• Guillaume Apollinaire : la tête étoilée et autres poèmes

    Un oiseau chante ne sais où

    C’est je crois ton âme qui veille

    Parmi tous les soldats d’un sou

    Et l’oiseau charme mon oreille

     

    Écoute il chante tendrement

    Je ne sais pas sur quelle branche

    Et partout il va me charmant

    Nuit et jour semaine et dimanche

     

    Mais que dire de cet oiseau

    Que dire des métamorphoses

    De l’âme en chant dans l’arbrisseau

    Du coeur en ciel du ciel en roses

     

    L’oiseau des soldats c’est l’amour

    Et mon amour c’est une fille

    La rose est moins parfaite et pour

    Moi seul l’oiseau bleu s’égosille

     

    Oiseau bleu comme le coeur bleu

    De mon amour au coeur céleste

    Ton chant si doux répète-le

    À la mitrailleuse funeste

     

    Qui chaque à l’horizon et puis

    Sont-ce les astres que l’on sème

    Ainsi vont les jours et les nuits

    Amour bleu comme est le coeur même

    *

    Obus couleur de lune 

    Voici de quoi est fait le chant symphonique de l’amour

    Il y a le chant de l’amour de jadis

    Le bruit des baisers éperdus des amants illustres

    Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux

    Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions

    Le hurlement précieux de Jason

    Le chant mortel du cygne

    Et l’hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter à

    Memnon l’immobile

    Il y a le cri des Sabines au moment de l’enlèvement

    Il y a aussi les cris d’amour des félins dans les jongles

    La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales

    Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples

    Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté

     

    Il y a là le chant de tout l’amour du monde

     

    *

    Mon très cher petit Lou je t’aime

     

    Ma chère petite étoile palpitante je t’aime

    Corps délicieusement élastique je t’aime

    Vulve qui serre comme un casse-noisette je t’aime

    Sein gauche si rose et si insolent je t’aime

    Sein droit si tendrement rosé je t’aime

    Mamelon droit couleur de champagne non champagnisé je t’aime

    Mamelon gauche semblable à une bosse du front d’un petit veau 

    qui vient de naître je t’aime

    Nymphes hypertrophiées par tes attouchements fréquents je vous aime

    Fesses exquisément agiles qui se rejettent bien en arrière je vous aime

    Nombril semblable à une lune creuse et sombre je t’aime

    Toison claire comme une forêt en hiver je t’aime

    Aisselles duvetées comme un cygne naissant je vous aime

    Chute des épaules adorablement pure je t’aime

    Cuisse au galbe aussi esthétique qu’une colonne de temple antique je t’aime

    Oreilles ourlées comme de petits bijoux mexicains je vous aime

    Chevelure trempée dans le sang des amours je t’aime

    Pieds savants pieds qui se raidissent je vous aime

    Reins chevaucheurs reins puissants je vous aime

    Taille qui n’a jamais connu le corset taille souple je t’aime

    Dos merveilleusement fait et qui s’est courbé pour moi je t’aime

    Bouche Ô mes délices ô mon nectar je t’aime

    Regard unique regard-étoile je t’aime

    Mains dont j’adore les mouvements je vous aime

    Nez singulièrement aristocratique je t’aime

    Démarche onduleuse et dansante je t’aime

    Ô petit Lou je t’aime je t’aime je t’aime.

     

     

    note de Jean Pierre Pinon : En septembre, à Nice depuis le début du mois, Apollinaire rencontre Louise de Coligny-Châtillon

    le 27 septembre 1914. Il la courtise sans la vaincre et lui envoie des poèmes (Poèmes à Lou

    & Lettres à Lou).

    Le 6 décembre 1914, il arrive au 38e Régiment d'artillerie de Campagne de Nîmes. 'Lou' le rejoint

    le 7 decembre pour une semaine de passion. Les 27 et 28 mars 1915, il passe sa troisième et dernière

    permission auprès de Lou. C'est la rupture définitive mais les deux amants promettent de rester amis...

     

    ____

     

    LE POÈTE

     

    Je me souviens ce soir de ce drame indien

    Le Chariot d’Enfant un voleur y survient

    Qui pense avant de faire un trou dans la muraille

    Quelle forme il convient de donner à l’entaille

    Afin que la beauté ne perde pas ses droits

    Même au moment d’un crime

    Et nous aurions je crois

    À l’instant de périr nous poètes nous hommes

    Un souci de même ordre à la guerre où nous sommes

     

    Mais ici comme ailleurs je le sais la beauté

    N’est la plupart du temps que la simplicité

    Et combien j’en ai vu qui morts dans la tranchée

    Étaient restés debout et la tête penchée

    S’appuyant simplement contre le parapet

     

    J’en vis quatre une fois qu’un même obus frappait

    Ils restèrent longtemps ainsi morts et très crânes

    Avec l’aspect penché de quatre tours pisanes

     

    Depuis dix jours au fond d’un couloir trop étroit

    Dans les éboulements et la boue et le froid

    Parmi la chair qui souffre et dans la pourriture

    Anxieux nous gardons la route de Tahure

     

    J’ai plus que les trois coeurs des poulpes pour souffrir

    Vos coeurs sont tous en moi je sens chaque blessure

     

    Ô mes soldats souffrants ô blessés à mourir

    Cette nuit est si belle où la balle roucoule

    Tout un fleuve d’obus sur nos têtes s’écoule

    Parfois une fusée illumine la nuit

    C’est une fleur qui s’ouvre et puis s’évanouit

     

    La terre se lamente et comme une marée

    Monte le flot chantant dans mon abri de craie

    Séjour de l’insomnie incertaine maison

    De l’Alerte la Mort et la Démangeaison

    LA TRANCHÉE

     

    Ô jeunes gens je m’offre à vous comme une épouse

    Mon amour est puissant j’aime jusqu’à la mort

    Tapie au fond du sol je vous guette jalouse

    Et mon corps n’est en tout qu’un long baiser qui mord

     

    LES BALLES

     

    De nos ruches d’acier sortons à tire-d’aile

    Abeilles le butin qui sanglant emmielle

    Les doux rayons d’un jour qui toujours renouvelle

    Provient de ce jardin exquis l’humanité

    Aux fleurs d’intelligence à parfum de beauté

     

    LE POÈTE

     

    Le Christ n’est donc venu qu’en vain parmi les hommes

    Si des fleuves de sang limitent les royaumes

    Et même de l’Amour on sait la cruauté

    C’est pourquoi faut au moins penser à la Beauté

    Seule chose ici-bas qui jamais n’est mauvaise

    Elle porte cent noms dans la langue française

    Grâce Vertu Courage Honneur et ce n’est là

    Que la même Beauté

    LA FRANCE

     

    Poète honore-là

    Souci de la Beauté non souci de la Gloire

    Mais la Perfection n’est-ce pas la Victoire

     

    LE POÈTE

     

    Ô poètes des temps à venir ô chanteurs

    Je chante la beauté de toutes nos douleurs

    J’en ai saisi des traits mais vous saurez bien mieux

    Donner un sens sublime aux gestes glorieux

    Et fixer la grandeur de ces trépas pieux

     

    L’un qui détend son corps en jetant des grenades

    L’autre ardent à tirer nourrit les fusillades

    L’autre les bras ballants porte des seaux de vin

    Et le prêtre-soldat dit le secret divin

     

    J’interprète pour tous la douceur des trois notes

    Que lance un loriot canon quand tu sanglotes

     

    Qui donc saura jamais que de fois j’ai pleuré

    Ma génération sur ton trépas sacré

     

    Prends mes vers ô ma France Avenir Multitude

    Chantez ce que je chante un chant pur le prélude

    Des chants sacrés que la beauté de notre temps

    Saura vous inspirer plus purs plus éclatants

    Que ceux que je m’efforce à moduler ce soir

    En l’honneur de l’Honneur la beauté du Devoir

     

    17 décembre 1915 – pour toi mon grand-père inconnu mort des suites de cette guerre !

     

    ____

    Per te praesentit aruspex

     

     

    O mon très cher amour, toi mon œuvre et que j'aime,

    A jamais j'allumai le feu de ton regard,

    Je t'aime comme j'aime une belleœuvre d'art,

    Une noblestatue, un magique poème.

     

    Tu seras, mon aimée, un témoin de moi-même.

    Je te crée à jamais pour qu'après mon départ,

    Tu transmettes mon nom aux hommes en retard

    Toi, la vie et l'amour, ma gloire et mon emblème; 

     

    Et je suis soucieux de ta grande beauté

    Bien plus que tu ne peux toi-même en être fière:

    C'est moi qui l'ai conçue et faite toute entière.

     

    Ainsi, belle œuvre d'art, nos amours ont été

    Et seront l'ornement du ciel et de la terre,

    O toi, ma créature et ma divinité !

     

     

    ___

     

     

    Sanglots.

     

     

     

    Notre amour est réglé par les calmes étoiles

     

    Or nous savons qu'en nous beaucoup d'hommes respirent

     

    Qui vinrent de très loin et sont un sous nos fronts

     

    C'est la chanson des rêveurs

     

    Qui s'étaient arraché le coeur

     

    Et le portaient dans la main droite 

     

    Souviens-t'en cher orgueil de tous ces souvenirs

     

     

     

    Des marins qui chantaient comme des conquérants

     

    Des gouffres de Thulé, des tendres cieux d'Ophir

     

    Des malades maudits, de ceux qui fuient leur ombre

     

    Et du retour joyeux des heureux émigrants.

     

    De ce coeur il coulait du sang

     

    Et le rêveur allait pensant

     

    À sa blessure délicate 

     

    Tu ne briseras pas la chaîne de ces causes

     

    Et douloureuse et nous disait

     

    Qui sont les effets d'autres causes

     

    Mon pauvre coeur, mon coeur brisé

     

    Pareil au coeur de tous les hommes

     

    Voici nos mains que la vie fit esclaves

     

    Est mort d'amour ou c'est tout comme

     

    Est mort d'amour et le voici Ainsi vont toutes choses

     

    Arrachez donc le vôtre aussi

     

    Et rien ne sera libre jusqu'à la fin des temps

     

    Laissons tout aux morts

     

    Et cachons nos sanglots

    ____

     

    MAI

     

    Le mai le joli mai en barque sur le Rhin

    Des darnes regardaient du haut de la montagne

    Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne

    Qui donc a fait pleurer les saules riverains

     

    Or des vergers fleuris se figeaient en arrière

    Les pétales tombés des cerisiers de mai

    Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée

    Les pétales flétris sont comme ses paupières

     

    Sur le chemin du bord du fleuve lentement

    Un ours un singe un chien menés par des tziganes

    Suivaient une roulotte traînée par un âne

    Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes

    Sur un fifre lointain un air de régiment

     

    Le mai le joli mai a paré les ruines

    De lierre de vigne vierge et de rosiers

    Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers

    Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes.


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