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Sosthène
1.
Nous sommes partis
Le cœur plein des gribouillages
D'histoires de la veille
Que la pluie qui tombait
S'efforçait d'effacer.
Chemin de latérite entre nous deux, infranchissable.
L'odeur des moubins nous ouvrit la clairière
Enivrante
Avec en bordure un immense fromager,
Des pierres amoncelées comme des tombes.
La pluie battait toujours nos corps
Et les rafraîchissait
Quand elle s'accroupit et que son sexe illumina
L'herbe verte.
Nous nous sommes rencontrés
Là où le temps et l'espace
Se rejoignent, à ciel ouvert.
Longtemps après que la nuit soit tombée,
Le ciel restait rouge.
2.
Chaque matin la maison était assaillie
Percée de toutes parts de jets dorés
De cette lumière onctueuse des mois du carême
Qui pénétrait entre les lames des persiennes
Avec le chant volubile des oiseaux
Entre les parois et la tôle
Sous la porte rognée par la pluie et le sel.
Tout est maudit
Pas seulement les figuiers et les poètes
Puisque toute fin est tragique
Et que — c'est comme ça — tout a une fin
Même si nous en cherchons toujours
Et encore bêtement la raison
Depuis que nous nous sommes éloignés de l'idée,
Qui pourtant nous remplissait la paume de la main
Du même bonheur que nous procure un galet —
L'idée que nous puissions être gouvernés par le destin.
Eux, les figuiers, sont beaux et pathétiques
Dans leur élan vers la vie
Pour la retenir,
La serrer contre leur poitrine
Pour la chanter.
Et l'amour, avec le parfum
Et la profondeur de la rose
Que nous voudrions
Comme le regard de certains animaux encore
Inépuisable.
3.
Maintenant que tu respires
Que le poids de ta chair s'est allégé
Ton corps qui s'était noué comme le cep —
Réponds.
La fille morte de bon matin
S'est recroquevillée dans son linceul
Tandis que la chatte s'abandonne
Aux trois chatons nés avec la dernière lune
Qui cherchent à tâtons
Un sein.
Accueille mon exaspération
Arbre indicible accablé de ses rentes
Et qui scintille.
4.
Toute la nuit
Nous avons marché dans la rocaille
Roche sur roche, l'un sur l'autre
À nous repenter.
Une lune s'était levée tard
Qui nous avait tourmentés.
Il y avait là
Un puits de lune
Et des arbres qui suaient la lune
Éclaboussés de clartés
Vert sombre
Et ombres chatoyantes.
Tendu vers — Trop escarpé ?
Alerté
Insoutenable car
Vienne quelque chose enfin
Qui doit sourdre.
5.
Ils sont exsangues
Ils n'ont rien à raconter
Ils n'entendent pas, à quoi bon parler
Ils se dessèchent
Derrière le masque étincelant
La pourriture,
Le progrès nous a tous étriqué et la douleur,
Genoux remontés, dos raboté,
Une tombe de sel
Qui malheureusement
A toujours un bord.
Rien évidemment ne sortira de cette forge sans être
Étiré
Pas plus chien battu à verse
Ni le vieux mulet qui se laisse si docilement
Lourdes paupières baissées
Bâter.
Une femme par là-bas
S'était levée
Au beau milieu d'une algarade
Debout sur un tapis de feuilles roussies
Les deux poignets retournés — cassés
Sur les hanches
Qui lorsqu'elle s'en est allée
Eût un geste ancestral pour
Déprire sa culotte d'entre
De la fente de ses fesses.
Tout ce que le monde raconte
Est vrai
Et suffisant.
Pourtant tu veux sans cesse
Encore l'éprouver
Le fruit, comme un vieux sein
Flétri déjà
Il te faut y enfoncer le pouce
Avant de le tendre.
6.
À peine rejointes
La douceur infinie des paupières —
Deux feuilles de menthe lorsqu'elles
S'abaissent — les épaules frêles
Comme ces nuits d'avril ;
À peine rejointes
Les mains effilées et les doigts —
Caresses d'aiguilles de pins
Sous le vent.
Brusquement
Nous nous sommes retrouvés seuls
De part et d'autre du désert,
Les ailes ployées
Le regard sourd sous les cils.
Femme qui balaye les feuilles mortes
Chaque matin devant sa porte
Lèvres sèches, cheveux défaits
Invisible
Regard perdu comme une vie perdue
Sur la route qui tantôt l'a vue passer
Fleurant la fleur de campêche
La peau tendue comme baie de jujubier,
Le monde aussi est comme la douleur,
Fragmenté.
7.
Je t'embrassais,
II y avait de la terre qui remontait
Par ta bouche
Sans arrêt tu dégorgeais de la terre.
Je t'embrassais toujours.
Et tes seins qui frondaient l'air
Sous le corsage de taffetas rose
Ajouré.
Longtemps nous avons espéré ce poudroiement
Matinal
Là où nous portions nos yeux,
Une allumette qui craque
Et qui s'élève
Ardente
Derrière la scène.
Longtemps,
Depuis que cette lente mélancolie
Intarissable s'est installée
Flanquée de sonorités de tuba
Lorsque les pluies tombaient à verse
Et s'engouffraient par les gouttières.
Parfois une fraîche et joyeuse bourrasque
Faisait gicler
L'eau du prunier sur les tôles.
Alors, chaque mot tu l'as bégayé,
Nous avons ensemble ressassé chaque mot —
Comment aurions-nous pu en être insoucieux
Puisque nous savions que chacun était une promesse
Et une blessure
Qu'il nous faudrait à la fois endurer
Et restituer —
Puis, l'un sur l'autre,
Nous les avons cachés sous les roses
Dans le voisinage de poussières d'or.
Toute la démesure de la nature
Dans le figuier maudit.
8.
Peut-être les mots ne sont-ils
Que des pelles
Parfois ardentes
Qui servent à ensevelir la douleur. Sans doute
Avons-nous offensé le messager
Venu pour nous délier ta langue.
Et tandis que
Là il s'élance vers la lumière
En l'enlaçant et en l'étreignant,
Lui, abaisse les cils
Consentant : d'être sous ce destin,
En lui, de sombrer.
Il n'y a guère que les oiseaux
Qui ont ces gestes qui nous vont droit
Au cœur
Lorsqu'ils volent dans le sel gemme
Et disparaissent silencieux
Entre la frange obscure
Et la lumière,
S'efforçant de leurs ailes d'éventer
L'insondable conjuration.
Et aussi bien, nous
Avec eux, devons nous contenter
De la suave et ineffable splendeur
D'un mèsi, délivré
Et dissipé dans l'instant.
9.
Mais de l'amour
Plus que de tout autre chose,
Nous voulons être assurés
Autant, si cela se peut, que de l'existence
Et de la vérité. Ô combien alors
En pareil cas désapprenons-nous vite
À être pleinement comblés
Par une pure présence,
À nous laisser aller dans l'extase !
Comme le désir qui saisit soudain
Remplit le corps de frémissements
Et bientôt tout entier le prend
Au travers d'une pièce de figues
Parmi les troncs vigoureux et lustrés
Les tiges noueuses et les lourdes grappes des fruits
Au bout desquelles la grosse fleur conique
Violacée et pulpeuse doucement abaisse
Vers le sol un sexe mirifique.
Or ce pur élan bientôt nous le voyons
Contrarié.
Et là où il y avait un regard
Qui nous enveloppait et nous rafraîchissait
II y a à présent un œil
Qui fouille au fond d'un gouffre parmi
Les nombreux édifices que la mémoire a bâti
En empilant l'un sur l'autre
Les images et les mots.
10.
Le diable a pris le monde
Et l'illumine ;
Nous avons atteint au bonheur : juste
Une équation.
Monte à présent l'odieux bruit
Des onomatopées
(Les gens font comme ça : A - A,
voix d'infinie compassion conjuguée
À un corps dont les affinités
Chimiques sont satisfaites.
Un art
Très phonétique).
Des escargots envahissent nos maisons
Tapissent les murs bavent
Sur nos écrans — nos écrans ! —
Il faut débonder, répandre le sel
Dans les cours qui puent l'urine.
Puisque nous ne savons rien,
Maintenant que nous nous rapprochons du soleil
Tu peux venir là à présent
Vêtue de ta robe rouge
Chaussée des escarpins festonnés d'or ;
Si tu tombes dans le vide
Je garde tes mains
Entre mes mains.
Ce poème « Sosthène » de Monchoachi est extrait de son recueil L'Espère-geste, publié à Sens (France) aux éditions Obsidiane (2002), pages 79-90.
*
La Danse au lieu vide
1.
Ce sera hors ce lieu
— Flétris, flagellés —
Ce sera hors ce lieu où nous sommes
Reclus — Caparaçonnés de savoir
Vitrifiés —
Mais par dessus le mur carié
(Louvri baryè, Ouvre pour nous ! )
L'office inattendu.
Laisse ça nous mener un côté.
2.
Infigurée
Comme ça est-elle
La chose
Ni corps ni esprit
Une seule bacchanale
Dans un langage mêlé
Elle dit
Tout une seule fois tout à la fois
Laisse ça nous dire
Laisse ça parler pour nous.
3.
Derrière le nom qui nous nomme
Et que nous renions
Nous tournons dans les airs
Derrière te corps que nous portons
Et rêvons d'échapper
Pièce côté.
Flamme qui danse
Dans ton envers et que
Les yeux fermés, tu meurs
Là même d'étreindre.
4.
Sans mère nous tournons
Derrière le corps que nous portons
Ensemble-ensemble confondus
Nous roulons dans l'abîme
Laissant l'air
Lui donnant l'air pour qu'elle
Paraisse elle même
La chose même
Qu'elle parle pour son corps
Et annonce elle-même
Qui ou Quoi elle est.
5.
Couverts de sueur
Et de poussière de terre
Reconvertis
Nous tournons dans les aires
Bandeau de coton blanc
Echarpé sur la tête.
Quelque chose tremble, une certaine
Clarté, quand le dieu tombe
D'un coup nous saisit :
Virer la caye – faire retour
Dans la demeure ténébreuse.
6.
Comment chevauchés
(Lespri-a pran nou !)
Nous menons la ronde au lieu vide
Montant en l'air le corps
En même
Tout entier contr'étrécis
Dévastés, le regard inaltérable
Chantant
Aveugles désormais...
7.
...Délivré
Un même chant inépuisé
Tout en aspergeant le sol
Et puis la même boisson
Qui dévale le corps
— Du feu, di'ectement —
L'ayant secoué
Une fois d'abord tout partout
En la bouche, toussant
À n'en plus finir, la tête prise
Enfumée.
8.
Pas plus, et ce fût
À chaque passage dans
La battue de la paupière —
Ainsi est-elle comme ça
La tête enrubannée, presqu'
Évanescente, traçant
Trois fois trois
Croix
Inexplicablement
Et tout le long du mur
Des voix bleues
Des amers
Puis la paume comme ça
Tournée comme ça
En l'air —
La mesure,
Plus haut.
9.
Deux pierres sur une grosse
Souche creuse
Des voix sourdes et cassées
Des corps barbouillés
Maigres et ridés
Tout du long — Et
Le sang à terre lorsque
La lune a éclipsé.
Trois fois trois
Croix
Et des voix bleues
Tout le long du mur
Des amers.
10.
À plus, encore un peu :
Car le monde n'est pas
Cela qu'on nomme
Une chose qu'on nomme puis
L'autre, qu'ainsi on tient
À distance, empêché.
Mais quand la langue l'appelle
Et le crie
Comme un sein qui s'ouvre
II nous ravît
Nous passons à l'autre bord
Quelque chose là commence à
Profonder.
*
La beauté noire
Et là ils sont dans les nuages
Errent les enfants
comme cheins fous au gré des vents
dans les tourbillons et les turbulences du vent
Sans rame, sans voile, sans barre, sans mire
Seuls amers les constellations d'étoiles
Seuls paysages
des nuages la teinture fugace.
Lors le criquet divinò poussa sa délirante stridente
Nuages percés vers le bas
tombées les eaux du ciel en-bas
et au dessus du trou
nimbés d'un vert guère comme les nuages
raides penchés ils virent :
Un la-chai' délectable, ils virent
(Pas une chair, un la-chai, entendez-le, un sacré la-chai', ouaille !)
Splendeur insoupçonnée en-bas là
Fèves et miel,
Piments et boissons enivrantes
Et des oiseaux oranges dans l'air vert
Et des oiseaux rouges, et des oiseaux diaprés
Et des poissons misant leurs belles lumières
dans les cavernes de la mer
Et des poissons rares
Avec les belles arêtes qui font les belles parures
Et des fleurs, doux-Jésis !
Des fleurs comme tellement les enfants
Ne peuvent en voir sans laisser éclater leur joie
Sans lasser les cueillir
Les tresser et les offrir
Des néfliers, des baumes camphrés
Des amarantes roses
Des fuchsias-montagne aux pétales laineux
Des bégonias, des grappes drues d'amanoa
Et ils crièrent et dansèrent de joie
Et on les envoya demeurer sur terre
On les chassa avec des bourrades
Pour qu'ils ne reviennent pas mélanger les lignages
Et l'un derrière l'autre à la file ils coulissent vers le sol
Et là ils foulent,
Ils pressent la terre en ses teintures
dégraisseurs d'étoffes en leurs teintures
Et les oppresse là-même
Là même tout aussitôt les oppresse la beauté noire.
*
La fille à la calebasse
« Puis avons tous bu, puisant dans la coupe
Avec nos mains ou un coquillage,
Suçant des cailloux ou des os,
Les serrant ensuite à notre cœur pour nous rendre forts.
Avons gardé la médecine forte et amère
dans nos bouches
Avons pris un morceau d'argile »
Lui, parle de la sorte : « Écoute mes paroles.
Ne mange pas seul à tes repas, mais fais venir des gens
Et partage ce que tu as »
(Conmèce grand-moun longtemps).
Alors quand vient un homme pieds nus
Quand vient surgir un homme qui marche,
Quand vient paraître un homme
couvert rhades piècetés
Sur la tête chapeau paille en filangue,
chapeau noir de fumée et de crasse,
noir de la patine
noir des concrétions
Alors ils baissent leur corps jusque terre
alors ils flétrissent leur corps
S'inclinent et se rabaissent
alors devant lui ils mangent la terre
donnent un beau à ses pieds nus
Puis mettant leur corps debout,
passent à son cou colliers
guirlandes de fleurs
colliers d'hélianthes et de magnolias,
colliers plusieurs rangées
colliers nattés
colliers en plumes tressées
Le couvrent ainsi de fleurs
le couronnent de fleurs
Et les femmes arrachent leurs parures pour l'en vêtir
Garnissent ses doigts de bagues
Ornent ses oreilles
Lissent ses cheveux et les embaument
Et elles crient, elles s'écrient, elles s'exclament, elles s'étonnent
Elles s'émerveillent, elles restent bèbè
Et, parmi, y' en a un qui dit en chantant : « Sois le bienvenu, frère.
Viens manger un peu, puisque tu es passé devant notre maison
et que tu as faim,
Assurément tu dois manger.
Restez ici, assise vot' corps
pose vot' sang »
Et on lui donne à manger,
on lui porte à manger toutes qualtés :
Paniers gâteaux galettes manioc galettes maïs
bol sang caillé bouc
Toutes sortes viandes : dindes et zoeufs dindes poules cabrites
Toutes sortes fruits : sapotilles jaunes prines, griyaves
figues-pommes jujubes caroubes
Et à boire bons rafraichis sirop l'orgeat
Sirop l'anis laloë.
Et il mange puis il se lave les doigts.
Et disant qu'il a bien mangé, il dit comme ça :
« J'ai bien mangé, frère. Je désire me préparer à partir. »
Et on lui répond : « Va sans crainte, frère. Tu es venu chez nous
j'ai honte de la nourriture que je t'ai donnée. »
Et un à un, tous viennent le saluer tour à tour
les vieillards les premiers,
viennent au devant de lui,
viennent le voir
les vieillards douvant-douvant
Tous devant lui placent leurs corps rangés
Devant lui frottent leurs lèvres de farine
Et ils soufflent trois fois vers l'Est.
Et ils lui demandent de discourir
Faire un causement tout simplement,
un laudience
« Tout simplement voyez et envoyez »
Et il dit, il déclare, il indique, il raconte,
il dépose en leur cœur
Un petit maintenant un petit message
Une petite offrande une petite fumée
« Quoi que ce soit, de quelque façon que ce soit,
nous en serons émerveillés »
« …ET ELLE TOMBA BLIP À TERRE SUR LE DOS, SON CORPS GONFLA LA-MÊME
ET DE SES SEINS SORTIRENT DES COURS D'EAU QUI FORMÈRENT UN LAC ».
Et après ça, ils vont pour dire, ils parlent pour lui dire,
ils disent
ils veulent l'entendre
tout simplement,
seulement écouter le bruit de sa voix
tout simplement,
une petite fleur de montagne un petit oiseau bleu
une petite rosée
« Quoi que ce soit, de quelque façon que ce soit,
nous en serons émerveillés »
« …ET IL OTA LES HUIT CORDES DE JONC QUI COUVRAIENT SA POITRINE
ET IL PRIT LA FORME D'UN POISSON POUR S'INTRODUIRE DANS LA CALEBASSE
QUE LA JEUNE FILLE REMPLISSAIT D'EAU À LA RIVIÈRE »,
Il dit, il raconte, il dépose en leur cœur.
Ainsi l'offrande dispose la parole,
Et la parole est offrande portée dans le ventre fertile
comme telle la vie naissante
Portée devant ce qui est devant
et jetée bouler à côté craps
comme un coute zos monté
Et l'on donne à manger aux mendiants
Comme on donne à manger aux dieux.
*
Ces deux poèmes de Monchoachi, « La beauté noire » et « La fille à la calebasse » sont extraits du recueil Lémistè, publié à Bussy-le-Repos (France) chez Obsidiane en 2012. « La beauté noire » est tirée de la partie « Les Voluptés » (pages 129 à 132) et « La fille à la calebasse » de la partie « Les pieds poudrés » (pages 129 à 132).
© 2013 Monchoachi