu sensé, glorieux, une série d'épreuves fortifiantes. 

     

     Alors que les Bala yoguis parviennent à se nourrir du prâna de l'air, comme les panneaux solaires qui captent l'énergie du soleil, les humains ont besoin en général de consommer plantes et bêtes pour éviter la mort biologique, et les démons, pour survivre à leur caractère illusoire, ont besoin des colères des hommes. Ce sont ces ambiances qui les nourrissent, au sens propre ou au sens figuré, selon l'appréciation que le lecteur fait de leur réalité. Bientôt Morjine gavée des émanations de la guerre qu'elle a déclenchée, s'effondre ivre morte dans un coin de la scène, éventée par son assistant comme elle lui a demandé au début des combats. La scène est inévitablement comique tant au fond Morjine a le visage de quelque parentelle dans l'humanité, à moins qu'on s'y reconnaisse sans complexe, ou qu'on en fasse l'icône de ''l'enfer de l'autre'', ce qui peut finalement tourner à son adoration dans un temple, pour dépasser la peur ou l'exercer. 

     

     Au fond l'adoration de Rangda relève du même opportunisme que la résignation à ce que la vie soit une compétition cynique, les idéaux servant juste à ce qu'elle ne le soit pas trop, car sinon l'ambiance deviendrait excessivement pénible à vivre, du moins pour les humains, mais même chez les termites il y a une mise en scène de la reine nourricière quoique manipulée et dévorée vivante par une junte. Dans les pays qui ne connaissent pas les quelques protections que les luttes sociales ont imposées pour obtenir une relative démocratie de décision et de partage, on se résigne à cet ordre des choses en susurrant ''la chèvre broute où elle est attachée'' pour banaliser la corruption, ou ''les gros poissons mangent les petits'', mais l'idéal est d'émigrer, d'où le flux gigantesque des migrants, faute de pouvoir imposer un esprit civique aux néo-esclavagismes nationaux et internationaux. Quant aux grillons gryllides, si leur individualisme anarchiste ne les retient pas de fréquenter leurs semblables à l'occasion, ce sont peut-être les déceptions occasionnées par les frictions d'ego qui leur font adopter ensuite la vie d'ermite autarciques. 

     

     La séquence de la guerre, je l'ai d'abord empruntée à un spectacle de mon frère le mime Freddy, pour qui j'avais écrit, sous forme de poème, le scénario de son spectacle titré ''Freddy voyage dans le temps''. Pour tourner en dérision les penchants belliqueux des humains, il avait mis en scène des enfants qui jouaient avec des automobiles miniatures, qui se heurtaient, pleuraient, se mettaient en colère, et de là tout un crescendo de bagarres, avec les poings, les bâtons, les mitraillettes, les auto-tamponneuses et les missiles, tout cela de façon comique, avec beaucoup de larmes quoiqu'au départ il eut suffit de calmer les susceptibilités face aux offenses et aux malentendus. Cette séquence était comique en raison également des trépignements. Je l'ai reprise dans le Théâtron selon ce qui était possible avec mes élèves, essayant parfois d'introduire des chorégraphies de combat du Gambuh ou d'arts martiaux.

     

     Ce qui est le plus fascinant dans le théâtre Gambuh, c'est à quel point les personnages kras, durs parfois jusqu'â la folie du Prabu Gila (Prabou Guila), provoquent une sorte de frénésie chez le spectateur, fût-il enfant, et cela je le constate même avec mon propre fils à l'âge d'un an et 4 mois... De même, lorsque je lui montre la danse marquisienne du cochon ou des katas de karaté ou de kung fu... Quant aux chorégraphies de karaté et du kung fu, elles semblent ranimer la machine de combat tueur d'une façon tellement cohérente qu'on a l'impression qu'elles furent les fondements de l'ego corporel de l'être humain. Par contre les techniques de judo ou de l'aïkido, visant plus à maîtriser qu'à tuer, paraissent d'être des techniques plus subtiles découvertes après coup. 

     

     En fait le karaté est lui-même un fossile féodal (pour reprendre un terme employé pour le gambuh par Beryl de Zoete). L'utilité du karaté ou des kung fu directs dans les temps modernes est faible dans les pays où la réglementation ne cautionne pas le droit automatique à la légitime défense. En effet, leur efficacité foudroyante fait que ces arts de combat sont très rapidement meurtriers, surtout dans leurs versions originelles les moins acrobatiques et qui visent comme dans le ïaï-do (sabre) à anéantir l'adversaire par la voie la plus rapide possible. A Tahiti, il a fallu plusieurs années de procès à un karatéka pour prouver qu'il avait frappé par légitime défense deux agresseurs qu'il avait neutralisés. 

     

     Lorsque je suivais les cours de Coco Teraiharoa à l'ancien ''dojo'' de Moorea, par ailleurs une salle de bal construite sur pilotis sur le lagon d'Haapiti, à quelques mètres de mon logis d'alors, je notais l'incompréhension de plus d'un élève et même de Pierre l'assistant popa'a auquel Coco confiait souvent des cours,face à la spiritualité préconisée par les maîtres. En effet, bien des pratiquants avaient du mal à concevoir qu'ils pouvaient blesser une championne en visite et en être pénalisés au lieu d'être félicités, ou gagner des combats en pratique pour les perdre officiellement du fait qu'ils n'avaient pas respecté le code du non-contact de certains coups. 

     

     Quoiqu'il nous ait expliqué ce règlement, Pierre se comportait parfois de façon démentielle, en conseillant par exemple de frapper sur le punching ball comme sur ''vos femmes'', sans même voir que les filles étaient majoritaires dans le cours... Il s'excitait également en mentionnant lors de certains saluts que dans l'empire japonais, des têtes auraient sauté pour des erreurs formelles vénielles sans rapport avec les circonstances de guerre où le karaté était né, à Okinawa, avant d'être importé dans la métropole japonaise... De même était taxé de fillette ou de danseur ceux qui ne prenaient pas le risque de se faire frapper aux côtes, tandis que les filles qui adoptaient une attitude casse-cou se voyaient gratifiées de qualificatif glorieux alors même qu'elles se ruinaient les articulations, comme Tila, ma compagne d'alors, dans les divers sports qu'elle pratiquait. 

     

     Les jours où il était présent, Coco, qui était champion de Polynésie, nous expliquait en douce que c'était justement pour toutes ces raisons que Pierre n'avait jamais décroché sa ceinture noire, malgré ses compétences avérées en technique de combat. Lors de l'examen, la dimension spirituelle ne pouvait apparaître dans les prestations de Pierre, il suffisait de l'entendre pérorer pour savoir qu'il s'en moquait ouvertement. Même si le corps humain est construit comme une machine de guerre, et que lorsqu'il se déploie comme tel, sur son espace de conquête qui n'est ni celui des oiseaux ni celui des poissons (quoiqu'il y ait des points communs), il accède à une plénitude énergétique, cela pose une question spirituelle. Il existe bien sûr des combats clandestins ''jusqu'à la mort'' pour les parieurs infernaux, comme aux temps des gladiateurs, mais un maître digne de ce titre ne peut encourager ses élèves qu'à des combats plein de retenue, selon les codes d'une compétition sportive qui ne soit pas meurtrière.

     

     La danse catalytique fournit l'occasion d'une plénitude analogue, surtout que c'est son objectif pacifique premier, et non celui de la parade, et qu'elle va filtrer tout ce qui ne relève que de la vanité. Souvent les danseurs et danseuses, qui entrent dans cette pratique artistique à travers un encadrement esthétique identitaire urbain ou ethniques, restent prisonniers de gangues de domestication et de contractures, par exemple de conventions vestimentaires ou sociales ou de préjugés sur les genres masculins, féminins, mahous (mahu en tahitien, ce qui désigne homosexuel de type maternel), réré (rere - homosexuel qui se donne l'aspect d'une femme sexy) ou lesbien voire hermaphrodite, mais le mot désigne une réalité biologique. 

     

     Lorsque mon enfant Noa a commencé à marcher, j'ai constaté que son rapport avec ce qui l'entourait était de destruction. Tout objet était lancé au sol, ou plié selon ses forces. Je suis convaincu que la forme actuelle de l'espèce humaine au niveau physique est issue d'une adaptation extrême aux conditions de survie, d'abord au niveau physique, puis au niveau du prolongement de cette efficacité par les outils, ainsi qu'au niveau des techniques de manipulation mentale, le mensonge cynique et ingénu chez l'humain faisant écho aux autres formes de leurre chez tant d'animaux.

     

     Le saut évolutif que propose le Théâtron c'est d'inverser la hiérarchie de la conscience outil meurtrier au service del'ego ou de l'égrégore. On peut taxer d'imaginaires les spéculations théologiques sur enfer, paradis et purgatoire vécus comme mythes caricaturaux plutôt  que comme concepts de métaphysique-fiction, mais on est obligé de constater que le monde des ego animaux et humains et de leurs assemblages grégaires fonctionne selon ce qu'on a pu concevoir des diables (et parfois des anges, lorsqu'il y a une retenue consistante dans les ''bras de fer'' sociaux, même si elle est relative, pour concrétiser quelque bienveillance durable). 

     

     Evidemment, chaque espèce a un code moral spécifique. Ce qui est criminel entre loups diverge de ce qui l'est entre scorpions, ne parlons pas des acariens ou des virus indétectables à l'œil nu. ''L'enfer est vide'', fait entendre Shakespeare,''tous les démons sont là''. Evidemment, tant que le bébé manchot ne se trompe pas de mère, il obtient une bienveillance qu'il perçoit comme angélique, et réciproquement, tant que sa mère l'identifie comme un prolongement de son identité.

     

     Dans le Théâtron, la guerre s'achève par la victoire d'Antarctica, ce qui est une façon de tourner en dérision des conflits conduisant à la désertification, à la vitrification, voire à la disparition quasi totale de l'espèce humaine, puis je n'ai pas voulu vexer les ressortissants des nations des divers continents. Tchoupak fait boire à Antarctica l'alcool du faux Graal, et ivre-morte (ivre mort si ce rôle est masculinisé, joué par un mâle, qu'on pourrait nommer Antarctico, ou autrement ) elle va s'effondrer dans les bras de Morjine qui (une idée de Iohann Piritua) s'exclaffait dans son sommeil par de grands soubresauts du bassin vers le haut, ce qui prolongeait l'hilarité de la salle pendant l'extinction des feux.

     

     Puis, avec les éclairages, revient Hoani, qui découvre tous ses alliés velléitaires gisant sur la scène et Morjine en train de ronfler. Tchoupak était resté éveillé pour éventer sa maîtresse, comme promis. Mais lorsque la politique du pire ne lui paraît plus fatalement gagnante, puisqu'Hoani est revenu(e), il change aussitôt de camp. Maintenant au service bénévole d'Hoani, devançant ses directives et agissant comme le geôlier des enfants de l'arc-en-ciel, il les gratifie de coups de pied dans leurs postérieurs pour les réveiller de leur torpeur, tout en dansant presqu'au ras du sol, où il a acquis une célérité. Métaphore de ceux qui lors de changements de pouvoir, religieux ou révolutionnaires, s'empressent de garder leur position de gardes-chiourme de la population. 

     

     Hoani avertit les délégués de la planète de l'arrivée proche d'un astéroïde colossal qui pourrait produire une catastrophe irréparable pour l'humanité. Ce genre d'événement se serait déjà produit dans des temps reculés, lors de la formation de la lune suite à un choc et une division de notre planète, ou peu avant l'extinction des dinosaures suite aux conséquences que le cataclysme eut sur l'atmosphère terrestre. Je n'étais pas au courant de ces événements lorsque j' ai imaginé l'arrivée de cet astéroïde dans le Théâtron, mais depuis j'ai vu des émissions de télévision tentant de reconstituer en 3D des vagues magmatiques de cinquante mètres de haut ou de gigantesques tsunamis marins qui auraient eu lieu suite à des chocs de cette ampleur. Et j'ai entendu dire que la NASA s'étaient dite prête une fois à balancer des bombes atomiques sur tout nouvel astéroïde géant menaçant, afin de le détourner de sa trajectoire. 

     

     On peut surtout interpréter le prophétisme d'Hoani comme une métaphore des dangers que s'inflige l'humanité. En effet, lorsqu'Hoani recommande aux délégués des continents de tendre les mains vers l'astéroïde avec des vocalises inspirées du AUM cosmique, c'est en leur suggérant de tourner leur pensées vers leurs erreurs. La tentative de détouner l'astéroïde symbolise ainsi la nécessité d'un examen de conscience de l'humanité triomphante certes en tant que prédatrice, mais suicidaire puisqu'elle menace gravement son propre éco-système par manque de retenue. Comme dans une version modernisée des Animaux malades de la peste, les cadres des sociétés humaines élargissent leurs contrôles sur les individus mais restent dominés par les intérêts des prédateurs majeurs. 

     

     Evidemment, dans de telles circonstances, pour dissiper l'anxiété d'une pollution irréversible fatale à l'écosystème où peuvent vivre les mammifères, une attitude résolue, unanime est indispensable, de sorte à orienter désormais l'évolution de l'espèce vers des priorités plus sages. Dans notre conte de fées et de diables, les enfants de l'arc-en-ciel, caricatures bienveillantes de ceux à qui auraient été confiés des pouvoirs consistants sur la planète, réussissent à restaurer la crédibilité d'un saut évolutif de la conscience de l'humanité. Ce qui est symbolisé par le fait que suite à leurs vocalises à l'unisson, l'astéroïde,baptisé Justice, se détourne de sa trajectoire. 

     

     L'astéroïde symbolise la malédiction que l'humanité produit par ses actes sur son futur, mais Hoani suggère que par la patience l'humanité s'engage dans une quête sérieuse de son Graal. Il est à noter qu'Hoani ne prétend pas en détenir la clé, tant l'évolution consciente de l'humanité ne peut être exercée par des dogmes mais par un réel esprit scientifico-spirituel de recherche et non par des fantasmes de science-fiction et des ateliers pour muscler l'imbecillité de la bête à l'aide de carapaces de titane. Une orientation scientifico-spirituelle, ce serait de tenter l'accord de l'éthique des vertus Divines avec les ressources scientifiques et technologiques.

     

     Les comités d'éthique existent déjà, et n'émanent pas nécessairement des hiérarchies religieuses. Les débats médiatiques semblent se multiplier sur les chaînes de télévision dans la perspective d'un nouveau civisme écologique. Mais en général, ce n'est qu'au bord du précipice ou lorsqu'il est trop tard que les individus comprennent la nécessité de changer de mode de vie pour ne pas être submergés par une gestion ruineuse de la planète. Car l'économie dépend avant tout des besoins de la plupart des individus. Le rôle de l'Education est central, ainsi que celui de la diffusion des informations. Mais même si la télévision tente de contrebalancer ses romans policiers avec des refrains écolos croissant, quelles sont les affinités dominantes sur Internet ? Où va le succès ?

     

     N'y aurait-il que des épreuves durablement ruineuses pour que la marchandisation réifiante du monde cesse d'être instinctivement sacralisée par la majorité des membres de l'espèce des ''homo sapiens'' ? Dans le Théâtron, ces épreuves, ce chaos ont été déchaînés de façon loufoque, tant il serait absurde d'en arriver là pour des animaux supposés être pensants. Les délégués des continents, c'est-à-dire les grands esprits clairvoyants supposés de la planète, puisqu'ils ont été élus par l'ensemble des citoyens supposés responsables de la planète, semblent, à la fin de l'épisode terrestre du Théâtron et donc de la catastrophe qu'elle soit issue d'une guerre nucléaire ou biologique, avoir trouvé la réceptivité engendrée par l'humilité, donc une meilleure capacité d'écoute et de réflexion.

     

     C'est ce que symbolise la venue d'un arc-en-ciel. Ce mirage, déjà métaphore de la tolérance entre humains de couleurs variés, était, dans la légende de Noé, la possibilité d'un langage Divin. Dans le Théâtron, les séquence de l'arc-en-ciel ont été conçues pour suggérer une méthode pour la pratique méditative des 27 couleurs que va chanter le Phénix dans l'épisode suivant. Les présences associées aux couleurs de l'arc-en-ciel, dont les délégués humains ont prétendu être les enfants, vont esquisser des procédures pour mettre en œuvre les aide-mémoires didactiques que sont les poèmes des 27 couleurs.

     

     Si le texte de ces chants apparaît énigmatique, hermétique (au sens propre d'un hermétisme qui ne dissimule pas mais révèle), c'est pour éviter qu'on en fasse trop usage comme d'une œuvre ouverte, où le lecteur, en apportant ses grains de sel, de poivre ou de sucre et de curcuma, passe à côté de l'offrande de sens qui lui est faite. Lorsque j'avais seize ans, j'avais réalisé une sorte d'affiche combinant graphisme et texte et que j'avais titrée ''Composition politique au présent'', j'en ai retrouvé récemment les brouillons. C'était une ''œuvre ouverte'', où le lecteur pouvait projeter sa quête de sens ou d'artifice dans un partage ludique. Je ne nie pas que cette orientation esthétique ait une valeur dans sa sphère comme tant d'autres, mais ce n'est pourtant pas ce que j'appellerai de l'art catalytique. Ce serait plutôt  une forme améliorée de l'art distractif, où le spectacle serait transféré aux capacités fantasmatiques du consommateur engagé dans un narcissisme créatif que je ne souhaite pas critiquer, car cette forme d'art a sa place dans la pédagogie humaine.

     

     Même mon art catalytique permet au lecteur ou plutôt au pratiquant, car je le souhaite chantant et dansant, de projeter son propre karma dans un feu de Phénix, mais non pour la jubilation d'une parade ou d'un feu d'artifice où soit perdue l'orientation que j'ai voulu donner au Théâtron. Même si elle n'est pas perçue par les pédagogues futiles et les artistes démagogues, il y a une différence entre signer des centaines de danses de butō et approfondir de cent façons le sens multidimentionnel de la Râs-Lîla. Il y a une différence entre proposer des multitudes de contes pour enfants pour la distraction, voire de leur suggérer mille combinaisons possibles pour en varier les archétypes, et en perfectionner toute sa vie un seul pour proposer une transformation des karmas en dharma nécessitant, comme au jeu dit mikado, une vigilance extrême dans la pratique. Le million de poèmes proposé par Queneau avec toutes sortes de combinaisons de vers possibles est certainement un beau jouet, mais moins nourrissant que l'épopée spirituelle Savitri, même si Aurobindo Ghose ne l'a pas achevée.

     

    Je n'aurais d'ailleurs pu trouver l'énergie d'une vie consacrée aux arts envers tant de courants défavorables si ces arts n'avaient été pour moi l'occasion de me soulager progressivement de mes conditionnements karmiques en pensant une logique qui dépasse le seul plan linguistique ostentatoire et ses miroitements dits poétiques. C'est cette logique retrouvée à travers la substantifique moëlle de l'héritage de sagesse d'inspirés m'ayant précédé, puis directement dans le Livre de la Vie et de l'Univers, que le Théâtron prétend partager. Ses approches peuvent être diverses, selon l'univers conceptuel, musical ou chorégraphique des pratiquants et leur niveau d'évolution identitaire personnel, qu'ils soient rappeurs, danseurs classiques ou musiciens de kekyar, là l'œuvre reste ouverte. Mais le Théâtron ne sera catalytique qu'avec une méthode qui commence par l'apprentissage par cœur des chants du Phénix. Oui, je sais que le par cœur est très mal vu, mais il ne s'agit que d'une première étape sans laquelle les autres n'auront de valeur que touristique, ce qui est déjà beaucoup, mais ne permet pas d'entrer dans la tribu visitée.

     

     D'autres éléments de cette méthode apparaissent à travers les relations entretenues entre les délégués de l'humanité et les présences de l'arc-en-ciel. Je laisse aux explorateurs futurs du Théâtron le soin d'explorer dans le Théâtron les détails de cet accès au sacré, ils sont faciles à déduire des exemples que je fournis et qu'expérimente chaque enfant de l'arc-en-ciel dans cet épisode. Néammoins ce qui est le plus difficile à comprendre est souvent la simplicité, car elle nécessite un esprit d'approfondissement plutôt que de collectionneur. On peut dire que j'ai enfoncé des portes ouvertes si on ne les a pas franchies, car effectivement elles sont ouvertes depuis toujours, mais on ne s'y est intéressé que pour des reportages préliminaires. 

     

     Bien sûr, si on me demande des éclaircissements, je répondrai sans faire de mystère car je ne crois pas à la nécessité soi disant alchimico-hermétique de masquer les explications et d'embrouiller davantage la compréhension spirituelle et scientifique du monde. Mais chaque lecteur a ses propres limites dans le déchiffrement. Il doit donc formuler ses questions, je ne peux les anticiper toutes, ce qui d'ailleurs allongerait considérablement ce texte. Mais de toutes façons, c'est la pratique qui éclaire la théorie. Je crains donc de recevoir des questions auxquelles j'ai déjà répondu. L'intensité de la pratique dévoile l'abondance dans les images les plus sobres.

     

     L'hermétisme au sens vulgaire, c'est-à-dire le besoin d'être mystérieux, est une imposture, car en fait on ne peut concevoir qu'un Hermès messager, qui dévoile. Lucien de Samosate a cette phrase étonnante, que j'avais mise en exergue de ma thèse de doctorat : ''La danse dévoile ce qui est caché''. Reste que pour l'esprit humain gravement enténébré par les multiples polarités illusoires de la Maya de son espèce mal socialisée, le Livre de l'Univers est quasiment illisible. Ce qui est perçu généralement, c'est tout de même son rayonnement, mais pour la compréhension, l'étude passe par celle des inspirés présumés, les chercheurs spirituels et scientifiques nous ayant précédé et bien sûr, comme il s'agit de passer du rang d'écolier de notre propre système conceptuel atavique à celui d'autres chercheurs supposés plus avancés, il y a une difficulté, une obscurité pour déchiffrer leurs textes, resituer leurs mots dans les contextes où certains signifiaient autre chose que ce qu'ils signifient aujourd'hui. 

     

     Néammoins, s'il est nécessaire parfois, comme lors de la guerre contre le nazisme, de faire appel à des codes secrets, ces codes doivent correspondre à des procédures précises de déchiffrement. Or dans le domaine de l'initiation spirituelle, il existe deux impostures. La première est celle de la démagogie, c'est-à-dire que des auteurs de faible expérience se sont rués vers les tribunes pour partager des miettes de savoir propres à valoriser leurs parcours chaotiques et celui de leurs lecteurs, et donc tout devient initiatique sans l'être vraiment. La deuxième imposture est la mystification qui consiste à surcompliquer l'accès à la compréhension, et c'est ainsi qu'en se faisant échos chaotiques de miettes de savoirs authentiques, de pauvres hères totalement possédés par les démons urbains font des carrières publiques d'alchimistes sacrés et de pseudo clairvoyants, et de là inventent un labyrinthe justificateur de leurs folies et de celles de la société. 

     

     J'ai connu une voyante à succès qui me proposa, avec l'offrande d'une ceinture en or, le rôle de son vieux maître silencieux qu'elle exhiberait au compte-gouttes dans ses soirées les plus huppées, avec de hauts ''responsables''. En dépit des poèmes qu'elle composait et dont elle vendait les tirages, en dépit des citations religieuses de toutes origines agrémentant ses séances occultes, elle était qu'un exemple typique d'auto-mystificatrice. Elle avait en fait besoin de moi comme chauffeur lorsqu'elle viendrait se reposer à Moorea, secrétaire et masseur perpétuel tant son corps était noué, et elle était prête à payer pour tout, maison, voiture et davantage, sans avarice car elle était riche, et à ce prix je devais être aussi le meilleur des amants. En retour, je lui proposais de tout larguer pour m'accompagner sur une île déserte que j'avais en vue, afin qu'elle y devienne réellement mon élève idéale. Evidemment nous étions incompatibles, comme elle n'était pas parvenue aux limites décevantes de son auto-hypnose tellement rentable, elle ne pouvait renier son imposture, mais sûrement dispensait-elle à l'occasion de bons conseils, même si elle ne se les appliquait pas.

     

     Elle avait une grosse clientèle à Tahiti qu'elle aimantait par une sorte de confusion entre ses charmes et la plénitude spirituelle, et je suppose qu'elle avait des dons réels mais relatifs de voyante, parce qu'il était facile de deviner certains automatismes lorsqu'on est soi-même membre convaincu des valeurs non-dites d'un troupeau panurgiste. J'ai connu une autre voyante plus âgée qui devinait ce que les gens avaient dans la tête mais qui dans mon cas se trompait sur tout par le simple fait que je me mettais en état de silence mental, et que du coup elle ne pouvait remonter le long des ondes bavardes où elles savait se connecter dans le cerveau ou le regard d'autrui.

     

     Je ne doute pas que bien des méthodes populaires de méditation soient très efficaces dans leurs sphères d'investissement, comme la méditation transcendantales pour cadres supérieurs. Elles sont efficaces car elles s'adaptent aux secrets du succès dans le business et d'autres domaines matériels, et ce succès consiste à fournir ce que les consommateurs et les institutions recherchent, et donc à ne pas s'embrouiller dans mille méandres mentaux pour le leur fournir. 

     

     Donc avant de s'engager dans une méthode de méditation, il faut savoir si ce qu'on recherche, c'est ce qu'elle prétend fournir, cela facilitera le tri. Le Théâtron comporte des textes de lecture facile au premier degré de lecture, ce qui fait qu'on peut s'en décourager tellement cela semble avoir été conçu seulement pour des enfants. Evidemment, on peut en rester à ce niveau, mais on peut aussi accéder au niveau initiatique à force de pratique et là les chants du Phénix synthétisant une méditation complexe sur plusieurs plans physique, émotionnel, social, mental et supramental vont paraître totalement obscur, alors que leur algèbre inhabituelle est telle qu'elle est pour rendre un usage facile. Le pratiquant doit donc sans cesse interroger ses attentes, elles peuvent ne pas du tout correspondre, malgré les apparences, à ce que lui propose le Théâtron.

     

     Le mieux dans la pratique de ce dispositif est d'aller constamment de ce qui nous paraît facile à ce qui nous paraît difficile, et vice versa, à l'aide de la multitude des documents que je fournis, notamment vidéo (une centaine de clés publiées). De la même façon que pour la fabrication d'un avion solaire, le mental a besoin de préparation et de se hisser au niveau d'un métalangage, il faut se plonger dans l'étude du Théâtron, mémoriser son texte et se souvenir des procédures suggérées pour le pratiquer en chantant et en dansant, et pour que son sens soit actif dans la catalyse qu'il rend possible progressivement. 

     

     Apprendre par cœur le Théâtron n'est pas une fin en soi, c'est comme mémoriser un manuel de conduite pour maìtriser un engin, qu'il s'agisse d'un sous-marin ou d'un hélicoptère, mais là il s'agit de se familiariser avec des outils susceptibles de résoudre dans la lumière les ombres de la conditions humaines , même si ce sont les progrès de la pratique qui réalisent plus ou moins bien l'envol. Les instruments catalyseurs des karmas ne sont pas juste des arcs de triomphe sous lesquels il suffit de cheminer. Il y a une nécessité de rendre réflexe la concentration sur plusieurs plans de conscience (physique, émotionnel, mental et supramental) au lieu de laisser se diluer et s'évaporer la reflexion en tâtonnant dans des directions où la méditation est fantasmatique. Il y a certes des techniques de base communes à toutes les formes de méditation même commerciales, comme l'entraînement au vide mental récurrent, mais l'orientation et l'intensité du samyama distingue les voies. 

     

     Quand on l'a pratiqué depuis longtemps, l'effort de concentration se transforme en attraction pour l'objet ou le sujet que l'on veut comprendre de l'intérieur, et on s'aperçoit que ce qui rendait la pratique difficile, c'est que les aspirations n'allaient dans la bonne direction mais également dans des directions contradictoires. De la même façon que l'étude du Natya-Véda hors des automatismes intellectuels académiques a provoqué en moi l'inspiration du Théâtron, il est tout à fait concevable qu'un pratiquant du Théâtron, dans les circonstances d'un siècle futur, accouche d'une œuvre plus efficace pour la pédagogie de son époque et qui ait la même finalité évolutive originelle, quoiqu'une apparence tout à fait différente. Résumons quelques méthodes suggérées par les présences de l'arc-en-ciel.

     

     Dans la couleur bleue de l'arc-en-ciel apparaît un hologramme de Sobrial, ou de l'immortel Agastyar, en tahitien Anoanomarie, ce qui veut dire ''homme sage aux conseils utiles'', ou Atatia, ce qui veut dire "justice". Il incite Océania à la légèreté, à la distribution des fruits d'amour, tellement la civilisation se mesure en fait à la retenue que l'on parvient à exercer quand on habite une biologie prédatrice. América est appelée à se recentrer dans la perception de l'infini, à s'y purifier, et à relativiser sa puissance matérielle autant que celle des sauts de puces, pourtant géants par rapport à leurs petits corps. Europa obtient le conseil de s'entraîner à s'insulariser hors des regards même s'ils sont présents et à troquer son narcissisme contre une danse constructive d'introspection.

     

     Chaque continent a droit à la mention d'un aspect de la méthode catalytique, et en fait ces états d'esprit constructifs ne sont pas réservés aux seuls délégués qui en ont l'intuition. Tout au plus certains sont plus réceptifs à certaines vertus et les ont davantage développées, ou alors se sont tant entêtés dans de mauvaises habitudes que leurs contraires sont devenus plus évidents. Africa trouve les réflexes de la prospérité, Asia ressemble davantage à ses rishis qu'aux despotes qui affichaient leurs auréoles sur leurs bannière. Antarctica symbolisait la froideur, et elle découvre l'amour au point de voir une fleur indigo surgir devant elle. Elle qui se vantait naguère de sa puissance ascétique, découvre que l'intelligence et la puissance sont vaines spirituellement si l'on ne sait être amoureux comme le sont les fleurs, sexes végétaux annonciateur de fruits. 

     

     Bien sûr, l'esprit de solidarité consciente du cosmos réveille Morjine, qui tente de flatter encore l'orgueil des humains pour ranimer les dinosaures ou des égrégores qui ressemblent à ses ambitions anthropophages. Mais voilà que les enfants de l'arc-en-ciel ont compris, ou du moins accompli les premiers pas vers un monde où toutes les créatures, avec des types et niveaux d'évolution très divers, se sentent centrés dans l'astre cosmique qui les soutient de ses couleurs ou énergies. Dauphins, forêts, humains, oiseaux tous animés par le même oxygène, par la même logique qui soutient le vol des galaxies.

     

     Et finalement le Phénix surgit du Soleil et répand une après l'autre 27 couleurs de la Création terrestre. Il s'agit là de métaphysique-fiction expérimentale, non de physique expérimentale. Les chants des couleurs du Phénix proposent des concentrations sur les plans du mental, de l'émotionnel, des sensations du corps physique, du matériel éventuellement social et du plan akashique par lequel le cinquième élément oriente les autres. Ce dispositif de concentration, plus il est prolongé, plus il favorise la réceptivité à ce cinquième élément, à des concepts supramentaux, ces sphotas qu'évoque Daumal dans l'ouvrage titré Bharata. L'intérêt du cycle des 27 couleurs, c'est qu'il balaie et régénère l'ensemble des vertus dont un être humain peut avoir besoin dans les activités les plus diverses. 

     

     Souvent, l'équilibre est difficile à obtenir spirituellement parce que telle ou telle religion insiste beaucoup sur des vertus et très peu sur d'autres. Par ailleurs il ne s'agit pas que de vertus au sens éthique mais de propriétés électromagnétiques que les vibrations évoquées actionnent dans la gestion de notre vie quotidienne intérieure et extérieure. Voilà de nombreuses décennies que j'ai le réflexe de recourir à ce cycle des 27 couleurs à tout moment et pas seulement ceux où mon esprit se sent entraîné vers de vains bavardages. Pendant longtemps, habitant sur l'île de Moorea, et travaillant à Tahiti sur le bateau ou l'avion qui m'y conduisait, je me plongeais dans cette concentration pour approfondir son sens, sa résonance, me délivrer de moi-même, et parfois créer des ambiances si favorables que je sentais Sri Agastyar entrer en moi et ajuster le regard de ma conscience, tout en gommant les scories de mon karma de Dominique Tron. C'est ainsi que je devins Oriata.

     

     Provoquer en soi-même une véritable catalyse spirituelle est quelque chose qui nécessite autant d'application et d'endurance que la fabrication d'un avion. C'est une activité à contre-courant de la spirale fantasmatique de l'espèce humaine actuelle. Certes les phrases des 27 chants du Phénix paraîtront à certains avoir été assemblées selon la méthode dada, en découpant des mots jetés dans un chapeau dont on les tirera dans le désordre pour s'émerveiller de la beauté des hasards objectifs ou subjectifs, un jeu que je ne critique pas mais qui a ses limites. Dans ces poèmes des 27 couleurs, les mots sont seulement à méditer pour tout ce qu'ils peuvent signifier symboliquement ou non et de toutes façons, si on explore mes publications sur Internet, on trouvera toutes sortes d'explications sur ce que j'ai eu le temps de développer par écrit. 

     

     Je rappelle que la pratique chantée, dansée, ou silencieuse et immobiles, et la vie au grand air me paraissent pour une compréhension catalytique. S'il demeure des obscurités, c'est dû d'abord au fait que le vécu du lecteur (donc ses réflexes de lecture) est souvent très éloigné du mien, et qu'il est dans l'attente de modes d'emploi du type des manuels pour machine à laver ou de Windows ou de logiciels, et c'est vrai que pour les systèmes techniquement clos, on trouve des manuels très précis et d'autres qui souffrent d'un jargon difficile à saisir en raison des traductions ou des sous-entendus qui pour les ingénieurs vont de soi, vu qu'ils ne sont pas toujours pédagogues.

     

     Dans le cas des chants du Phénix, il n'y a pas de traduction définitive à espérer. Ce n'est pas une tablette cunéiforme à déchiffrer. Moi-même je ne cesse de découvrir, selon les circonstances de ma vie, et ma réceptivité au rayonnement supramental, selon mes tribulations et mon évolution, depuis des décennies, de nouvelles perspectives de sens et de transmutations à l'aide des mots des 27 chants du Phénix. S'il y a une vibration de froid ou de couleur qui est exprimée, voilà ce qu'il faut incorporer au maximum, et faire résonner en soi et à l'infini. Si un nombre est indiqué, qu'il serve à la construction d'un rythme dans le chant ou la danse. Ces chants sont en fait une nourriture qui pour nous déconnecter d'hypnoses séculaires, utilise la capacité hallucinatoire des sens non pas pour obtenir des messages, mais pour créer des antidotes puis des ambiances d'écoute où les vestes de couleurs et de sensations peuvent être déposées. Et ce qui est très important, c'est la pratique cyclique de toutes ces couleurs visualisées et vertus, afin que la totalité des situations et des réflexes soient digérées par leurs vibrations, comme l'on passe des sas. 

     

     La recherche intérieure n'ayant pas de témoins, ce sont les illusions spectaculaires qui triomphent sur les médias et chez bien des coaches de méditation ainsi que dans les tàtonnements de chacun. On cherche des illuminations en faisant flamber notre moëlle épinière avec des adjuvants puis notre mémoire, et un jour on découvre qu'il faut simplement désintégrer des voiles. Néammoins ces voiles sont tellement liés à notre identité coutumière personnelle que nous n'y parvenons qu'après avoir exploré mille fois notre vie intérieure en réduisant les interférences, ou en en produisant d'inhabituelles, par exemple avec ces poëmes.

     

     La poésie a souvent eu ce rôle d'éveiller à ce que le langage était insuffisant à expliquer car il s'était forgé dans les utilitarismes dominants. Dans les 27 chants du Phénix, le chaos n'est qu'apparent. Dans un poèmes de ''Kamikaze-Galapagos'', je rêvais d'une poésie didactique, une poésie de source cosmique qui m'enseigne un transfert intérieur dans un paradis, une utopie insularisée de la folie de l'espèce et je croyais alors que la musique stochastique de Xenakis était cette porte des étoiles. Elle était sans doute une façon de migrer hors des écoutes pathétiques de l'époque, mais pas plus que l'architecture qu'il propose, sa musique ne parvint à me fournir ce que les meilleurs de mes maîtres, de chair ou non, me fournirent pour le cocon et la chrysalide où j'ai orienté mon âme.

     

     Evidemment les poèmes des 27 couleurs du Phénix seront d'abord perçus par la plupart des millions de poètes du Net comme la poésie bizarre d'un artiste qui ne fait rien vibrer en eux, parce qu'ils ont des attentes tellement différentes de la vie, de la poésie, de la danse, de la musique, du yoga, des arts. A titre d'exemple, voici le texte d'un de ces chants du Phénix. Il est extrait de la clé 6. Pour chanter, il sera plus approprié de faire usage des versions en tahitien, anglais, tamoil, espagnol, ou de la clé 82, quoique je n'utilise plus les accords de musique que je mentionne dans cette clé et que j'ai pratiqués un temps. Dans cet extrait, il y a une visualisation de la couleur violette sombre. Dans la clé 82, l'indication F/Ak suggère, selon la procédure indiquée dans la Quaballah de Franz Bardon, que l'on pratique d'abord la méditation dans l'élément feu dans son corps avant de le pratiquer à l'infini dans le 5ème élément, appelé Akasha en yoga. Autre suggestion, celle de prendre la note ré comme note dominante pour le chant improvisé du poème, ainsi que le rythme à 5 temps. 

     

     Ces indications suggèrent que le lecteur qui va juste lire superficiellement telle ou telle version de ce poème sera semblable à une personne invitée à goûter les plats cuits dans un four tahitien, mais qui se sera contenté d'en observer les ingrédients frigorifiés sur les rayons d'un supermarché. La lecture catalytique engage le lecteur à expérimenter le chant en le dansant de mille façons avant qu'il s'approche de la porte des étoiles et commence à construire à son âme les ailes de son élan. Evidemment, cela met beaucoup plus de temps que pour préparer le four tahitien et en déguster les plats. Dans le Théâtron, c'est toute la vie qui passe à la cuisson. Evidemment je me doute bien, vu les mentalités actuelles, que ce sera un miracle si mes documents ne sont pas effacés de toutes les archives publiques et privées dans quelques décennies. 

     

     Mais personne ne devra jamais être obligé d'entrer sur ce sentier, même si tous y sont invités. Si quelqu'un d'autre recommande plutôt ses propres écrits et formulations en quelque langue que ce soit, comme étant plus explicites, utiles et fertiles, rien n'empêche de se consacrer à l'étude de son œuvre. De mon point de vue, chacun est libre des hiérarchies de sa conscience.

    Voici donc l'extrait annoncé de la clé 6 du théâtre catalytique des oiseaux de Paradis, section 14, poème 5 :

     

    Et le Phénix plonge dans le Soleil

     

    Et le Phénix a surgi dans le Ciel

     

    Et il sème partout la couleur violette sombre

     

    Et il chante :

     

     

     

    "Par l'âme infinie des étoiles du dedans

     

    L'ombre violette pénètre l'Univers

     

    Et nous délivre de la soif du rêve !

     

     

     

    Par-delà l'espace et le temps

     

    Entends le chant de la présence...

     

    Toute âme rencontrée au pays d'avant-naissance !

     

     

     

    Que s'effacent les murs

     

    Invente ton visage !

     

     

     

    L'ombre violette pénètre chaque tête

     

    Traverse l'Univers entier

     

    Et la colonne vivante du temple Infini

     

    Danse ses myriades d'étoiles !

     

     

     

    Présent partout, je suis présent

     

    Libre du poids du passé, du futur

     

    Sans l'illusion de la distance...

     

     

     

    Là chantent tous les règnes de nature

     

    Feuilles tremblantes dans la brise

     

    Sable apporté par la mer

     

    Echo d'écume toi-même

     

    Et pieds dansant, faisant sonner le sol !

     

     

     

    Que s'incarne le rêve pur

     

    Dans le dévoilement de l'instase

     

    Qui dénoue les nœuds de la pierre...

     

     

     

    Souffle, propage moi invisible

     

    Et consistant aux yeux de chair

     

    Quand le regard est clair du désir du Vrai"

     

     

     

    Ci-dessous, le même poème en tahitien, extrait de la clé 51. Ce sont les vers en reo maohi qui sont à chanter, non leurs traductions en français qui sont juste des aides pour la compréhension :

     

     

     

    ...Vare'au 'ārehurehu 

     

    (5,violet très sombre, F/Ak,ré):

     

     

     

    I roto i te mau hihi o te mau feti'a na roto,

     

    dans les rayons des étoiles du dedans

     

     nini'ihia te ata vare'au i roto te ao, 

     

     se répand l'ombre violette par le monde 

     

     'e tē 'ātātara nei te nounou te 'aetorau. 

     

    Et l'euphorie déjoue la convoitise...

     

    'A vata i te vahi 'e te taime.

     

    Sois libéré du temps et de l'espace !

     

     'A fa'aro'o i te himene i'ō nei ra. 

     

    Entends le chant de la présence... 

     

    Tē tāhō'e nei te mau varua pā'āto'a namua i te fānaura'a. 

     

    Ils sont unis tous les esprits avant la naissance

     

    Tē ti'afa'ahou nei te 'i'o !

     

    Elle renait, la chair !

     

     Tē marua nei te mau patu ! 

     

    Ils s'écroulent, les murs !

     

    'A huti te aho vare'au 'ārehurehu !

     

    Respire l'ombre violette !

     

     'A 'hāmani tō 'oe hīro'a !

     

    Construis ton identité !

     

     Nini'ihia te ata vare'au i te ao 'e te mau upo'o pā'āto'a ! 

     

    L' ombre violette se répand dans tous l'univers et toutes les têtes !

     

    'E tē 'ori nei te pou o te nao oraora 

     

    Et il danse le pilier central du temple vivant

     

    o te ao 'e te mau mirioni feti'a. 

     

     de l'univers et des millions d'étoiles.

     

    Tei te mau vahi ato'a vau, 

     

    je suis présent partout,

     

    e'ita e titira'a no te tau mairi, no te tau a muri,

     

    délivré du passé, du futur,

     

     no te ātea,no te fātatara'a.

     

    de la distance, de la proximité.

     

    Tē himene nei te mau hau o te natura i roto i te vare'au arehurehu.

     

    Dans l'ombre violette chantent tous les règnes de la nature.

     

    Tē rūru nei te mau rao'ere i roto te hupe.

     

    Les feuilles frémissent dans la brise.

     

     'O 'oe te tavevo o te 'ofa ! 

     

    Toi, tu es l'écho de l'écume !

     

    O 'oe te one hāpoihia mai na te moana... 

     

    tu es le sable apporté par la mer...

     

    Tē tavevo nei te 'ori o te na 'āvae tei tūpa'i te tahua !

     

    Elle résonne la danse de tes pieds qui frappent le sol !

     

    Ia tupu te ōpuara'a mā, vi'ivi'i ore ! 

     

    Que croissent les projets purs, sans pollutions ! 

     

    Ia tupu te māerera'a !

     

    Que grandisse l'émerveillement !

     

     'Ua tātarahia te mau tā'amu o te 'ōfa'i ! 

     

    Ils sont dénoués les nœuds de la pierre !

     

    Tē 'ori nei te 'ana'ana 'ite-ore-hia !

     

    Il danse, le rayonnement invisible !

     

    'A pū'o'oi i te mata 'i'o, ia māramarama tō 'oe hina'aro, 

     

    Apparais aux yeux de chair, quand ton désir est lumineux,

     

    ia parau mau tō 'oe hiora'a !

     

    quand ton regard est vrai !

     

     

     

     Je vais maintenant résumer des procédures que je suggère, sans être exhaustif, pour se catalyser à l'aide des vingt sept poèmes des Chants du Phénix, chacun correspondant à une couleur : 

     

     La concentration intérieure ou extérieure sur le bleu du ciel, de façon qualitative et quantitative, ainsi que l'exposition au grand air (ou au moins son évocation), voilà qui favorisera le nettoyage que nous tentons d'effectuer dans notre corps physique, émotionnel et mental. Nous serons attentifs aux sons intérieurs et aux images de nos renaissances possibles dans le ciel, sans nous attacher à nos fantasmagories, mais en observant ce qu'elles provoquent avant de disparaître.

     

     

     

     Un rayonnement violet clair pourra être associé à notre concentration sur les signes de la dualité dans l'univers, et notamment dans le fonctionnement de notre mental, de notre physique et de nos émotions, de nos rêves.

     

     

     

     Par le rouge vermillon on tentera de digérer jusqu'à l'estomac au moins la perception que l'on a déjà de la présence Divine. On pourra se concentrer par exemple sur la symbolique de l'eucharistie chrétienne, ou sur le mythe du Graal, ou encore sur Siva détruisant les "sages" qui projettent sur lui le démon de l'Ignorance. Si d'autres couleurs surgissent, ne pas les bannir. Simplement assurer un retour dominant de la couleur utilisée, et de la note de musique ré, utilisée ici pour fixer le sens de la digestion. Une fois installé le rayonnement vermillon dans l'estomac, digérer avec son aide même les vibrations aveugles du karma.

     

     

     

     Par la couleur bleu sombre, on se concentrera sur l'efficacité du trésor spirituel consistant à se placer dans le rayonnement de la Félicité inconditionnée. On suscitera cette prise de conscience par le volontarisme yang, ou encore en percevant la présence et la flûte de Krishna.

     

     

     

     Par la couleur violette très foncée, on s'effacera dans l'explosion du ciel nocturne étoilé et on considérera le résidu karmique, notamment la charpente de notre corps (éventuellement en posture siddhasana), comme une sorte de nourriture pour le rayonnement akashique, dans une fusion amoureuse. En nous effaçant, nous percevrons peu à peu les signes de la vraie vie derrière les apparences, et resterons aimantés à l'échelle des samadhis, en toute sécurité, au delà du temps et de l'espace.

     

     

     

     Avec la couleur vert jade, nous développerons la volonté, et les outils, les priorités de l'équilibre intérieur et extérieur.

     

     

     

     La couleur de l'herbe verte exaltera notre gratitude pour le paradis qu'elle permet de concevoir, et nous développerons le contentement (santoch) du minimal, pourvu qu'il soit sain et saint, sans être trop certains que nous détenons déjà l'ultime signification de ces mots. 

     

     

     

     La couleur violette argentée nous accompagnera dans la tentative de jauger notre puissance de réalisation extérieure et intérieure, en observant comment la réalisation extérieure peut se faire aux dépens de la réalisation intérieure, ou l'accompagner. On se concentrera sur la problématique des choix que nous devons faire sans cesse, ou ne pas faire, et sur nos motivations, sur le sens de l'évolution que nous cherchons à développer.

     

     

     

     La couleur violette ni très claire ni très foncée, avec une présence invisible de profondeur infinie, pourra être utilisée comme un baume pour traiter les parties de notre être frappées de mort spirituelle.

     

     

     

     La couleur bleue argentée accompagnée d'un souffle chaud et explosif nous aidera à fortifier en nous le courage et la confiance dont nous avons besoin pour une méditation active à l'infini dans la jungle des conditionnements formels.

     

     

     

     La couleur verte olive peut nous aider à choisir notre direction dans cette forêt de l'incarnation, où le nectar de l'équilibre, en chantant en nous, donne immédiatement la mesure du but essentiel à approfondir, à chaque pas, ou dans notre nourriture.

     

     

     

     La couleur bleue-verte nous aidera à réaliser, dans l'oubli des faims stomacales, que l'amour se propose dans tout le cosmos, des étoiles aux fleurs et aux âmes, par le phénomène d'attraction universelle.

     

     

     

     La couleur rouge sombre nous aidera à établir la félicité au delà puis en deçà des pensées, des jouissances et des rêves. Elle nous aidera à assumer nos gestes dans la manifestation incarnée, en dépit des regards mortels, et à les inscrire dans le rayonnement perpétuel comme une suite de relais.

     

     

     

     La couleur bleue outremer nous aidera à comprendre la différence entre la justice Divine et la justice animale. Les injustices humaines nous inciteront à trouver la force de supporter les calomnies et de rester justes par notre absence de convoitises, en relativisant nos monomanies.

     

     

     

    La couleur grise et une concentration sur le passage de l'air dans la narine droite, les deux étant le plus souvent débouchées, favorisera une vibration d'humilité et de vigilance, et nous incitera à faire œuvre pédagogique, ce qui imprégnera d'harmonie Divine nos activités et actions, qu'elles soient méconnues ou comprises.

     

     

     

     La couleur dorée, avec la concentration sur le souffle dans la narine gauche, et un total abandon de nos poids à la seule identité universelle, nous aideront à être réceptifs au monde des Vivants, des guides qui vivent par le Rayonnement Divin et n'ont conservé de leur incarnation que les signes formels propres à créer un lien pédagogique évolutif entre le Divin et ceux qui cherchent à résoudre l'énigme du dharma de façon non dogmatique.

     

     

     

     La couleur rouge flamme nous fera prendre conscience que nous sommes les habitants du Soleil qui nous enveloppe de son rayonnement. Par analogie intuitive et raisonnée, nous nous entraînerons à développer l'extase et l'instase de notre conscience individuelle, et la réceptivité à la source Divine en deçà des formes qu'elle soutient alors même qu'une multitude de créatures sont tentées de se décentrer, en déifiant d'instinct leur incarnation.

     

     

     

     La couleur pourpre nous aidera à communier avec l'âme dans les autres formes végétales, minérales, animales, et à puiser dans le cosmos la cohérence de nos choix. Même si le karma extérieur nous limite, notre karma intérieur se consumera peu à peu au rythme de l'éveil de notre conscience, ce qui ouvrira des portes d'activité, ou d'absence rayonnante d'activité.

     

     

     

     La couleur brune nous placera dans l'explosion de l'univers matériel. Là nous pourrons trouver une source perpétuelle d'inspiration, notre chant intérieur dérivant du AUM dans le silence ou dans l'agencement mantrique de tout signe, de façon à être guidés dans notre quête de la dimension éternelle, sans craindre pour autant la mort de notre forme.

     

     

     

     La couleur rose peut nous aider à cheminer dans le monde matériel en nous centrant sur notre âme, parcelle de l'âme Divine communiant avec toutes les autres parcelles. Ainsi nous bâtirons un réflexe pour sortir de l'épuisement, du découragement, et pour nous élever. 

     

     

     

     La couleur lilas nous dispensera d'adhérer à toute secte et chapelle mortelle, car nous verrons que tout environnement naturel peut être le temple vivant où épancher notre amour pour Dieu. Dans cette couleur lilas, nous aimerons prendre un bain froid et trouverons l'élan de jeûner. Bien sûr, même les temples et églises institués pourront être des lieux propices à la bhakti, mais nous garderons une distance avec tout dogme, tout en communiant avec les autres hommes de bonne volonté, et en conservant un esprit critique -pas un esprit de critique systématique- sans perdre de vue les limites de nos connaissances.

     

     

     

     La couleur jaune nous permettra, avec la légèreté d'un oiseau dont les ailes sont le rythme du cœur, de faire le bilan de notre passé, sans en souffrir mais en tirant de nos erreurs l'élan vers une nouvelle identité évolutive qui efface l'ancienne et ses remords, et aide à être créatif relativement aux fatalités karmiques qui reculent.

     

     

     

     Par la couleur ocre nous pourrons, par analogie avec un vase d'argile détruit et reconstruit, reconnaître comment la dualité de la vie et de la mort selon le langage de l'incarnation peut être resituée dans le contexte du Jeu Divin éternel. Cette immortalité nous apparaîtra d'autant plus garantie que nous ne nous attacherons pas aux formes passagères mais mettrons notre esprit, notre corps et ses prolongements au service d'une création d'harmonie sur tous les plans de l'existence manifestée qui nous sont accessibles.

     

     

     

     La couleur orange foncée nous aidera à transmuer nos difficultés, nos bruits intérieurs en silence, et l'adversité en choix évolutifs, et donc à avancer sur l'échelle des samadhis en comprenant de mieux en mieux le rôle de la sexualité, qu'elle soit exercée ou non, et son aspect symbolique, aveu d'une nostalgie de la bête séparée, auto-déifiée, la nostalgie inconsciente d'une félicité cosmique inconditionnée. Par là nous parviendrons à déjouer les chantages relationnels en obtenant du Divin une transformation alchimique illuminante de plus en plus approfondie.

     

     

     

     La couleur noire nous aidera à passer d'un plan à l'autre de notre existence, à guérir de notre séparation, et à consentir à une néantification, un pralaya propice à un renouveau de la Lumière dans la Respiration Cosmique.

     

     

     

    La couleur opale claire avec des étincelles de rouge, de bleu, de vert et de violet, peut accompagner la remémoration de moments de méditation particulièrement réussis. De là, on utilise la couleur pour intensifier le nectar réactualisé, et neutraliser les pesanteurs en les imprégnant.

     

     

     

     La couleur opale moins claire, avec des étincelles de rouge, de bleu, de vert et de violet, avec une concentration sur la froidure dans le ventre, facilitera le rayonnement d'un amour de type réceptif, où l'on se sent aimé dans l'apaisement, et où la sexualité, parce que le sens en est compris, apparaît simple, exercée ou non, du moment où elle n'est pas l'otage d'un jeu orgueilleux de rôles, et assume sa respiration davantage arbitrée par vajroli (rétention du sperme) que les préjugés paçu dominants concernant la virilité et la féminité.

     

     

     

     

     

     En fait, rien n'empêche de tester d'autres mélanges de couleurs avec les types de concentration que j'ai suggérés, et de voir comment ces couleurs stabilisent tout à coup, au fil d'une réflexion ralentie, ponctuée de silence, des moments de méditation (dhyana), où l'essentiel est fixé en une dense vibration. Tout langage se développe par une combinatoire aussi large que possible. Mais il y a un risque de confusion, lorsque on n'a pas encore reconnu quel fil d'or oriente la méditation de façon toujours évolutive. En un sens, un crabe ignorant s'en tenant à une orientation ascendante de sa conscience incarnée, est plus avancé qu'un brahmane yogui aux connaissances et pouvoirs étendus, mais démagogue ou colérique sous des prétextes de dépassement de la dualité.

     

     

     

     Plus nous sommes gorgés de Lumière, plus notre responsabilité est grande lorsque nous cautionnons déraisons, nuisances et prédations simplement pour fortifier notre chapelle et l'image de perfection que nous espérons entretenir dans le regard d'autrui. Et il est certainement plus difficile de sortir de l'autohypnose d'un asura aux jouissances cosmiques que de celle d'un cancrelat juste appliqué à survivre.

     

     

     

     

     

     

    Le peintre catalytique se refait une tête partageable

     

     

     

    Bien évidemment, il devient plus facile de visualiser de plus en plus puissamment des couleurs, et de s'en tatouer intérieurement à volonté, si on pratique la peinture (les photographies de mes peintures et dessins sont archivées dans la clé 68 ) et les crayons de couleurs comme je l'ai fait pour réaliser la clé 16, qui est une bande dessinée des épisodes du Théâtron. Ce n'est pas seulement à travers le théâtre musical et dansé que mon art catalytique s'est développé, mais également à travers mes peintures. 

     

     

     

     Et ma peinture a été catalytique à sa façon comme l'ont été mon écriture, ma musique, ma danse, mon yoga... En fait, toutes mes activités ont été en quelque sorte des pratiques corollaires de ma démarche spirituelle. Mes peintures sont pour la plupart des stèles mémorielles d'états de conscience et de perception. 

     

     

     

     Mémorielles non pas pour conserver un souvenir anecdotique d'un lieu, mais pour conserver l'illumination obtenue dans ce lieu dans mon rapport avec la nature et Dieu. La peinture commence généralement par la confection d'un ciel diurne bleu ou nocturne violet sombre et ce ciel peut être longtemps retravaillé, amélioré au fil d'une méditation, avant que les autres couleurs puissent y rayonner à leur tour.

     

     

     

     Il ne s'agit pas d'une sorte de photographie picturale concernant le lieu. Pour cela, je peux faire des photos, mais ces photos ne restituent pas la présence au monde de ma conscience dans la nature. Il est évident que certaines circonstances sont plus favorables que d'autres pour déclencher une illumination, par exemple l'intensité d'une brise, un moment de température idéale, et bien d'autres facteurs.

     

     

     

     L'interêt d'être peintre, pour mon art de vivre, est de perpétuer des aérations mentales et autres phénomènes d'instase ou d'extase même lorsque je me trouve en dehors des conditions de prâna idéales. Un coup d'œil jeté sur une de mes toiles accrochées au mur, et je me retrouve dans la jubilation du moment illuminé qui a inspiré le tableau, et des durées illuminées où je l'ai réalisé comme pour graver un moment de grâce dans une strate de ma présence, d'où il peut ressurgir à volonté.

     

     

     

     Dans ma démarche catalytique, il y a la constatation que nous vivons enveloppés dans une gangue culturelle débilitante. Les situations des rencontres humaines nous orbitent dans des coutumes vestimentaires, des considérations de mode, les bruits sémiotiques de myriades d'humains qui n'ont pas envisagé une pratique catalytique de leur vie, mais qui cherchent juste à s'intégrer dans les prestiges du temps. Bien sûr, une petite partie d'entre eux est déjà friande de découvertes culturelles, mais même si les musées regorgent d'œuvres inspirantes, leurs visites restent généralement touristiques et orientent rarement des vies de visiteurs vers une consécration totale à un parcours artistique. Par ailleurs il est constatable que la plupart des artistes ne poursuivent pas une démarche catalytique qui donne la priorité de façon illuminatrice à la transformation de soi et de la société. 

     

     

     

     Mon œuvre picturale et dessinée est donc constituée d'une part de stèles capables de me restituer des souffles de mon vécu illuminé afin que je continue de les cultiver hors du contexte de l'illumination mais aussi, d'autre part, d'aides-mémoire symboliques comme l'avaient été les Pictographies puis la bande dessinée des épisodes de mon Théâtron.

     

     

     

     Mon premier tableau, dans les années 60, s'intitulait : "Souvenir d'un temps décapité". Il s'agissait d'une plateau d'œufs recouvert de couleurs, accrochable à un mur, et sur lequel j'avais placé un soldat de plomb qui avait perdu sa tête et que j'avais ramassé dans la rue où je vivais, à côté d'une usine d'orgeat et de grenadine qui répandait sur le trottoir des ruisselet de sang blanc et rouge. En 1966, j'étais de ces artistes en quête d'art total, c'est dans cette perspective que j'avais créé la troupe d'action et de rêves collectifs qui improvisait dans les rues à Marseille et à Nice.

     

     

     

     Plus tard, pour les spectacles que je mettais en scène, en France ou à Tahiti, il fallait souvent peindre des décors, ou des masques. J'ai eu aussi longtemps coutume aussi de peindre l'intérieur voire l'extérieur de lieux où j'habitais, parfois des cabanes sur la plage. J'ai participé au début du 21 ème siècle aux festivals annuels des peintres polynésiens.

     

     

     

     De mon point de vue, l'Art essentiel est celui de la vie intérieure. Mais cet art, forcément invisible, peut progresser à travers les divers arts externes, qu'il s'agisse de poésie, de peinture, de danse, de musique. Ces arts externes sont des outils pour éduquer nos yeux, nos oreilles, nos corps, notre souffle, notre conscience, et finalement l'âme, pour ceux du moins qui y découvrent l'ultime réalité de leur existence. 

     

     

     

     Il y a beaucoup d'injustice et de méchanceté dans le monde, et on peut en exprimer le refus en s'exprimant aussi efficacement que possible par des actions, des écrits et des paroles. Nous pouvons en même temps créer des ambiances bienfaisantes en nous entourant de couleurs qui expriment la Paix, l'Amour, et qui nous conduisent vers des hommes et des femmes de bonne volonté, qui partagent au quotidien les priorités de l'éthique et de l'esthétique. Là la vie quotidienne devient évolutive et vivable, la communication n'est plus piégée par la foire d'empoigne des ego en quête perpétuelle d'existence, qui transforment les champs agricoles en champs de bataille.

     

     

     

     L'ego n'a que l'existence d'un songe qui finit au cimetière ou sur le bûcher de crémation, alors que l'âme peut être comme le papillon qui s'est préparé à s'élancer hors de son cocon, pour une vie de félicité perpétuelle. Lors de notre passage sur cette planète, l'art peut suggérer à l'âme les élans auxquels elle doit s'entraîner pour ne pas retomber dans le monde des tupapau ou zombis, manipulateurs de querelles pour une énergie toujours virtuelle.

     

     

     

     Chaque art, chaque style témoigne d'une approche de la réalité, approche personnelle, sociale, ou mystique. POUR MOI LA COULEUR AGIT COMME LA BOULE DE CRISTAL POUR LE VOYANT, MAIS JE N'Y CHERCHE PAS L'AVENIR : J'Y CHERCHE L'ETERNEL PRESENT, LA JOIE ETERNELLE, LE MODE D'EMPLOI DE L'EXISTENCE, l'armure pour voyager sur cette Terre, où l'âme est traitée comme une étrangère, car elle ne parle pas le langage des castes. 

     

     

     

     Cette conception de la peinture, je tente ici de l'expliquer avec des mots, quoique les mots dans cette direction ne peuvent qu'indiquer le début du chemin pour améliorer le temps de voyance des œuvres peintes. Ensuite il faudra faire silence et vivre le langage des couleurs. J'ai appellé catalytique toutes mes pratiques artistiques créatrices, car elles ont pour but de transformer ma perception du monde ainsi que celle du spectateur, et j'ai appelé fusionnistes les pratiques où je fusionne avec l'héritage d'autres artistes, mais j'ai entendu qu'on a appelé mon style "Naïf Zen".

     

     

     

     Il y a du vrai dans cette appellation. Quoique je ne me sente pas représentatif d'un art zen officiel, il est vrai que je ne recherche pas l'émotion ni l'exubérance. Les arts me servent à m'ajuster à la beauté du monde, à préserver l'essence de moment que je veux perpétuer, par la dynamique de quelques signes. Je ne dirai pas que le zen est toute ma philosophie, car elle ne l'est que dans la dimension personnelle de ma vie. Le stoïcisme est une attitude protectrice, qui doit permettre de regarder en face le monde mais pas de se résigner à son tourbillon. 

     

     

     

     Je parais aussi naïf, car au moment où je peins, je ne regarde pas du côté de la laideur du monde, ou alors avec beaucoup de distance. Cela ne veut pas dire que je ne la vois pas, mais que lorsque je peins ce n'est pas ce qui m'intéresse, sauf exceptionnellement, mais alors là, les couleurs m'aident à prendre de la distance, à m'insulariser dans ma bulle d'utopie. Si celle-ci est menacée, j'écris pour la défendre.

     

     

     

     L'écriture a pour moi une fonction très différente de celle de la peinture, sauf dans certains cas où ce que suggèrent les mots s'agence comme dans une peinture, c'est-à-dire qu'ils deviennent chantants. Mais en règle générale, je peins pour me faire plaisir, un plaisir partageable, et j'écris pour me défendre et me justifier si on m'attaque, ou communiquer et m'expliquer si ma voix intérieure, mon ange gardien m'y incite. Par l'écriture, je trouverai catalytique d'exprimer la révolte, d'approfondir une analyse, de développer l'esprit critique, d'affirmer des points de vue sur la politique sociale ou la mission spirituelle de l'artiste, de dénoncer les désinformations, les injustices. J'ai vu que le plus souvent dans la vie quotidienne, les polémiques ne mènaient qu'à presque rien, car il y a chez la plupart des bavards une grande paresse à décortiquer les arguments et les témoignages autrement que comme des artifices. J'ai vu que mes propos ont prêté presque toujours aux malentendus, aux projections sans fondement que l'on a fait sur moi. 

     

     

     

     Ce qui est trop compliqué et que je ne peux m'empêcher d'écrire, même si je sais que ce ne sera lu par personne ou presque, je le publie sur Internet. Parfois je l'écris en tifinagh, l'écriture des poètes de ma montagne natale, lorsque j'incrimine des personnes encore vivantes ou dont les proches idéalisent publiquement la mémoire, car cela provoquerait de la vengeance, ou m'enliserait dans des procès. Il n'est pas toujours facile de prouver avoir vu ou entendu ceci ou cela... donc on peut m'accuser de calomnie. Mais je voudrais tout dire. Néammoins c'est surtout du côté du Ciel que je sens de l'écoute. Alors j'essaie de refletter les signe du ciel, son Mutus liber tellement plus explicite avec ses images d'agriculture des vertus. 

     

     

     

     L'écriture sert à partager un sentier mais c'est la pratique continue de ce sentier qui préserve santé et douce ambiance. Je ne peux pas m'empêcher d'écrire, mais plus je vois que c'est quasiment vain, plus j'oriente ma ferveur créatrice vers les autres arts ou le yoga silencieux.

     

     

     

     Dans l'acte pictural, je fais le silence sur toutes les embrouilles de l'incarnation, et j'assume une naïveté basique : celle de la bienveillance de chaque regard, celle de la sincérité de chaque conscience. Cette naïveté me fait penser qu'on ne cherche dans l'art que ce qui donne à la vie un supplément de félicité, un élan constant d'harmonie au delà des apparences, des modes, des spéculations. Mon tableau est une fontaine de joie, avec des symboles en filigrane. La couleur domine, les formes sont transparentes, fragiles comme notre vie personnelle sur la Vie du Cosmos Divin.

     

     

     

     Ma première démarche, lorsque j'entreprends une toile, c'est d'établir le fond sur lequel va se manifester un signe de vie. Les deux couleurs qui m'interpellent le plus sont le bleu ciel et le jaune. Une fois établie une toile monochrome, avec de fines traces de blanc ou de couleurs parentes, je me repose les yeux dans cette fontaine, à travers cette fenêtre, ou ce miroir magique, comme on voudra. Mais pas question de faire de la magie, ou de forcer la communication, ou de m'inscrire dans une mode, une histoire de snobs patentés. Les désirs terrestres sont si souvent illusoires que vouloir les mettre en œuvre par un forcing de la conscience ne nous promet que des catastrophes, fussent-elles de luxe.

     

     

     

     Mieux vaut espérer que par ce bleu ou ce jaune, l'Eternité va nous livrer une piste, et pétrir la langue de nos rêves au point de l'épurer et de la rendre réceptive aux clés essentielles de la Paix, de l'Amour. Ainsi, sur cette fenêtre de couleur, chaque signe est aussi note de musique, car je ne peux me retenir de fredonner, chaque geste est esquisse de jeux aériens, de danse, dans l'inspiration sans pesanteur du monde astral. Mais je visualise avant de produire une trace, de lancer ou relancer le pinceau sur la toile monochrome.

     

     

     

     La forme que j'autoriserai à se fixer sur ce miroir magique, ce sera une forme symbolique du monde causal, c'est-à-dire qui puisse être à l'origine d'une source stable d'inspiration pratique pour ma méditation. Cette source tiendra compagnie à la personne qui appréciera la présence de ma toile au point de l'acheter, ou d'en faire une photographie (gratuitement) : il s'agit là d'une nourriture spirituelle fortifiante. Ce qui veut dire que la patience dans la contemplation de la beauté est son propre fruit, un porte-bonheur au delà des désirs épuisables.

     

     

     

     Et voilà qu'un trait de vert est apparu sur la toile bleue ou jaune. Avec l'acrylique ou avec la peinture à l'huile, j'ai peint mon fond d'abord, car j'avais besoin d'un firmament stable. Maintenant je veux qu'il y ait un mouvement à la limite de l'abstrait et du concret. Je dessine par contre avec de la gouache, que je peux effacer, ou fixer ensuite avec du vernis. Mais, patience. Je peux laisser ma toile en attente pendant des jours, et régulièrement repasser du bleu, jusqu'à ce qu'il me procure le sentiment d'infinitude du ciel bleu. Je laisse mon œil projeter des images, et ce n'est que lorsqu'elles semblent tenir sur la toile pour me faire du bien, que je vais les concrétiser.

     

     

     

     Le bleu provoque l'inspiration, celle des gestes, mais aussi celle de l'immobilité, celle de la sagesse, et celle des rêves. Si j'ai quitté la vie sociale, sauf sur Internet, où elle est plus rarement indigeste, c'est principalement parce que j'ai surtout besoin du grand air, et c'est ce grand air généralement plus familier aux oiseaux qu'aux hommes, que je voudrais partager avec celui qui va regarder cette toile. Ouvrir cette fenêtre : je veux qu'il y ait une preuve que le ciel bleu suffit, et que la Terre est un paradis si les nuages torturés des ego toujours affamés font place au contentement de ce bleu.

     

     

     

     Mais le vert me fait signe, encore une fois. Je vois une montagne verte. Là où je vis, d'un côté il y a l'océan, et de l'autre il y a la montagne et entre les deux, parfois, un arc en ciel. "Je te parlerai par l'arc-en-ciel" dit Dieu à Noé, et effectivement l'arc-en-ciel me semble plus apte à exprimer le Divin que les mots. Avec les mots, les humains se sont souvent fabriqué un Dieu à leur image. Après ils lui ont reproché d'agir comme un diable, mais ce sont des humains qui avec leurs mots, des dogmes et des rites vidés de leur sens thérapeutique, qui ont verrouillé le possible de la vie.

     

     

     

     Cette montagne verte sur l'océan bleu sombre, et enveloppée de ciel bleu, avec ce soleil blanc-jaune incandescent, c'est une peinture parfaite, et mieux que cela, voilà que je la porte dans mes yeux, que je suis prêt à l'imprimer sur la toile, après tant d'esquisses virtuelles. Alors pourquoi la peindre ? Pour le jour éventuel où je serai loin d'elle, ou loin de ce regard d'aujourd'hui, pour le jour où je serai enveloppé de brume, cerné de catastrophes en tous genres ? 

     

     

     

     Je connais à Moorea une torrent-fleuve (car il se jette dans le lagon) nommé U'ufau à Varari, avec un bassin entouré d'ombres profondes comme une caverne, et des arbres sur lesquels des enfants grimpent pour plonger. J'ai tenté de photographier ce coin avec divers éclairages, mais non, rien n'est resté de l'instant sur la photo. Sur ma toile plate, je peux par contre restituer les 360° de l'instant, et je peux faire que les pierres qui gardent la chaleur que la forêt laisse passer, produisent un écho de leur secret : l'une d'elle a les paupières closes, ce qui veut dire qu'elle a ses yeux à elle, mais tournés à l'intérieur, vers les mondes d'en deçà de l'incarnation, où nous nous rechargeons, dans le sommeil. 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Ce repos sera contagieux pour celui qui aura suspendu sa toile dans un bureau ou une pièce où les nécessités de l'existence charnelle lui auront fait passer sa journée. Par le signe discret de cette pierre tournée vers son énergie concentrée et immobile, la toile suspendue va livrer un secret contagieux, un secret de bien-être immédiat, qui permet de relativiser tout ce qui n'est pas cette paix généreuse de la nature. Pour celui qui prend le temps d'y perdre son regard, se dévoile la Divinité de la verdure, et cette humilité salvatrice du gris des pierres. Gris protecteur car dépourvu de l'orgueil humain, qui permet de voir en tout rocher un temple, un marae (maraé) où notre âme peut se reposer et même communier avec d'autres âmes dans l'unité première. Au fond, les formes ne sont que des variations de densité.

     

     

     

     Les dogmes et les sectes m'éloignent du sacré, même avec foule de peintures pour illustrer leurs textes dits sacrés. Le supramental Divin me paraît pure bonté dans la couleur de l'arc-en-ciel et de la nature. Par contre, dans les théologies, je ne vois plus la divinité, mais par exemple Saint Augustin qui dit que persécuter les païens, c'est leur faire la charité. A quoi bon répéter mille paroles de sagesse, si c'est pour justifier un penchant totalitaire ? 

     

     

     

     J'ai besoin de la couleur et des sons en rapport avec les couleurs pour que les mots ne soient pas juste de la langue de bois, de la démagogie. J'ai besoin de prendre une distance par rapport à l'hypnose des mots, qui a tendance à surdéterminer même la théorie de la musique, de la peinture, de la danse. Le vent et l'eau sont parmi les premiers maîtres de sculpture.

     

     

     

     L'Art catalytique ne saurait être figuratif ou abstrait par une démarche mentale préétablie, il est au contraire à la source du langage de nos sens combinés, dont le mental n'est qu'un arbitre, dans le reflet de la matière et du supramental cosmique, c'est-à-dire l'harmonie, l'équation des galaxies, des étoiles, du soleil et de la Nuit, sans lesquelles nos pensées ne sont que cendres. Parménide disait que chaque matière a la pensée de ses organes. Le regard du peintre catalytique essaie de se fondre à l'Unité Solaire dans la diversité de l'arc-en-ciel, et l'humilité de la nuit, où toute forme s'abolit pour renaître, en rêve ou à l'éveil. La peinture est un des outils d'un Yoga sans dogme, tout à l'écoute.

     

     

     

     A côté de mon monochrome bleu, j'ai peint un monochrome jaune. Dans ce miroir magique, je doute, je demande : Qui suis-je ? Pour percevoir le secret de la Vie qui habite l'Univers de l'infiniment Grand à l'Infiniment petit, je n'ai que la lumière et l'obscurité. Si je peins un soleil jaune, j'allume une lampe dans une pièce sombre, à condition que ma couleur entre en contact avec un autre reliquat de la lumière. Mais l'ombre elle-même est promesse de vie : le noir nous permet de calciner nos fantasmes jusqu'à la cendre, de brûler nos hérédités ataviques et nos frustrations. 

     

     

     

     Le soleil nous rappelle que tout, jusqu'aux fruits, aux pierres et la chair humaine, ne se manifeste que par les composants de la lumière de l'astre. Et dans cette fenêtre jaune que j'ai ouverte sur la toile, une présence soudain se manifeste et me dit : l'âme individuelle est semence de Soleil. Il faut avoir fait beaucoup de silence devant la couleur pour entendre cette voix-là. Je lui demande : "Qui es-tu ?" Elle répond : "Je suis toi." Et elle me montre celui que je peux être. 

     

     

     

     Puis je vois un soleil rouge : je me nourris de ce feu, et cela m'aide à digérer cette incarnation, si souvent terriblement incorrigible, et tout ce qu'on doit subir pour continuer à y vivre, y construire, y espérer. Voilà, mon existence a envie de brûler dans ce feu-là, et je me débarasse tous les jours de mon identité dans ce feu-là. Le soleil, sur cette toile, ressemble à un ballon. Oui, je te lance ce ballon de Lumière. Tu peux y brûler ton identité. Mais rien ne t'y oblige, tu peux t'y accrocher jusqu'à la fin des temps : ce sera un signe de tout ce que tu es, chacun le déchiffrera à sa façon, selon son regard, mais tu auras laissé la trace du tien, et tant pis si les blasés le trouvent infantile. Leurs œuvres provoquent en toi des malaises. Comment s'immergeraient-ils dans mon illumination, s'ils s'exaltent dans ce qui est pour moi cauchemar ? 

     

     

     

     Mais ton corps véritable, c'est l'univers entier, et ton âme personnelle est juste un rayon de l'âme du monde. Alors, sur telle autre toile où tu te mires, tu vois qu'il y a des nuages roses dans la respiration d'un danseur. Peut-être qu'après avoir contemplé cette toile, tu laisseras ces nuages t'accompagner, car ils se mirent en toi comme tu te mires en eux. Néammoins, la fenêtre ne peut pas s'ouvrir si tu ne joues pas le jeu, si tu as trop de certitudes, car rien n'est vrai dans l'absolu sauf l'Amour et la Paix. Joue le jeu.

     

     

     

     Au fond, nous n'en savons pas plus que ces fous de Bassan, qui sur une autre toile, couvent deux œufs bleus rayés d'or. Humbles et attentifs à la beauté du monde, ils parviennent à la sérénité, à l'Union, sans doute mieux que les créatures infernales qui dans les miroirs magiques de leur vie quotidienne cherchent avant tout, pour avoir le sentiment d'exister, à vaincre par l'orgueil et la négativité. A eux les premières places dans le théâtre infernal, mais les premiers dans ce théâtre sont déjà les derniers.

     

     

     

     Le premier problème qui se pose à un artiste qui naît sans héritage financier, c'est celui de la survie. Il faut donc faire très tôt des choix, et si l'art de la vie intérieure est prioritaire, il faut devenir un ascète. Et alors se dévoile la richesse de la nature : aucune richesse ne la surpasse. L'artiste est celui qui vit en intimité avec les couleurs et les mouvements de la Nature. Il arrive même un moment où il semble vain d'écrire des livres, car tout est écrit dans la Nature, et dans la Lumière de nos souffles. Néanmoins, cette nature est à déchiffrer, à protéger, alors on se positionne dans l'Amour pour n'en manquer jamais. 

     

     

     

     Le problème des âmes individuelles est qu'elles veulent tout et son contraire, mais pour obtenir la Conscience dans tout ça, il faut se dissoudre dans la Contemplation de l'Harmonie. Telle est la réponse de l'arc-en-ciel à ceux qui, comme Noé, dérivent avec leur navire sur la planète submergée par la catastrophe humaine, celle qui transforme le paradis en cauchemar, par manque d'attention à l'essentiel, par confusion et contradictions dans les priorités individuelles et les hiérarchies sociales.

     

     

     

     Souvent, j'ai eu l'impression que dans les circonstances actuelles, parler sur scène ou dans des livres ne suscitait que des malentendus, car chacun cherche à retrouver ses fantasmes, ses modes et ses certitudes, acclame à contresens ou ostracise par jalousie. J'ai retrouvé alors l'espérance en communiquant par des couleurs et des forme-symboles que chacun pourrait s'appliquer à déchiffrer. Possible aussi de s'en imprégner pour communiquer dans un autre espace-temps.

     

     

     

     Le moteur de l'évolution est l'appétit de recherche personnelle, et non la reproduction de schémas culturels, car les cultures vidées de leur sens pratique et évolutif s'affrontent sur la terre, alors même que leur base est identique. L'œuf du monde est un symbole commun à Orphée, Taaroa et aux brahmanas. Il est l'œuf où nous pouvons rétablir en nous l'âme paradisiaque, dans l'oubli des gloires infernales. J'ai préféré peindre ce mythe, pour que les couleurs révèlent son sens. 

    Au début de ce texte on trouvera une photographie  de ma peintureTE HUERO O TE AO, version 1, acrylique sur toile, 75 x 50, collection Bernard Gueit, prononcer avec le r roulé : Té houéro o té aw, c'est-à-dire : L'œuf du monde .

     

     

     

     

     Avec les pistes méditatives des formes et des couleurs de mes peintures, on peut questionner les couleurs de toute chose, et y choisir son chemin. On m'a suggéré que je ne pouvais rester trop muet, trop absent, trop invisible, si je voulais partager ce que j'ai reçu. Mais il n'y a rien de nouveau sous le Soleil. Je ne cherche pas l'originalité mais le retour à l'essentiel, à ce qui est la fonction thérapeutique de l'art. Je ne cherche pas à magnifier des fantasmes, mais à m'effacer dans une quête raisonnable et logique de l'Eternité. Mes peintures sont destinées à améliorer l'environnement social et individuel, par leur présence discrète, celle de fenêtres sur un monde de Paix et d'Amour, stable comme le bleu, le vert ou le violet, le jaune ou l'orange et le noir ou le blanc. 

     

    Au début de ce texte on trouvera une photographie d'une peinture murale dans mon atelier de Tiahura en 2001, et d'une peinture vendue à Huahine en 2008, TE 'Ē'A O TE ARARA'A (opus 248, ''la voie de l'éveil'') .

     

     

     

     

     

     

    Gestation d'une coalition catalytique pour la fin de l'anthropophagie

     

     

     

     

     

     J'ai présenté d'abord ce que fut la première Horde Catalytique. Cette première horde était prisonnière d'une identité avant-gardiste, c'est-à-dire qu'elle se pensait dans cette fiction occidentale du temps où les progrès en matière artistique vont de table rase en table rase, on est supposé faire sans cesse du nouveau. Musicalement il s'agissait d'improviser une sorte de world music acoustique, pas du tout ce qu'on appella ensuite "world music" et qui était un limage réducteur de belles mélodies ou de beaux effets extra-européens à l'aide d'une sauce électronique. 

     

     La première Horde catalytique improvisait comme les musiciens de free jazz mais quelqu'un qui aurait écouté un enregistrement à l'aveugle n'aurait pas associé cette musique à celle d'Ornette Coleman, mais aurait pensé probablement qu'il s'agissait d'une composition enregistrée sur une des scènes accueillant alors des œuvres de Xenakis, Stockhausen, Berio, Cage. La musique était improvisée sur un instrumentarium issu de centaines de milieux ethniques, mais avec une façon de jouer qui n'en laissait presque subsister que les timbres dans des grappes sonores paroxystiques souhaitant se démarquer des mélodies et rythmes réguliers. Philosophiquement, cela prétendait s'accorder au concept de déterritorialisation de Deleuze et à une voie néo-chamanique. En pratique, il y avait tant d'instruments, qu'un concert consistait en fait à passer de l'un à l'autre pour de courtes séquences, et cette mise en exergue des timbres si divers permettait de donner l'impression de sortir de la mélodie et du rythme militaire. Les membres de cette horde se dispersèrent et se reconvertirent en fait dans des musiques modales orientales, à part Richard Accart qui retourna au jazz traditionnel. 

     

     Ensuite j'ai évoqué mes propres apprentissages orientaux, et ma vie eut ensuite quasi totalement lieu en Inde, à Bali, en Polynésie et en Afrique. Ces circonstances me dissuadèrent bientôt d'idéaliser les méthodes et les corpus non européens. Ceci était une conséquence de la fréquentation de mes maîtres ou des artistes locaux, les défauts des uns étaient patents, et pour ceux qui ne me déçurent point, je vis combien ils étaient maltraités par leurs contemporains, même lorsqu'ils étaient honorés dans certaines occasions. Même s'ils étaient honorés, les castes privilégiées les laissaient croupir dans les difficultés, les malentendus, les injustices, et les exploitaient, les traitant comme des serviteurs bons à tout faire, ou les menaçant pour qu'ils n'affichent pas trop leur liberté de parole. 

     

     Vers la fin du 20ème siècle, sur le plan des mœurs, l'occidentalisation se transforma bientôt en mondialisation. C'était extrêmement visible hors d'Europe, et suscitait beaucoup d'engouement et des réactions intégristes. Bref, la situation culturelle était grosso modo la même en Europe et hors d'Europe, où malgré l'acculturation produite par les médias du village planétaire et des crispations communautaristes, subsistaient des quantités de pratiques traditionnelles ou créatrices, et une grande diversité d'approche de la musique, de la danse, des arts. Du coup, ce que me transmettaient mes maîtres, qui étaient eux-mêmes fortement individualisés, c'était davantage leur héritage spécifique qu'une culture ethnique. Même si, forcément, leur art était issu de telle ou telle tradition, mais à un degré d'approfondissement qui ne les rendait pas représentatifs de la la population superficielle au sein de laquelle ils avaient grandi. Mes relations avec mes professeurs non européens étaient donc de même type que celles très diverses en intensité que l'on peut avoir avec des professeurs européens. 

     

     Il est certes difficile d'exister socialement comme musiciens en dehors d'un cadre historico-culturel établi. Mais dans ce cadre, celui du gambuh comme de la musique karnatique, les maîtres dont les images sont restées le plus des peintures vivantes dans mon cœur sont ceux qui, comme Sri Kothandaraman et Pak Lemping, m'ont fait voir un parcours spirituel pas du tout dogmatique. Ils s'étaient construits comme moi ou mon maître Roger Ribes, sur un radeau au milieu de la tempête naufrageuse de sociétés prédatrices où ils restaient vulnérables face aux calomnies, injustices et autres coups bas, et donc ce qu'ils me transmettaient à travers leur art, c'étaient des planches de salut individuel. 

     

     C'est ainsi que j'ai appelé art catalytique tout art dont la priorité serait de créer des éveils et prises de conscience évolutives, pour distinguer cette attitude pratique des approches académiques (comme celle de ma mère, qui s'en tint aux cursus qui certifiaient sa virtuosité, sans développer la moindre curiosité au delà) ou démagogue voire illusionniste (mon frère abandonna la lignée de Deburau et des mimes blancs, où il excellait avec des longueurs savoureuses, pour des shows plus brefs combinant des grimaces à des numéros d'illusionnisme qui certes lui demandèrent beaucoup de travail, et ce fut alors ce qu'il appelait poésie). Evidemment, les approches artistiques qui divergent des miennes sont tout à fait légitimes, et j'ai toujours nourri de la curiosité pour les pratiques d'autrui, même lorsqu'il manifestait du mépris, de l'indifférence ou de la condescendance, mais il est légitime aussi que j'en démarque ma poésie catalytique. Même si l'écoute était à sens unique, c'est le jeu de piano de ma mère qui dans la petite enfance m'a construit le cœur chantant, et je n'ai pas hésité avec mes élèves à reprendre des idées de mon frère pour entretenir des réflexes d'hilarité. 

    Au début de ce texte on trouvera une photographie  de moi à Bin el Ouidane, lieu de ma naissance, avec ma mère Yvette Cottalord, épouse Tron , au piano.

     En fait, on peut interpréter de façon très différente le même corpus, qu'il soit d'Orient ou d'Occident. Il y a une façon catalytique de pratiquer les ragas ou les patets, et une façon romantique, et une façon académique. Les travaux d'Alain Daniélou sur les ragas hindoustanis sont un exemple de travail musicologique extrêmement méritant et utile sur le plan du partage d'une méthode, mais il est clair que pour ses informateurs et dans sa propre pratique, les notes sont le plus souvent associées à une conception romantique de la musique hindoustanie. Même s'il peut se réclamer d'une approche spirituelle, ses justifications du castéisme et ses addictions opiacées font que ce n'est pas du tout la même approche spirituelle que celle de Romen Palit, ou de la mienne. On peut respecter le travail de chercheurs aussi sérieusement consacrés à leur quête sans pour autant partager leurs conclusions philosophiques et leurs modes de vie. 

     

     Les Occidentaux sont généralement persuadés que les arts orientaux reproduisent des répertoires immuables depuis des siècles, mais en fait ils ont une histoire et sont pratiquées différemment selon les époques. En associant notes et rythmes à des vertus et des situations, et en plus en combinant des possibilités de plusieurs styles musicaux, sans pour autant les conserver toutes, j'ai développé ma musique catalytique, qui nécessairement hérite d'enseignements séculaires, mais les transmute ou en ressuscite l'esprit. Dans mon répertoire, je distingue ce qui est danses catalytiques, qui peuvent être considérées comme mes créations, des danses traditionnelles ou classiques, qui respectent des partitions préexistantes, ou reproduisent des compositions telles qu'elles m'ont été transmises. Néammoins il fut de plus en plus tentant pour moi de d'en fournir des interprétations qui me paraissaient augmenter leur élasticité ou leur rayonnement par des modifications mineures, comme lorsque des musiciens de jadis improvisaient un peu sur des données de Mozart. 

     

     On trouvera aussi dans mes vidéos sur YouTube des documents sur une troisième catégorie de danses, relevant d'un art fusionniste. Certaines œuvres ne pouvaient être classées ni dans mon répertoire traditionnel ni dans mon répertoire catalytique, par exemple si je créais ma propre musique sur une danse que j'avais apprise d'autrui sur une musique de Mozart, mais qui m'avait été refusée par YouTube ou Daily Motion comme relevant du vol de copyright, même si en fait le compositeur était dans le domaine public et l'interprète, ma mère, n'avait jamais passé de contrat avec les compagnies qui revendiquaient ces musiques. Ces vidéos de danse fusionniste peuvent également être le fruit de collages divers, j'ai par exemple adapté des danses ou des combinaisons de gestuelles, pour lesquelles je n'avais pas d'enregistrements traditionnels, à des musiques de nouba andalouse ou des musiques kishua des Galapagos.

     

     Donc, ce que j'appelle art catalytique, que ce soit de la poésie, de la musique, de la peinture ou de la danse, c'est vraiment lorsque je donne la priorité aux tâtonnements évolutifs de l'espèce en moi plutôt qu'aux attentes de divertissement ou de démonstration académique d'un public. Il se peut évidemment que mon yoga catalytique aurait pu mériter une appellation d'antiquité originelle, mais il a lieu aujourd'hui, il s'exerce dans ma vie intérieure, et je ne saurais l'afficher comme un retour aux sources face à ce qu'on appelle de plus en plus yoga dans le contexte moderne, à savoir une gymnastique douce en Occident et des messes mantriques en Orient. Je ne mets pas en cause la légitimité de ces pédagogies réductrices, et ai préféré ajouter le concept d' un yoga catalytique à la longue liste de voies particulières des yogas pratiqués sur la planète et assortis de qualificatifs divers. 

     

     Alors évidemment on pourra m'objecter que ce que j'ai appellé catalytique, c'est juste ma voie personnelle dans les arts envisagés comme métalangages yoguiques, une façon de rendre complémentaires l'amélioration de la créativité incarnée et le détachement de celle-ci selon les étapes de la vie. Le sens des mots change selon les locuteurs et le mot catalytique ne fera pas exception si le Théâtron se perpétue à travers de longs apprentissages chez de futurs pratiquants. Le mot folklore est compris très différemment selon les milieux. Il est péjoratif chez les artistes qui multiplient les compositions comme une preuve de professionnalisme créatif, sans voir qu'ils valorisent la dissémination horizontale aux dépens de la recherche verticale, et font la promotion de leur propre folklore au sens où ils l'entendent, sauf qu'il est personnalisé. Chez des chercheurs en ethnologie, le mot folklore sert à désigner dans sa globalité l'ensemble d'une culture ethnique. Quant aux représentations qui assument d'être folkloriques, elles donne lieu chez les uns à des spectacles où les costumes sont plus riches que la danse, mais chez d'autres à des aide-mémoires d'une richesse initiatique exceptionnelle.

     

     En 1986 j'ai publié sous forme de cassette un Manifeste du Pluriculturalisme, qui reprenait un ensemble de tracts et de poèmes dont beaucoup étaient également imprimés dans la revue Eden, dont je postais environ deux cent exemplaires chaque mois aux adhérents du Mouvement pluriculturel Mondial, ou Ti'amāra'a Taata Tupu, ce qui voulait dire en tahitien : Liberté de son prochain, de l'homme essentiel. Le mot ti'amāra'a peut vouloir dire soit autonomie soit indépendance, un flou dont les politiciens font usage et qui a dérouté pas mal d'observateurs non polynésiens. Cela peut aussi simplement signifier Liberté, et ici la dignité, selon Hiroana'a Degage qui avait trouvé cette appellation en tahitien pour définir notre association. Il était l'auteur d'une plaquette sur les goélettes des îles australes, mais ce qui l'avait fait adhérer très activement, c'est qu'il animait déjà un groupe de protestants qui s'insurgeait contre la politisation de la spiritualité par des pasteurs. Au début de ce texte on trouvera une photographie Je signale de la carte de membre  du MPM d'alors. l'adresse mentionnée sur cette carte ne fonctionne plus depuis des décennies. J'avais imaginé le logo .

     

     Suite à nos interventions sur les médias, Paul-Emile Victor me contacta, me visita puis m'invita sur son îlot de Bora. Il se joignit au Mouvement et commença à lui donner une audience plus grande que ce que j'aurais pu lui donner. Cependant ses interventions et celles des membres que le tapage commença à aimanter plus nombreux, lui donnèrent une tournure politicienne où je ne me reconnaissais pas. Pour moi il s'agissait avant tout d'une question d'identité spirituelle, que les clivages de droite et de gauche ou les langues de bois religieuses ne pouvaient que caricaturer. Très vite je ne me reconnus plus dans le rôle qu'on imaginait que je jouais par ambition, ce qui incitait à me flatter et à tenter de me manipuler. En fait, ce qui m'intéressait c'était d'établir la communication sur le pluriculturalisme avec des hommes de connaissance en divers lieux de la planète, de Seralini qui était au Canada au poète iranien Parviz Abelgossami, dans un esprit de recherche catalytique sans a priori d'engagement partisan. 

     

     Quand une démarche est trop subtile, elle attire dans tous les camps et est suspecte dans tous les camps. En quelque sorte, créer un réseau international entre hommes et femmes de connaissance aux concepts et pratiques divers, face à la montée des communautarismes identitaires traitant les faits culturels comme des mœurs. Mais l'histoire de l'espèce humaine, ce sont des mises en scène décervelées, des guerres de religion aux épopées de Bernard-Henri Lévy. Bref, après une caricature dans le journal qui montrait Oriata transformé en un tahitien obèse capable de soulever un rocher, je m'exclaffais de bon cœur en comprenant qu'il valait mieux que je me contente de faire de la pédagogie avec mes élèves, car même en les voyant tous les jours, il y avait du boulot dans la bonne humeur, sans que les malentendus tournent à des polémiques inappropriées. Il y eut un éditorialiste d'un magazine local qui me décida à me retirer de l'association lorsqu'il me présenta comme la mouche du coche de Paul-Emile Victor. 

     

     Comme j'assurais de fait l'impression de la revue et toute l'organisation, mon retrait signifia l'extinction du Mouvement. Le romancier et poète Tutuuehitu, qui avait été un des premiers à adhérer, continua à me visiter et prit le relais de la revue Eden en imprimant désormais ''Poètes en pareu'' (paréo), nom de la nouvelle association aux ambitions plus appropriées à nos pratiques d'artistes. Tutuuehitu organisa des sorties avec des enfants et des poétesses tahitiennes, comme Flora Devatine, une fois pour leur faire découvrir le Théâtre catalytique des oiseaux de Paradis, et d'autres fois le Fenua Aihere, c'est-à-dire la partie de Tahiti où aucune route ne longe le lagon. La nature est splendide en Polynésie, du haut de la montagne percée aux Lavatubes.

     

     A cette époque, les quotidiens de Tahiti n'hésitaient pas à publier des quantités de poèmes, ce fut le cas de presque tous ceux repris dans mes ''108 poèmes clefs'' dont j'ai laissé deux valises à mon ami Patrick Quillier à Aiglun, pour ceux qui voudraient se procurer cet ouvrage publié en 1993 ou 1994 par les éditions de La Bartavelle, avec beaucoup de photographies de mon Théâtron et de paysages polynésien. Malheureusement les légendes des images ont souvent été imprimées avec des erreurs concernant les numéros de page, on trouvera une feuille d'errata sur mon blog ART CATALYTIQUE.

     

     Parmi les textes de mon Manifeste du pluriculturalisme, certains évoquent la Râs-Lîla, ou l'histoire de Majapahit, notamment à propos de l'ancien coup d'état jihadiste qui fit fuir à Bali une foule de lettrés et d'artistes de Java. Mais je vais reproduire ci-dessous ''Culture des mœurs et culture des connaissances''. Il est à noter que cette distinction entre culture des mœurs et culture des connaissance était alors loin d'être acquise, il y a trente ans, lors de sa première publication. En explorant mes blogs on trouvera numérisés plusieurs recueils de mes poèmes alors enregistrés avec ma voix et ce Manifeste de 1986 dont est extrait ce texte :

     

     ''La culture des connaissances est ce qui dans chaque société a une vocation à l'universalité. Bien des techniques en sont des exemples, elles franchissent les frontières et sont adoptées par tous les peuples. De même les mathématiques ne sont pas une coutume grecque, arabe ou hindoue (...)

     

     Si le santur persan ou les genders javanais n'avaient été que particularismes coutumiers, auraient-ils inspiré la conception des clavecins et métallophones européens ? 

     

     Les connaissances qui permettent à l'être humain de se transformer, de se maîtriser, de s'analyser peuvent le faire au delà du contexte social qui les a préservées et parfois mises à jour. 

     

    Les danses sacrées et profanes du Cambodge, les opéras de Monteverdi, la maîtrise des énergies, les droits humains et citoyens d'abord proclamés en France, etc. font partie du patrimoine de toute l'humanité, non pas en tant que titres de gloire, mais en tant que sources d'enseignement vivant.

     

     La culture des mœurs est l'ensemble des automatismes sociaux qui n'offrent pas de prise à l'action transformatrice de la conscience (...). La culture des mœurs se présente souvent comme intimement amalgamée à celle des connaissances. Elles peuvent mutuellement servir de support l'une à l'autre.

     

     Des exemples de la culture des mœurs : le port obligatoire du tchador, l'apéritif alcoolisé, la mutilation du clitoris, le système des castes.

     

     La culture des connaissances est difficile d'accès ne serait-ce que parce qu'elle sollicite des efforts pour être explorée. Cette culture, lorsqu'elle sert seulement de réputation ou d'identité aux nations ou individus qui s'en déguisent, dégénère en culture des mœurs comme le fait une information historique lorsqu'elle est réduite à une question du ''jeu des mille francs''.

     

     Dans quel pays ne glorifie-t-on pas tel ou tel héros culturel qui naguère était humilié, méconnu, précarisé, voire persécuté ? Ainsi le culte théorique de connaissances héritées devient un aspect en partie positif de la culture des mœurs qui reste la référence ''spontanée'' de l'ensemble de la population, même si cela occasionne des contradictions avec son mode de vie réel. 

     

     La culture des mœurs peut parfois unir des êtres humains d'origines différentes (...) mais sépare le plus souvent les peuples au nom de leurs coutumes, qu'elles soient vestimentaires, gastronomiques, sexuelles, etc. La culture des connaissances sert de porte-drapeau aux peuples jusque dans leurs affrontements, comme le nom de Dieu dans les guerres de religion.

     

     Il a été jusqu'à présent tabou de vouloir dissocier culture des mœurs et cultures des connaissances. Si un Européen s'étonne qu'un homme blanc soit capable de maîtriser le Kathakali, c'est qu'il ne considère pas cet enseignement comme universel. Il ne s'étonnera pas de ce qu'un Indien ou un Japonais dirige un orchestre symphonique s'il considère ce type de connaissance comme universelle, mais éventuellement considérera par erreur la Râs-Lîla de Manipur ou les ragas et les talas comme des éléments de la culture des mœurs de l'Inde (...)

     

     Nous lançons un appel à tous les hommes de connaissance, quelle que soit la culture qu'ils fassent fleurir, hommes de sciences, créateurs, musiciens de quelqu'origine que ce soit, pour qu'ils s'unissent pour affirmer l'universalité des connaissances humaines (...) Une nouvelle attitude des hommes de connaissance peut seule empêcher que les cultures des mœurs n'asphyxie davantage la civilisation des connaissances en répendant des réflexes suicidaires ou de terreur.

     

     Les humains qui se reconnaissent humblement dans la culture sans frontières des connaissances deviennent les citoyens d'une planète unie dans la diversité et la liberté d'expression. Là sont leurs racines d'avenir, et non dans une ''France profonde '' ou une ''Kanaky profonde'' qui ne sont que les spectres mythiques de migrations anciennes et brutales mettant en scène des rapports de force psychologiques et matériels plutôt qu'une opportunité de développement harmonieux de la société et des individus où toutes les connaissances contribuent au bien-être de tous. 

     

     Que les connaissances soient partagées pour que les hommes dépassent l'agressivité identitaire qui conduit à la ruine réciproque ! Que les mœurs en soient dissociées pour que le citoyen de la planète Terre bâtisse son destin sans dépendre dans ses choix de vie individuelle de la pression des mœurs de quelque communauté que ce soit ! 

     

     Oriata (tract n°10 du ''Manifeste du pluriculturalisme'', reproduction hors commerce autorisée)''

     

     Un de ces tracts s'intitulait ''Qu'est-ce que le pluriculturalisme''. Le débat sur le pluriculturalisme est devenu ensuite aussi important en Europe que biaisé, car on s'est mis à voir l'éloge du pluriculturalisme comme une sorte de sacralisation du communautarisme. Je dirais plutôt  que le communautarisme cherche à imposer une culture de mœurs à la pluralité des pratiques cognitives. Soit les sociétés deviennent de plus en plus totalitaires, tentant d'imposer le contrôle des mœurs voulues par les puissants pour des peuples maintenus dans une forme actualisée d'apartheid, la libre circulation se limitant aux marchandises et les plus riches, et dans ce cas on aura des aires dites culturelles où ''chez les romains, vis comme les romains''. Soit chaque individu, même issu de la même ethnie, sera lui-même créateur de sa culture en fonction des connaissances qu'il pratiquera et des atavismes qui lui colleront à la peau, et c'est cela le pluriculturalisme qui doit être protégé des chantages identitaires des communautarismes. 

     

     Une société évolutive ne peut être qu'une société où chaque individu cherche à créer sa propre culture selon le dynamisme de sa conscience. Déjà on parle au sens figuré de tribus pour des groupes ayant des affinités pas forcément ethniques, comme on a parlé des hippies, des punks, des bobos, des supporters d'équipes de foot, des transhumanistes, des indigènes de la République, des souchiens en tous genres, des altermondialistes. Mais même l'étiquette ''citoyen du monde '' ne désigne que des individus avec chacun sa propre culture personnelle, combinant l'attachement à des mœurs et l'accès à telle ou telle pratique cognitive. 

     

     C'est cette diversité que je nomme pluriculturalisme et qui permet les débats, même entre protestants, entre bouddhistes, entre athées, entre animistes ou entre musulmans. Dans le dialogue entre tenants de religions et de philosophies diverses, il existe pour certaines ouailles la possibilité de se replier sur des dogmes ou de sacraliser des mœurs, mais il existe aussi la possibilité d'attitudes catalytiques. Ainsi, un chrétien, un bouddhiste ou un communiste peuvent être catalytiques si, au lieu de se replier sur des caricatures de leurs idéaux et une langue de bois, ils les accordent à la nécessité d'une réflexion individuelle évolutive permettant aux individus ou aux sociétés de se transformer au delà d'une image préconçue. 

     

     En fait, l'attitude catalytique peut investir tout système sémiotique, linguistique, conceptuel. Car il est constatable que deux représentants dogmatiques de religions apparemment opposées puissent se ressembler davantage dans leurs logiques qu'ils ne ressemblent à ceux qui partagent leurs idéaux mais avec un constant esprit critique, qui ne soit pas un réflexe de critique systématique, mais une distanciation par rapport à la relativité du sens des mots. On voit mal, sans une attitude catalytique de plus en plus répandue, comment sortir des dialogues de sourds entre communautés, cette surdité faisant en fait le jeu des rapports de force brutaux ou publicitaires orchestrés par des prédateurs qui sont prêts à jouer, eux, de toutes les langues de bois pour séduire, (dés)informer ou contrôler la planète.

     

     En 2013, j'ai voulu recréer une nouvelle Horde Catalytique, pour que l'adjectif catalytique ne se réduise pas à ma seule pratique catalytique mais puisse se coaliser avec d'autres démarches évolutives. La première Horde catalytique s'était dissoute depuis quarante ans, et depuis j'avais été le seul à utiliser cet adjectif pour mes créations. Par ailleurs, quoiqu'ayant enseigné mon Théâtron sur plusieurs faces de la planète, en cours réguliers ou lors de stages ou encore à mes compagnes successives, je me rendis bien compte que j'avais fourni du matériau, des techniques, des situations à des élèves qui n'avaient pas vraiment mes priorités dans la vie, mais qui avaient été motivés par mes spectacles, ou alors par ma réputation dans les circonstances où elle avait été excellente, etc. mais sans que mon enseignement soit pratiquement perpétué de façon approfondie, il était perçu juste comme une démarche individuelle parmi d'autres. Alors s'il y avait d'autres démarches personnelles qui exprimaient une aspiration à un saut évolutif de l'espèce, pourquoi ne pas nous coaliser sur Internet, tant ce nouveau média offre de possibilités de rayonnement sans dépendre des ''jurys'' traditionnels d'éditeurs ? 

     

     En ce qui concerne le Théâtron, j'avais l'impression que s'il était perpétué, ce serait peut-être comme les folklores initiatiques dont j'avais hérité, c'est-à-dire réduit à une caricature et des formes. Mais, peut-être, il y aurait aussi de futurs enfants qui me ressemblent, ou qui ressembleront à mes maîtres, qui en conjugueraient le sens pour catalyser au moins leur vie quotidienne.  D'où l'intérêt de cette ultime tentative d'explication, en suggérant que le théâtre catalytique des oiseaux de Paradis est aux origines d'une mouvance catalytique qui pourrait prendre en ce siècle 21 une importance encore plus déterminante que celle qu'eut le surréalisme au siècle 20. Pétard mouillé ? Il est vrai que le mot surréaliste en est arrivé à signifier ''irréaliste'' dans certaines bouches de ''personnes importantes''.

     

     Peut-être la collection de masques du Théâtron finira bouffée par les termites, et que les clés que j'aurai laissées sur le Net seront effacées ou auront le destin des cartes du tarot, qui fournit un langage authentiquement initiatique à un jeu de cartes qui sera utilisé soit par des spiritualistes sans rigueur initiatique, soit comme on joue à la loterie, à la belote ou au poker. Comme le répétait mon maître Roger Ribes : ''On peut donner à manger à quelqu'un, mais pas manger à sa place'', ou encore : '' Ne jouez pas du piano avec des gants de boxe''. Mais il faut reconnaître qu'une fois le rideau tombé, on tire à l'occasion sur le pianiste.

     

     Beryl de Zoete, dans son ouvrage sur Bali, affirme ne voir que tristesse dans les visages des danseuses et danseurs balinais... Cette affirmation m'a étonné, tant danser sur le gamelan avec un minibaladeur en boucle d'oreille n'a jamais cessé de me procurer de la joie. On retrouve cette joie sur la photo de couverture du livre que Cartier Bresson a consacré à Bali. Mais c'est vrai que Bali ne me laisse pas le souvenir d'un peuple aussi joyeux que mes élèves tahitiens. Cela est peut-être dû à des circonstances historiques. J'ai vécu à Bali au lendemain de massacres colossaux, mais plus généralement, il est clair que des sociétés peuvent perpétuer un folklore savant qui affiche tout un parcours initiatique pour la joie de l'âme mais les approches académiques et mille sophismes ont supplanté depuis longtemps les réflexes de recherche et de création de la conscience, et du coup on peut avoir l'impression, en toute culture, de sourires de convenances et d'une angoisse travestie de joie. 

     

     En fait, quasiment toutes les formes de danse portent un souvenir de leur magie positive, mais cela est mal distingué des magies négatives dans lesquelles elles se sont perpétuées, des mœurs et costumes étouffants, et donc ne reste à la fin pour la plupart des pratiquants qu'une convention sociale... Que de danseuses de samba, de ballet, d'ori Tahiti, d'igel Bali, de danses indiennes et autres ne furent en fait, comme ma mère, que des interprètes éventuellement virtuoses et médaillées, mais n'ayant pas atteint, sauf le temps d'un éclair, la conscience musicalo-spirituelle d'un Bach ou d'un Lotring. Lorsque j'entendais enfant ma mère jouer, l'angoisse me saisissait. Car ce que je sentais, c'était l'écartèlement d'une femme entre la magnificence céleste de l'inspiration de Chopin et Debussy et les choix de vie les plus contraires à ceux des inspirés. Il en résultait dans son jeu pathétique une parfaite mécanique où même les élans sublimes faisaient béer les plaies de cette contradiction, de cette ambivalence.

     

     Vers le début du 21ème siècle, l'accès à Internet s'était tellement répandu qu'il avait complètement bouleversé les possibilités de diffusion des artistes et auteurs sur la planète. Ce n'était plus ce que j'avais connu au 20ème siècle, à savoir des engouements médiatiques en certains lieux successifs avec en même temps des ostracismes intellectuels forcenés pour les contredire ou finalement les relayer. Au 20ème siècle, en France c'étaient les éditeurs, comme la NRF ou les éditions du Seuil, et la presse écrite audio-visuelle qui faisaient connaître les mouvements culturels regroupant artistes et auteurs. Néammoins l'Internationale situationniste avait déjà constitué, autour de sa revue, un réseau à l'écart du système marchand, et fini par influencer un grand nombre d'intellectuels en dépit du caractère dit underground de ses activités rarement médiatisées dans les années soixante.

     

     En France, Elsa Triolet et Aragon m'avaient carrément facilité la réalisation de mes projets, avant de passer le relais à Edmonde Charles-Roux. Ces projets auraient pu être d'accroître ma notoriété à Paris, où Seghers avait publié mes premiers livres et pièces de théâtre. Mais non, mes projets furent de vivre les arts comme les outils d'un yoga catalytique et dans des zones de grand air autant que possible. En Inde, j'eus accès à un public assez large à travers les enseignements de danse qu'on m'avait confiés en plusieurs villages puis au Lycée Français, ainsi qu'à travers les Râs-Lîla que j'animais en milieu tamoul. Par leurs encouragements et leur approbation publique Champaklal, Anuben et Romen Palit, disciples de Sri Aurobindo m'avaient donné une crédibilité auprès de ceux qui respectaient les arts traditionnels, mais ils n'étaient pas en mesure de me faire obtenir les moyens d'une résidence permanente au niveau administratif et financier.

     

     Puis suite à la loi Lang sur les enseignements artistiques au Lycée, l'enseignement catholique de Tahiti, à travers le soutien des frères Desille, Celton et Tanguy, put me salarier pour des ateliers Théâtre qui avaient été appréciés et médiatisés, et je pouvais par ailleurs publier mes poèmes dans les quotidiens et présenter mes travaux sur les médias ainsi qu'exposer mes peintures. A Bali, j'avais dansé dans plus d'un temple, et même joué dans le gamelan Gambuh par l'entremise de mes maîtres Pak Lemping, Pak geruh et Ida Bagous Ktut Raï Data. 

     

     

     

     

     

     

     

     Lorsque je fus sur Internet, notamment Facebook, alors que j'étais parti vivre à Mpalla, près de Kribi en Afrique (ci-dessus avec Nim), sur la côte camerounaise, face à l'île Bioko, de 2009 à 2013, je reçus beaucoup de messages de la part de personnes, souvent poètes elles-mêmes, pour qui mes premiers recueils avaient été marquants. Je fus heureux de constater que certains continuaient à me tenir en très haute estime pour mes œuvres d'adolescence, même si je considère les premieres versions d'alors comme non-catalytiques, faute des prises de conscience et des orientations qui apparurent avec les Gymnosophies et les Pictographies. Il y avait d'évidence une affinité d'âme entre plusieurs de ces lecteurs-auteurs et moi-même. Certains avaient pu publier leurs œuvres dans la presse papier, d'autres n'avaient pu le faire que sur Internet. Pour moi, la publication chez des éditeurs connus n'étaient pas un critère de qualité, les deux possibilités existaient, et il était positif que chacun puisse faire connaître ses travaux sur Internet à travers une multitude de plates-formes de diffusion et de sites personnels. Comme aux débuts de l'imprimerie, les débats allaient échapper aux clercs patentés.

     

     En 2013, j'étais souvent en correspondance approfondie avec Patrick Quillier et Alexandre Gerbi. Leurs parcours était certes très différents du mien. Mais il y avait des points communs qui créaient une empathie profonde. A travers leurs publications, j'avais vu qu'ils étaient comme moi des personnes ayant pris les idéaux civilisateurs au sérieux et avaient eu un cheminement philosophique qui était en priorité axé sur une exigence de véridicité. Ils n'étaient pas impressionnés par les modes et les clivages artificiels de l'époque, et chacun à sa manière résistait aux intimidations idéologiques. Je sentais une aspiration sincère à un saut évolutif de l'espèce humaine. J'ai expliqué qu'en fait, ce qui pour moi est catalytique, ce n'est pas tel style ou technique artistique ou tel système conceptuel, mais une attitude d'honnêteté et de courage intellectuels, et une tolérance du même type que la mienne pour ceux qui effectuaient un travail de recherche pour faire évoluer l'identité humaine, même s'ils n'étaient pas nos clones sur le plan esthétique, spirituel ou politique.

     

     En outre Patrick Quillier n'était pas seulement un essayiste et un poète, mais aussi un musicien, un méditant et un compositeur, et accordait une importance centrale à l'Ecoute, et Alexandre Gerbi n'était pas seulement un historien des relations franco-africaines mais aussi un peintre qui avait également été auteur d'une pièce de théâtre et de poèmes, il en avait même chanté. Il avait réalisé un grand tryptique avec un bonhomme bleu recevant émerveillé la visite d'un paradisier dans des champs vert sous un ciel d'azur aux grands nuages, scène et couleurs qui semblaient, par une sorte de hasard objectif, en écho avec mes illuminations. Son travail d'historien consistait à tenter de démystifier les tricheries politiciennes de la Françafrique comme à l'époque où je pétitionnais pour Jimmy Stephens que Walter Lini. Evidemment, même s'il prônait le ''fusionnisme'' plutôt  que le ''pluriculturalisme'', il se heurtait aussi au fait que les sociétés humaines stigmatisent les témoignages véridiques et plébiscitent les propagandes qui rendent vraissemblables des mensonges historiques en série. Celui qui tente de résister au terrorisme intellectuel des clivages politiques caricaturaux se retrouve sali par les projections inappropriées qui sont faites sur son cheminement intellectuel, et qui le disqualifient dans tous les camps. Mais on peut encore peindre, et danser en chantant, pour progresser hors de la marginalité cosmique où s'est glorieusement enlisée l'humanité.

     

     On trouvera des accès aux œuvres de Patrick Quillier et d'Alexandre Gerbi en inscrivant leurs noms dans les cadres des moteurs de recherche Internet. Nous refondâmes ensemble la ''Horde Catalytique pour la fin'' sur Internet, et il fut précisé cette fois ''pour la fin de l'anthropophagie'' au sens figuré comme au sens propre. Ensuite nous vîmes affluer dans le groupe d'autres artistes et auteurs.

     

     Certains avaient publié des livres sur papier, et d'autres diffusé leurs travaux d'écriture, de peinture ou autres sur Internet seulement. Cela me plaisait de combiner ces deux types de compagnonnages, vu qu'au fond la partie la plus significative de mon œuvre et plusieurs centaines de mes vidéos, n'auraient pu être accessibles publiquement sans l'avènement d'Internet... 

     

    Je ne vais pas citer ici tous les auteurs ou artistes ayant adhéré au groupe, car sur Internet, on participe, par complaisance ou pour s'informer, à de nombreux groupes. La liste des adhérents est accessible publiquement. Je citerai seulement les poètes qui ont pris l'initiative de publier eux-mêmes leurs textes dans les pages du groupe, notamment : Jay Cee, Dominique Ottavi,, Sylvia Bagli, Claude Sterlin-Rozema à Haïti. Plusieurs poètes de cette île m'ont demandé des préfaces, Raynaldo Pierre-Louis, Joubert Joseph (ne pas confondre avec Joseph Joubert dont l'œuvre fut rendue publique après son décès par Chateaubriand), Bledens Dutreuil. D'autres Haïtiens publient chroniquement leurs poèmes sur les pages du groupe. Qu'ils soient bienvenus. Ceux qui se sont inscrits sans publier leurs textes sur les pages du groupe sont, je suppose, seulement sympathisants. 

     

     Il est bien évident que le cheminement des auteurs publiant de la Horde Catalytique n'est pas le même que celui que j'ai suivi. Chacun s'exprime avec ses propres mots, témoigne de tribulations diverses de l'espèce humaines et cherche à se construire selon sa propre conscience. Tous assistent au spectacle d'un monde souvent inacceptablement géré par des forces prédatrices. Et ce que j'apprécie dans leur poésie, et que je trouve catalytique, c'est ce côté direct de leurs cris, leur aspiration à une vie heureuse en dépit des déchirures, la poésie devenant un outil de transfiguration, de transmutation des épreuves en illuminations sonores et colorées... Ayant dû moi-même faire face à toutes sortes d'injustices, de calomnies, de sabotages, de tracas, de malentendus en tous genres, je trouve catalytique que l'on mette tout cela sur la table... Je trouve ça plus intéressant que les milliers de poètes quiétistes, nouveaux Pangloss paradant d'un salon Internet à un autre parmi les soi-disants méritants karmiques qui multiplient les non-dits, les auto-censures, les mépris... 

     

     Un point commun entre les autres membres de la ''Horde catalytique pour la fin de l'anthropophagie '' et moi-même est cette focalisation sur les travers de la condition humaine, ce qui suggère un nécessaire saut évolutif. Si les humains peuvent être si pervers, si totalitaires,si aveugles, si manipulateurs, c'est bien qu'il doit y avoir quelque chose de pourri dans l'ego animal qui bloque l'évolution de l'humanité, malgré ses idéaux proclamés. 

     

     Ces poètes, qu'ils croient en Dieu comme Christian Présent le Martiniquais ou qu'ils n'y croient pas comme André Orphal l'anar de Paris et du Havre, sont clairement dans le refus de ces anthropophagies modernes qui bombardent la créativité la plus heureuse de mille façons. Personnellement, j'admire davantage l'insouciance du grillon grillyde que les insectes femelles massacrant les mâles considérés comme parasites une fois qu'on n'a plus besoin de leur semence. Le gryllide a confiance dans l'anarchie de la Nature, se joint à des caravanes changeantes, devient ermite à la fin, sans besoin d'aucune forme de contrat social, et attire par son chant une femelle qui vient se faire féconder. Puis tous deux meurent et leurs œufs éclosent bien plus tard dans les appartements qu'ils leur ont préparés dans la campagne. Mais il est difficile aux êtres humains d'accéder à tant de liberté dans le contexte actuel de surpopulation. Face aux sociétés de contrôle aggravé que les technologies ont rendu possible autant dans les cités que dans les parcs naturels, de sorte que les homo sapiens sapiens n'aient que l'opportunité des hiérarchies primates de leurs ruches, fourmilières et termitières, je ressens le besoin d' une coalition aussi large possible d'humains aspirant à vivre autonomes et à se protéger des prédateurs qui les attendent dès qu'ils sortent de leurs berceaux.

     

     Pour moi, un clivage entre ceux qui croient ou non en Dieu n'a pas de sens. Les épouses Pinochet, Franco arboraient leur identité soi-disant chrétienne comme tant de nazis par des symboles sur leurs ceinturons. De même les djihadistes justifient leurs massacres, voire le viol et l'esclavage, par des références au sacré et des concepts d'apparence religieuse, attribuant à Dieu des mœurs de diable de carnaval sanguinaire. Tandis que paradoxalement, les trois couples qui lors de mon adolescence, me permirent de m'évader du karma familial furent des athées communistes : Rosette et André Remacle, Nicole et Charles Martin, Elsa et Aragon... Alors que j'étais acculé à des situations difficiles en raison de mon rejet des mœurs environnantes et des contraintes qui s'exercaient sur mes aspirations à évoluer individuellement en conscience, ils m'ont accueilli, écouté, défendu du sein de leur fête d'Amour et de responsabilité. Ils m'ont donné des témoignages de vraies Vertus Divines qui m'ont permis de m'épanouir spirituellement et matériellement par une meilleure compréhension de la condition humaine, de ses faces sombres mais aussi de ses faces lumineuses qu'ils incarnaient et qui font espérer une vie paradisiaque sur cette Terre, ou du moins améliorée, dans une ambiance de partage, de solidarité et de respect mutuel. 

     

     La philosophie catalytique, au fond, c'est cette sincérité dans les idéaux qui fait exploser les paradoxes de l'illusion. Point de dogmes, mais une coalition face à cette anthropophagie virtuelle. Certes, les utopies chrétiennes et communistes et toutes les autres, qu'elles soient hindoues, capitalistes, musulmanes, bouddhistes, animistes, etc. sont apparues au fil de l'Histoire humaine comme des masques, des leurres manipulés par les puissances prédatrices qui étaient en position d'abuser des autres créatures, faute de séparations des pouvoirs. Au nom de tel ou tel idéal, des sociétés ont exercé des contrôles aveugles sur les uns et favorisé l'impunité des profiteurs de chaos.

     

     L'espèce humaine a souffert de tricheries chroniques mais même s'ils ne sont pas omniscients, il existe encore beaucoup de femmes et d'hommes de bonne volonté qui sont sincères et ouverts à des évolutions par les échanges culturels, débats, réflexions. L'attitude catalytique est de les associer en dépit de la diversité de leurs formulations esthétiques, politiques, spirituelles, dans la mesure où ils souhaitent tous œuvrer dans le sens de langages, de lois et d'éducations qui fassent évoluer l'humanité hors de la mécanique du cynisme prédateur.

     

     Femmes, hommes, chiens et chats vivent leurs bonheurs et malheurs de façon très diverses, des monts Hajar à l'île de Manhattan ou à Ontong Java. J'ai tenté d'esquisser dans ces pages la voie que Dominique Tron a suivi jusqu'à devenir Oriata. J'ai tenté d'expliquer mon parcours personnel, qui est certes partageable avec le reste de l'humanité, mais qui peut-être ne concernera qu'une infime minorité d'êtres humains, et même dans ce cas, car il y a déjà eu des êtres humains pour la partager et c'est ce que j'ai constaté, ceux-ci feront peut-être de cet héritage un tout autre usage que celui que j'en fis. 

     

     Chacun se consacre avec plus ou moins d'intensité à ce qui lui paraît le faire évoluer, et perçoit différemment combien la félicité et le drame se combinent sur cette planète. Ma voie a ceci de précieux qu'elle m'a été secourable tout au long de mon existence pour résoudre encore maintenant les équations posées par mes tribulations dans des contextes et des situations en partie favorables, en partie défavorables. J'ai indiqué des pistes pour partager mes pratiques, mais elles resteront peut-être seulement personnelles.

     

     Il reste qu'elles participent d'une aspiration de beaucoup à catalyser l'histoire humaine dans une direction de bonheur universellement partagé. Je doute que ma voie catalytique soit bientôt suivie de façon approfondie par grand monde, car elle nécessite beaucoup d'efforts constants pour une rentabilité financière plutôt  faible, épisodique et pas garantie, donc il faut savoir se contenter de peu, et surtout du bénéfice spirituel qu'elle procure au pratiquant qui fait ce choix radical et constant.

     

     Mais je doute aussi qu'on puisse trouver qu'il existe, en ce début du 21ème siècle, une coalition plus significative dans la culture internationale que cette Horde catalytique pour la fin de l'anthropophagie. Certes, on peut découvrir sur le Net et dans les librairies et les salles urbaines des millions de poètes, de peintres, de danseurs... Internet a ouvert pour toute l'humanité qui se veut créatrice d'elle-même, et de façon quasi infinie, des possibilités de s'exprimer, c'est déjà ça, c'est une évolution historique tout à fait nécessaire. Parmi tant de voies et si peu d'écoute, ''la horde catalytique pour la fin de l'anthropophagie'' suggère de préparer, à travers son appellation même et les recherches de ses membres, le saut évolutif dans lequel l'humanité soldera ses comptes avec elle même au point d'inventer une planète plus continûment bienheureuse, si elle ne sombre pas dans le cimetière des dinosaures ou la fantasmagorie des cyborgs par un trop grand attachement à ses identités grégaires, qui sont prédatrices et suicidaires à terme de l'éco-système de la félicité de la Vie.

     

    Dominique Oriata TRON

     

    (version du texte établie de janvier à avril 2016)

     

    Ci-dessous en 2015 à Puerto Ayora, Galapagos.

     

     LES PREMIERS USAGES DE L'ADJECTIF CATALYTIQUE POUR DES ARTS ET DES ECRITURES


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