Mes frères
En dépit de mes cheveux blonds
Je suis Asiatique.
En dépit de mes yeux bleus
Je suis Africain.
Chez moi, là-bas, les arbres n’ont pas d’ombre à leur pied
Tout comme les vôtres, là-bas.
Chez moi, là-bas, le pain quotidien est dans la gueule du lion.
Et les dragons sont couchés devant les fontaines
Et l’on meurt chez moi avant la cinquantaine
Tout comme chez vous là-bas.
En dépit de mes cheveux blonds
Je suis Asiatique.
En dépit de mes yeux bleus
Je suis Africain.
Quatre-vingts pour cent des miens ne savent ni lire ni écrire
Et cheminant de bouche en bouche les poèmes deviennent chansons.
Là-bas, chez moi, les poèmes deviennent drapeaux
Tout comme chez vous, là-bas.
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Berceuse
Dors ma belle, dors
Des jardins je t'apporte à l'instant le sommeil
Ah ! dans tes yeux marrons que sont vertes les treilles
Dors ma belle, dors
dors en souriant aux anges,
do, do.
Dors ma belle, dors
De la mer je t'apporte à l'instant le sommeil
Un sommeil vaste et frais, léger comme une abeille
Dors ma belle, dors
sous les voiles gonflées de vent,
do, do.
Dors ma belle, dors
Des astres je t'apporte à l'instant le sommeil
Un sommeil d'un bleu sombre à du velours pareil
Dors ma belle, dors
car à ton chevet mon cœur veille,
do, do.
Nazim Hikmet
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Sur la vie.
Source "Nazim Hikmet Anthologie poétique" éditions TEMPS ACTUELS
traduit par Hasan Gureh
La vie n'est pas une plaisanterie
Tu la prendras au sérieux,
Comme le fait un écureuil, par exemple,
Sans rien attendre du dehors et d'au-delà
Tu n'auras rien d'autre à faire que de vivre.
La vie n'est pas une plaisanterie,
Tu la prendras au sérieux,
Mais au sérieux à tel point,
Qu'adossé au mur, par exemple, les mains liées
Ou dans un laboratoire
En chemise blanche avec de grandes lunettes,
Tu mourras pour que vivent les hommes,
Les hommes dont tu n'auras même pas vu le visage,
Et tu mourras tout en sachant
Que rien n'est plus beau, que rien n'est plus vrai que la vie.
Tu la prendras au sérieux
Mais au sérieux à tel point
Qu'à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des oliviers
Non pas pour qu'ils restent à tes enfants
Mais parce que tu ne croiras pas à la mort
Tout en la redoutant
mais parce que la vie pèsera plus lourd dans la balance
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GLOBE
Offrons le globe aux enfants.
Offrons le globe aux enfants, au moins pour une journée.
Donnons-leur afin qu’ils en jouent comme d’un ballon multicolore
Pour qu’ils jouent en chantant parmi les étoiles.
Offrons le globe aux enfants,
Donnons-leur comme une pomme énorme,
Comme une boule de pain tout chaude,
Qu’une journée au moins ils puissent manger à leur faim.
Offrons le globe aux enfants,
Qu’une journée au moins le globe apprenne la camaraderie,
Les enfants prendront de nos mains le globe
Ils y planteront des arbres immortels.
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IL NEIGE DANS LA NUIT...
Extrait.
Cela fait cent ans
que je n’ai pas vu ton visage
que je n’ai pas passé mon bras
autour de ta taille
que je ne vois plus mon visage dans tes yeux
cela fait cent ans que je ne pose plus de question
à la lumière de ton esprit
que je n’ai pas touché à la chaleur de ton ventre.
Cela fait cent ans
qu’une femme m’attend
dans une ville.
Nous étions perchés sur la même branche,
sur la même branche
nous en sommes tombés, nous nous sommes quittés
entre nous tout un siècle
dans le temps et dans l’espace.
Cela fait cent ans que dans la pénombre
je cours derrière toi.
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Traître à la Patrie
Näzım Hikmet est traître à la patrie,
et il continue.
“Nous sommes la demi-colonie de l’impérialisme capitaliste, dit Nâzım Hikmet.
Näzım Hikmet est traître à la patrie,
et il continue.”
Voilà ce qu’on lit dans un journal d’Ankara,
Sur trois colonnes,
en caractères bien noirs et gras,
dans un journal d’Ankara,
à côté d’une photo de l’amiral Williamson
qui rit jusqu’aux oreilles,
sur 66 centimètres carrés.
L’impérialisme de l’amiral capitaliste a fait
À notre budget un don de 120 millions de livres.
Oui, 120 millions de livres.
“Nous sommes une demi-colonie de
L’impérialisme capitaliste, dit Hikmet.
Näzım Hikmet est traître à la patrie,
et il continue.”
Oui, je suis traître à cette patrie
Si vous, vous êtes patriotes,
Si vous êtes protecteurs de ce pays,
Alors moi, je suis traître à ce faux pays,
Je suis traître à cette fausse patrie.
Si la patrie, ce sont vos fermages,
Si la patrie, c’est ce qu’il y a dans vos caisses
et dans vos carnets de chèques,
Si la patrie, c’est crever de faim au bord des routes, si la patrie, c’est trembler de froid,
dehors, comme un chien,
Et en été se tordre de paludisme,
Si c’est pomper notre sang
versé dans vos usines, la patrie,
Si la patrie, ce sont les griffes
de vos grands propriétaires terriens,
Si la patrie, ce sont les livres religieux
armés de lances, les matraques des policiers,
si ce sont vos rémunérations et vos traitements, la patrie, si ce sont les bases militaires,
les bombes atomiques, la patrie,
les canons des flottes capitalistes,
si la patrie, ce n’est pas nous délivrer
de ces ténèbres putrescentes,
alors moi je suis traître à la patrie.
Ecrivez sur trois colonnes en caractères bien noirs et gras:
“Nâzım Hikmet est traître à la patrie,
et il continue.”
Vatan Haini
Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor
hâlâ.
“Kapitalist emperyaliszminin yarı sömürgesiyiz,
dedi Hikmet.
Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor
hâlâ.”
Bir Ankara gazetesinde çıktı bunlar,
üç sütun üstüne,
kapkara haykıran puntolarla,
bir Ankara gazetesinde,
fotoğrafıında
Amiral Vilyamson’un
66 santimetre karede gülÿor,
ağzı kulaklarıinda,
kapitalist amirali emperatorluk,
bütçemize 120 milyon lira hibe etti,
120 miliyon lira.
“Kapitalist emperyalizminin yarı sömürgesiyiz,
dedi Hikmet.
Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor
hâlâ.”
Evet, sahte vatanın hainiyim,
siz sahte vatanperverseniz,
sahte yurtseverseniz,
ben tuzak olduğunun yurdun hainiyim,
ben sahte vatanın hainiyim.
Vatan çiftliklerinizse, kasalarınızın
ve çek defterlerinizin içindekilerse vatan,
Vatan, şose boylarında gebermekse açlıktan,
Vatan, soğukta it gibi titremek ve
sıtmadan kıvranmaksa yazın,
fabrikalarınızda al kanımızı içmekse vatan,
Vatan tırnaklarıysa ağalarınızın,
Vatan, mızraklı ilmûhalse,
vatan, polis copuysa,
Ödeneklerinizse, maaşlarınızsa vatan,
Vatan, asker üsleri, atom bombaları,
Kapitalist donanması topuysa,
Vatan, kurtulmamaksa kokmuş karanlığımızdan,
Ben vatan hainiyim.
Yazın üç sütun üstüne kapkara haykıran
puntolarla:
“Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor
hâlâ. “
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ARBRE
J'ai un arbre en moi.
J'ai un arbre en moi
Dont j'ai rapporté le plan du soleil
Poissons de feu ses feuilles se balancent
Ses fruits tels des oiseaux gazouillent
Les voyageurs depuis longtemps sont
Descendus de leur fusée
Sur l'étoile qui est en moi
Ils parlent ce langage entendu dans mes rêves
Ni ordres, ni vantardises, ni prières.
J'ai une route blanche en moi
Y passent les fourmis avec les grains de blé
Les camions pleins de cris de fête
Mais cette route est interdite aux corbillards.
Le temps reste immobile en moi,
Comme une odorante rose rouge,
Que l'on soit vendredi et demain samedi
Que soit passé beaucoup de moi, qu'il en reste peu ou prou
Je m'en fous !
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