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    Bertold Brecht  : Nos défaites ne prouvent rien

     

     

    Quand ceux qui luttent contre l’injustice

    Montrent leurs visages meurtris

    Grande est l’impatience de ceux

    Qui vivent en sécurité.

     

    De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils

    Vous avez lutté contre l’injustice !

    C’est elle qui a eu le dessus,

    Alors taisez-vous

     

    Qui lutte doit savoir perdre !

    Qui cherche querelle s’expose au danger !

    Qui professe la violence

    N’a pas le droit d’accuser la violence !

     

    Ah ! Mes amis

    Vous qui êtes à l’abri

    Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous

    Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?

     

    Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus

    L’injustice passera-t-elle pour justice ?

    Nos défaites, voyez-vous,

    Ne prouvent rien, sinon

    Que nous sommes trop peu nombreux

    À lutter contre l’infamie,

    Et nous attendons de ceux qui regardent

    Qu’ils éprouvent au moins quelque honte.

     

    *

    poème aux jeunes.

    Je vécus dans les villes au temps des désordres et de la famine
    Je vécus parmi les hommes au temps de la révolte
    Et je m’insurgeais avec eux
    Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
    Je mangeais en pleine bataille
    Je me couchais parmi des assassins
    Négligemment je faisais l’amour et je dédaignais la nature
    Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
    De mon temps les rues conduisaient aux marécages
    La parole me livra aux bourreaux
    J’étais bien faible mais je gênais les puissants
    Ou du moins je le crus
    Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
    Les forces étaient comptées
    Le but se trouvait bien loin il était visible pourtant
    Mais je ne pouvais pas en approcher
    Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
    Vous qui surgirez du torrent où nous nous sommes noyés
    Songez quand vous parlez de nos faiblesses
    A la sombre époque dont vous êtes sortis
    Nous traversions les luttes de classes
    Changeant de pays plus souvent que de souliers
    Désespérés que la révolte ne mît pas fin à l’injustice
    Nous le savons bien
    La haine de la misère creuse les rides
    La colère de l’injustice rend la voix rauque
    Ô nous qui voulions préparer le terrain de l’amitié
    Nous ne sûmes pas devenir des amis
    Mais vous quand l’heure viendra où l’homme aide l’homme
    Pensez à nous avec indulgence
    Pour ceux qui souhaitent la version intégrale :
    A ceux qui viendront après nous.
    I
    Vraiment, je vis en de sombre temps ! Un langage sans malice est signe De sottise, un front lisse D’insensibilité. Celui qui rit N’a pas encore reçu la terrible nouvelle.
    Que sont donc ces temps, où Parler des arbres est presque un crime Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue N’est-il donc plus accessible à ses amis Qui sont dans la détresse ?
    C’est vrai : je gagne encore de quoi vivre. Mais croyez-moi : c’est pur hasard. Manger à ma faim, Rien de ce que je fais ne m’en donne le droit. Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)
    On me dit : mange, toi, et bois ! Sois heureux d’avoir ce que tu as ! Mais comment puis-je manger et boire, alors Que j’enlève ce que je mange à l’affamé, Que mon verre d’eau manque à celui qui meurt de soif ? Et pourtant je mange et je bois.
    J’aimerais aussi être un sage. Dans les livres anciens il est dit ce qu’est la sagesse : Se tenir à l’écart des querelles du monde Et sans crainte passer son peu de temps sur terre. Aller son chemin sans violence Rendre le bien pour le mal Ne pas satisfaire ses désirs mais les oublier Est aussi tenu pour sage. Tout cela m’est impossible : Vraiment, je vis en de sombre temps !
    II
    Je vins dans les villes au temps du désordre Quand la famine y régnait. Je vins parmi les hommes au temps de l’émeute Et je m’insurgeai avec eux. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
    Mon pain, je le mangeais entre les batailles, Pour dormir je m’étendais parmi les assassins. L’amour, je m’y adonnais sans plus d’égards Et devant la nature j’étais sans indulgence. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
    De mon temps, les rues menaient au marécage. Le langage me dénonçait au bourreau. Je n’avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtres Etait sans moi plus assuré, du moins je l’espérais. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
    Les forces étaient limitées. Le but Restait dans le lointain. Nettement visible, bien que pour moi Presque hors d’atteinte. Ainsi se passa le temps Qui me fut donné sur terre.
    III
    Vous, qui émergerez du flot Où nous avons sombré Pensez Quand vous parlez de nos faiblesses Au sombre temps aussi Dont vous êtes saufs.
    Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers, A travers les guerres de classes, désespérés Là où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
    Nous le savons : La haine contre la bassesse, elle aussi Tord les traits. La colère contre l’injustice Rend rauque la voix. Hélas, nous Qui voulions préparer le terrain à l’amitié Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.
    Mais vous, quand le temps sera venu Où l’homme aide l’homme, Pensez à nous Avec indulgence.

    .
    .

    Poème sur une jeune noyée

    Lorsqu’elle fut noyée et dériva
    De ruisseaux en plus grandes rivières
    L’opale du ciel prit un ton étrange
    Comme s’il devait apaiser le cadavre.

    Varech et algues s’enroulèrent à elle
    Et peu à peu elle s’alourdit
    Les poissons glacés glissaient près de sa jambe
    Plantes et animaux alourdirent encore son dernier voyage.

    Et le soir, le ciel s’assombrit comme de la fumée
    Et la nuit, il tint avec les étoiles, la lumière en échec.
    La clarté toutefois se fit tôt, afin
    Que pour elle aussi il y ait un matin et un soir.

    Lorsque son corps pâle fut pourri dans l’eau
    Il arriva (cela se fit lentement) que Dieu l’oublia peu à peu
    Tout d’abord son visage, puis les mains et enfin sa chevelure.
    Alors elle devint charogne parmi les charognes des rivières.

    .
    .

    L’heure n’est pas à la poésie

    Je sais bien: On n’aime que
    Les gens heureux. Leur voix
    Nous plaît. Leur visage est beau.

    L’arbre étiolé de la cour
    Dénonce l’aridité du sol, mais
    Les passants le traitent d’estropié
    A juste titre.

    Je ne vois
    Ni les bateaux verts ni les joyeuses voiles du Sund. De tout cela
    Je ne vois que le filet déchiré des pêcheurs.
    Pourquoi ne parlé-je que
    De la quadragénaire qui chemine le dos voûté?

    Les seins des jeunes filles
    Sont chauds comme aux temps passés.

    Une rime dans ma chanson
    Me semblerait presque être une insolence.

    En moi s’affrontent
    L’enthousiasme à la vue du pommier en fleurs
    Et l’effroi lorsque j’entends les discours du barbouilleur.*
    Mais seul le second
    Me pousse à ma table de travail.

    —-

    (*Brecht aimait utiliser ce sobriquet pour désigner Hitler qui voulait devenir peintre en suivant l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne.)

    .
    .

    ELOGE DE LA DIALECTIQUE

    L’injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.
    Les oppresseurs dressent leurs plans pour dix mille ans.
    La force affirme: les choses resteront ce qu’elles sont.
    Pas une voix, hormis la voix de ceux qui règnent,
    Et sur tous les marchés l’exploitation proclame: c’est maintenant que je commence.
    Mais chez les opprimés beaucoup disent maintenant :
    Ce que nous voulons ne viendra jamais.

    Celui qui vit encore ne doit pas dire : jamais!
    Ce qui est assuré n’est pas sûr.
    Les choses ne restent pas ce qu’elles sont.
    Quand ceux qui règnent auront parlé,
    Ceux sur qui ils régnaient parleront.
    Qui donc ose dire: jamais ?
    De qui dépend que l’oppression demeure? De nous.
    De qui dépend qu’elle soit brisée? De nous.
    Celui qui s’écroule abattu, qu’il se dresse!
    Celui qui est perdu, qu’il lutte !
    Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir?
    Les vaincus d’aujourd’hui sont demain les vainqueurs
    Et jamais devient: aujourd’hui.

    (traduction Maurice Regnaut)

    .
    .

    On dit que tu ne veux plus travailler avec nous

    Tu ne veux plus travailler avec nous, nous dit-on.
    Tu es fourbu, tu ne peux plus te traîner.
    Tu es trop las.
    Tu es au bout de ton rouleau.
    On ne saurait exiger de toi encore quelque action.

    Sache-le donc :
    Nous l’exigeons.

    Si tu es las, si tu t’endors
    Personne ne viendra t’éveiller et te dire :
    Debout le repas est prêt.
    Pourquoi le repas serait-il prêt?
    Si tu ne peux plus te traîner
    Tu resteras couché. Personne
    N’ira te chercher et te dire :
    Une révolution a eu lieu. Les usines
    T’attendent.
    Pourquoi y aurait-il eu une révolution?
    Quand tu mourras, on te mettra en terre
    Que ta mort soit ta faute ou non.

    Tu dis:
    J’ai trop lutté et je ne peux plus me battre.
    Ecoute:
    Si tu ne peux plus lutter, tu périras
    Que ce soit ta faute ou non.

    Tu dis: j’ai trop longtemps vécu d’espoir, je ne suis
    plus capable d’espérer.
    Et qu’espérais-tu donc?
    Que la lutte serait facile?

    Ce n’est pas le cas.
    Notre situation est pire que ce que tu croyais.

    Voici notre situation:
    A moins d’accomplir des actions surhumaines
    Nous sommes perdus.
    A moins de pouvoir faire ce que nul ne peut exiger
    Nous périrons.
    Nos ennemis attendent le moment
    Où nous laisserons tomber les bras.

    Plus le combat est acharné
    Et plus las sont les combattants.
    Les combattants trop las perdront cette bataille

    (Traduction Gilbert Badia et Claude Duchet)

    .
    .

    LA CROISADE DES ENFANTS 1939

    En l’an trente-neuf, en Pologne,
    Il y eut un combat d’enfer
    Qui de nombreux hameaux et villes
    Ne laissa plus rien qu’un désert.

    La soeur alors perdit le frêre,
    La femme le mari ; I’enfant,
    Entre les flammes et les ruines,
    Ne retrouva plus les parents.

    Plus rien n’est venu de Pologne,
    Rien au courrier, rien au journal.
    Mais il court une étrange histoire
    Dans tout le monde oriental.

    C’était à l’Est, un soir de neige,
    Dans une ville on raconta
    De quelle manière, en Pologne,
    Une croisade commença.

    A petits pas, par maigres troupes,
    Des enfants affamés allaient,
    Rencontrant dans les bourgs en ruines
    D’autres enfants qu’ils emmenaient.

    lls voulaient fuir, fuir ces batailles,
    Ce cauchemar, fuir à jamais,
    Ils voulaient un beau jour atteindre
    Un pays où règne la paix.

    Un jeune chef marchait en tête,
    Ce qui leur donnait de l’entrain.
    Mais grande était son inquiétude :
    Quel chemin ? Il n’en savait rien.

    Une enfant de onze ans traînait
    Un de quatre ans, mais elle avait
    Tout d’une véritable mère,
    Seul manquait un pays en paix.

    Un petit Juif était du nombre,
    Il portait un col de velours,
    Toujours nourri de pain très blanc,
    Il tenait bon au long des jours.

    Du nombre aussi étaient deux frères,
    Tous deux stratèges de génie,
    Ils forçaient des cabanes vides,
    Seule les en chassait la pluie.

    Et dans la campagne, à l’écart,
    Marchait un malingre au teint gris.
    Il venait, tare épouvantable,
    D’une ambassade des nazis.

    Un jeune musicien trouva,
    Au fond d’un magasin détruit,
    Un tambour, mais qu’il ne put battre,
    Car le bruit les aurait trahis.

    Et les accompagnait un chien,
    Pour le tuer on l’avait pris,
    A présent fallait le nourrir,
    Nul n’ayant pu prendre sur lui.

    Il y eut un maître d’école,
    Un élève qui s’appliquait,
    Qui sur la carcasse d’un tank
    Ecrivit presque le mot paix.

    Il y eut aussi un concert.
    Un torrent faisait tel fracas
    Qu’au bord on put battre tambour,
    Sans que personne entende, hélas.

    Il y eut aussi un amour.
    Elle douze ans, lui trois de mieux.
    Au milieu d’une ferme en ruines,
    Elle lui peigna les cheveux.

    Mais cet amour ne put survivre,
    Il vint des froids beaucoup trop grands :
    Comment pourrait fleurir la plante
    Sur qui la neige tombe tant ?

    Il y eut aussi une guerre,
    Car une autre bande existait,
    Guerre qui prit fin simplement,
    Puisque rien ne la motivait.

    On se battait autour des ruines
    De la maison d’un garde-voie,
    L’un des partis vit que ses vivres
    Avaient fondu sans qu’il le voie.

    A peine eut-il appris la chose,
    L’autre parti leur fit porter
    Un plein sac de pommes de terre,
    Car ventre creux ne peut lutter.

    Il y eut même un tribunal,
    Par deux cierges illuminé,
    L’audience n’alla pas sans mal,
    Le juge enfin fut condamné.

    D’un garçon au col de velours,
    Se déroula l’enterrement
    Et dans la terre le portèrent
    Deux Polonais, deux Allemands.

    Nazi, protestant, catholique,
    Tous étaient là et pour finir
    Parla un jeune communiste,
    Des vivants, de leur avenir.

    Foi, espoir, rien ne leur manquait,
    Que la viande et le pain. Celui
    Qui veut les accuser de vol
    Leur a-t-il offert un abri ?

    Et n’accusez pas l’homme pauvre
    Qui ne les a point invités :
    Pour cinquante il faut abondance
    De farine et non de bonté.

    Quand ils sont deux, ou trois encore,
    On les accueille volontiers,
    Mais devant un nombre pareil,
    On referme sa porte à clé.

    De la farine, ils en trouvèrent
    Dans les décombres d’une ferme.
    Une enfant mit un tablier,
    Durant sept heures pétrit ferme,

    La pâte fut bien travaillée,
    Le bois pour le feu bien fendu,
    Pas une miche ne leva,
    Cuire le pain, nul n’avait su.

    Ils se dirigeaient vers le Sud.
    Le Sud, c’est quand il est midi
    L’endroit où le soleil se trouve,
    On marche alors tout droit sur lui.

    Il y eut un soldat blessé
    Qu’ils trouvèrent sous un sapin.
    Pendant sept jours ils le soignèrent
    Pour qu’il leur montre le chemin.

    Puis il leur dit: Vers Bilgoray
    Mais tant de fièvre le fit taire,
    Au huitième jour il mourut
    Et lui aussi ils l’enterrèrent.

    Et les poteaux indicateurs,
    Ceux qui restaient étaient couverts
    De neige et n’indiquaient plus rien :
    Tous étaient tournés à l’envers.

    Ce n’était pas plaisanterie,
    C’était pour raisons militaires.
    Mais eux qui cherchaient Bilgoray,
    En vain, en vain ils le cherchèrent.

    Ils étaient là, autour du chef.
    Loin dans la neige il regarda,
    Puis tendit sa petite main
    Et dit: Ça doit être là-bas.

    Une fois, dans la nuit, ils virent
    Un feu et partirent ailleurs.
    Une fois passèrent trois tanks
    Et des soldats à l’intérieur.

    Une fois ce fut une ville
    Qui leur fit faire un long détour.
    Tant qu’ils eurent la ville en vue,
    Ils ne marchèrent pas de jour.

    Au sud de l’ancienne Pologne,
    Dans le vent de neige et le froid,
    On a vu les cinquante-cinq
    Pour la dernière fois.

    Quand je ferme les yeux,
    Je les vois qui cheminent
    Des ruines d’un hameau
    Vers un hameau en ruines.

    Je vois au-dessus d’eux, là-haut dans les nuages,
    Des cortèges nouveaux, des cortèges sans fin !
    Avançant avec peine au milieu des vents froids,
    Ceux qui sont sans patrie et qui vont sans chemin,

    Qui cherchent le pays en paix,
    Sans tonnerre, sans incendie,
    Tout autre que ceux d’où ils viennent,
    Leur cortège grandit, grandit,

    Et bientôt dans le crépuscule
    Il ne reste plus identique :
    Je vois d’autres petits visages,
    Espagnols, français, asiatiques !

    En Pologne, ce janvier-là,
    Fut trouvé un chien vagabond
    Qui promenait à son cou maigre
    Une pancarte de carton.

    Sur elle était écrit: A l’aide !
    Nous ne savons plus le chemin
    Et nous sommes cinquante-cinq.
    Vous n’avez qu’à suivre le chien.

    Si vous ne pouvez pas venir,
    Chassez-le.
    Ne tirez pas sur lui,
    Lui seul connait le lieu.

    C’était écrit par un enfant.
    Des paysans l’ont lu.
    Une année et demie est passée à présent.
    Le chien est mort de faim.

    Bertolt Brecht, poèmes


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    NÂZIM HIKMET : Mes frères et autres poèmes

     

     

    Mes frères

     

     

     

     

     

    En dépit de mes cheveux blonds

     

     

    Je suis Asiatique.

     

    En dépit de mes yeux bleus

     

    Je suis Africain.

     

    Chez moi, là-bas, les arbres n’ont pas d’ombre à leur pied

     

    Tout comme les vôtres, là-bas.

     

    Chez moi, là-bas, le pain quotidien est dans la gueule du lion.

     

    Et les dragons sont couchés devant les fontaines

     

    Et l’on meurt chez moi avant la cinquantaine

     

    Tout comme chez vous là-bas.

     

     

     

    En dépit de mes cheveux blonds

     

    Je suis Asiatique.

     

    En dépit de mes yeux bleus

     

    Je suis Africain.

     

    Quatre-vingts pour cent des miens ne savent ni lire ni écrire

     

    Et cheminant de bouche en bouche les poèmes deviennent chansons.

     

    Là-bas, chez moi, les poèmes deviennent drapeaux

     

    Tout comme chez vous, là-bas.

     

     

     

     

     

     

    .

     

     

    __

     

    Berceuse

     

     

     

    Dors ma belle, dors

    Des jardins je t'apporte à l'instant le sommeil

    Ah ! dans tes yeux marrons que sont vertes les treilles

    Dors ma belle, dors

    dors en souriant aux anges,

    do, do.

     

    Dors ma belle, dors

    De la mer je t'apporte à l'instant le sommeil

    Un sommeil vaste et frais, léger comme une abeille

    Dors ma belle, dors

    sous les voiles gonflées de vent,

    do, do.

     

    Dors ma belle, dors

    Des astres je t'apporte à l'instant le sommeil

    Un sommeil d'un bleu sombre à du velours pareil

    Dors ma belle, dors

    car à ton chevet mon cœur veille,

    do, do.

     

     

     

    Nazim Hikmet

     

    __

    Sur la vie.

    Source "Nazim Hikmet Anthologie poétique" éditions TEMPS ACTUELS

    traduit par Hasan Gureh

     

     

    La vie n'est pas une plaisanterie

    Tu la prendras au sérieux,

    Comme le fait un écureuil, par exemple,

    Sans rien attendre du dehors et d'au-delà

    Tu n'auras rien d'autre à faire que de vivre.

     

    La vie n'est pas une plaisanterie,

    Tu la prendras au sérieux,

    Mais au sérieux à tel point,

    Qu'adossé au mur, par exemple, les mains liées

    Ou dans un laboratoire

    En chemise blanche avec de grandes lunettes,

    Tu mourras pour que vivent les hommes,

    Les hommes dont tu n'auras même pas vu le visage,

    Et tu mourras tout en sachant

    Que rien n'est plus beau, que rien n'est plus vrai que la vie.

    Tu la prendras au sérieux

    Mais au sérieux à tel point

    Qu'à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des oliviers

    Non pas pour qu'ils restent à tes enfants

    Mais parce que tu ne croiras pas à la mort

    Tout en la redoutant

    mais parce que la vie pèsera plus lourd dans la balance

     

     

     

    __

    GLOBE

     

    Offrons le globe aux enfants.

    Offrons le globe aux enfants, au moins pour une journée.

    Donnons-leur afin qu’ils en jouent comme d’un ballon multicolore

    Pour qu’ils jouent en chantant parmi les étoiles.

    Offrons le globe aux enfants,

    Donnons-leur comme une pomme énorme,

    Comme une boule de pain tout chaude,

    Qu’une journée au moins ils puissent manger à leur faim.

    Offrons le globe aux enfants,

    Qu’une journée au moins le globe apprenne la camaraderie,

    Les enfants prendront de nos mains le globe

    Ils y planteront des arbres immortels.

     

     

     

    ____

    IL NEIGE DANS LA NUIT...

    Extrait.

     

     

     

    Cela fait cent ans

     

    que je n’ai pas vu ton visage

     

    que je n’ai pas passé mon bras

     

    autour de ta taille

     

    que je ne vois plus mon visage dans tes yeux

     

    cela fait cent ans que je ne pose plus de question

     

    à la lumière de ton esprit

     

    que je n’ai pas touché à la chaleur de ton ventre.

     

     

     

    Cela fait cent ans

     

    qu’une femme m’attend

     

    dans une ville.

     

    Nous étions perchés sur la même branche,

     

    sur la même branche

     

    nous en sommes tombés, nous nous sommes quittés

     

    entre nous tout un siècle

     

    dans le temps et dans l’espace.

     

    Cela fait cent ans que dans la pénombre

     

    je cours derrière toi.

     

    ____

    Traître à la Patrie 

     

     

     

    Näzım Hikmet est traître à la patrie,

    et il continue.

     

    “Nous sommes la demi-colonie de l’impérialisme capitaliste, dit Nâzım Hikmet.

    Näzım Hikmet est traître à la patrie,

    et il continue.”

     

    Voilà ce qu’on lit dans un journal d’Ankara,

    Sur trois colonnes,

    en caractères bien noirs et gras,

    dans un journal d’Ankara,

    à côté d’une photo de l’amiral Williamson

    qui rit jusqu’aux oreilles,

    sur 66 centimètres carrés.

    L’impérialisme de l’amiral capitaliste a fait

    À notre budget un don de 120 millions de livres.

    Oui, 120 millions de livres.

     

    “Nous sommes une demi-colonie de

    L’impérialisme capitaliste, dit Hikmet.

    Näzım Hikmet est traître à la patrie,

    et il continue.”

     

    Oui, je suis traître à cette patrie

    Si vous, vous êtes patriotes,

    Si vous êtes protecteurs de ce pays,

    Alors moi, je suis traître à ce faux pays,

    Je suis traître à cette fausse patrie.

     

    Si la patrie, ce sont vos fermages,

    Si la patrie, c’est ce qu’il y a dans vos caisses

    et dans vos carnets de chèques,

    Si la patrie, c’est crever de faim au bord des routes, si la patrie, c’est trembler de froid,

    dehors, comme un chien,

    Et en été se tordre de paludisme,

    Si c’est pomper notre sang

    versé dans vos usines, la patrie,

    Si la patrie, ce sont les griffes

    de vos grands propriétaires terriens,

    Si la patrie, ce sont les livres religieux

    armés de lances, les matraques des policiers,

    si ce sont vos rémunérations et vos traitements, la patrie, si ce sont les bases militaires,

    les bombes atomiques, la patrie,

    les canons des flottes capitalistes,

    si la patrie, ce n’est pas nous délivrer

    de ces ténèbres putrescentes,

    alors moi je suis traître à la patrie.

    Ecrivez sur trois colonnes en caractères bien noirs et gras:

    “Nâzım Hikmet est traître à la patrie,

    et il continue.”

     

    Vatan Haini

     

    Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor

    hâlâ.

     

    “Kapitalist emperyaliszminin yarı sömürgesiyiz,

    dedi Hikmet.

    Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor

    hâlâ.”

     

    Bir Ankara gazetesinde çıktı bunlar,

    üç sütun üstüne,

    kapkara haykıran puntolarla,

    bir Ankara gazetesinde,

    fotoğrafıında

    Amiral Vilyamson’un

    66 santimetre karede gülÿor,

    ağzı kulaklarıinda,

    kapitalist amirali emperatorluk,

    bütçemize 120 milyon lira hibe etti,

    120 miliyon lira.

     

    “Kapitalist emperyalizminin yarı sömürgesiyiz,

    dedi Hikmet.

    Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor

    hâlâ.”

     

    Evet, sahte vatanın hainiyim,

    siz sahte vatanperverseniz,

    sahte yurtseverseniz,

    ben tuzak olduğunun yurdun hainiyim,

    ben sahte vatanın hainiyim. 

     

    Vatan çiftliklerinizse, kasalarınızın

    ve çek defterlerinizin içindekilerse vatan,

    Vatan, şose boylarında gebermekse açlıktan,

    Vatan, soğukta it gibi titremek ve

    sıtmadan kıvranmaksa yazın,

    fabrikalarınızda al kanımızı içmekse vatan,

    Vatan tırnaklarıysa ağalarınızın,

    Vatan, mızraklı ilmûhalse,

    vatan, polis copuysa,

    Ödeneklerinizse, maaşlarınızsa vatan,

    Vatan, asker üsleri, atom bombaları,

    Kapitalist donanması topuysa,

     

    Vatan, kurtulmamaksa kokmuş karanlığımızdan,

    Ben vatan hainiyim.

    Yazın üç sütun üstüne kapkara haykıran

    puntolarla:

     

    “Nâzım Hikmet vatan hainliğine devam ediyor

    hâlâ. “ 

     

    ___

     

    ARBRE 

     

     

    J'ai un arbre en moi.

    J'ai un arbre en moi

    Dont j'ai rapporté le plan du soleil

    Poissons de feu ses feuilles se balancent

    Ses fruits tels des oiseaux gazouillent

    Les voyageurs depuis longtemps sont

    Descendus de leur fusée

    Sur l'étoile qui est en moi

    Ils parlent ce langage entendu dans mes rêves

    Ni ordres, ni vantardises, ni prières.

    J'ai une route blanche en moi

    Y passent les fourmis avec les grains de blé

    Les camions pleins de cris de fête

    Mais cette route est interdite aux corbillards.

    Le temps reste immobile en moi,

    Comme une odorante rose rouge,

    Que l'on soit vendredi et demain samedi

    Que soit passé beaucoup de moi, qu'il en reste peu ou prou

    Je m'en fous !

     

    ___


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  •  

    KATEB Yacine : LES FOURMIS ROUGES et POUSSIÈRES DE JUILLET

     

    Fallait pas partir.

    Si j'étais resté au collège, ils ne m'auraient pas arrêté.

    Je serais encore étudiant, pas manoeuvre, et je ne serais pas enfermé une seconde fois, pour un coup de tête.

    Fallait rester au collège, comme disait le chef de district.

    Fallait rester au collège, au poste.

    Fallait écouter le chef de district.

    Mais les Européens s'étaient groupés.

    Ils avaient déplacé les lits.

    Ils se montraient les armes de leurs papas.

    Y avait plus ni principal ni pions.

    L'odeur des cuisines n'arrivait plus.

    Le cuisinier et l'économe s'étaient enfuis.

    Ils avaient peur de nous, de nous, de nous !

    Les manifestants s'étaient volatilisés.

    le suis passé à l'étude. J'ai pris les tracts.

    J'ai caché la Vie d'Abdelkader .

    J'ai ressenti la force des idées.

    J'ai trouvé l'Algérie irascible. Sa respiration...

    La respiration de l'Algérie suffisait.

    Suffisait à chasser les mouches.

    Puis l'Algérie elle même est devenue...

    Devenue traîtreusement une mouche.

    Mais les fourmis, les fourmis rouges,

    Les fourmis rouges venaient à la rescousse.

    Je suis parti avec les tracts.

    Je les enterrés dans la rivière.

    J'ai tracé sur le sable un plan...

    Un plan de manifestation future.

    Qu'on me donne cette rivière, et je me battrai.

    je me battrai avec du sable et de l'eau.

    De l'eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.

    J'étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin.

    Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte.

    Je l'appelai, mais il ne vint pas. Il me fit signe.

    Il me fit signe qu'il était en guerre.

    En guerre avec son estomac, Tout le monde sait...

    Tout le monde sait qu'un paysan n'a pas d'esprit.

    Un paysan n'est qu'un estomac. Une catapulte.

    Moi j'étais étudiant. J'étais une puce.

    Un puce sentimentale... Les fleurs des peupliers...

    Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse.

    Moi j'étais en guerre. je divertissais le paysan.

    Je voulais qu'il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je faisais le fou devant

    mon père le paysan. Je bombardais la lune dans la rivière.

     

    ____

     

    POUSSIÈRES DE JUILLET 

     

    Le sang

    Reprend racine

    Oui

    Nous avions tout oublié

    Mais notre terre

    En enfance tombée

    Sa vieille ardeur se rallume 

     

    Et même fusillés

    Les hommes s’arrachent la terre

    Et même fusillés

    Ils tirent la terre à eux

    Comme une couverture

    Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir 

     

    Et sous la couverture

    Aux grands trous étoilés

    Il y a tant de morts

    Tenant les arbres par la racine

    Le cœur entre les dents 

     

    Il y a tant de morts

    Crachant la terre par la poitrine

    Pour si peu de poussière

    Qui nous monte à la gorge

    Avec ce vent de feu

     

    N’ enterrez pas l’ancêtre

    Tant de fois abattu

    Laissez-le renouer la trame de son massacre 

     

    Pareille au javelot tremblant

    Qui le transperce

    Nous ramenons à notre gorge

    La longue escorte des assassins.

     

     ______

     

    BONJOUR

     

     

     

    Bonjour ma vie 

    Et vous mes désespoirs. 

    Me revoici aux fossés 

    Où naquit ma misère ! 

    Toi mon vieux guignon, 

    Je te rapporte un peu de cœur 

     

    Bonjour, bonjour à tous 

    Bonjour mes vieux copains ; 

    Je vous reviens avec ma gueule 

    De paladin solitaire, 

    Et je sais que ce soir 

    Monteront des chants infernaux… 

    Voici le coin de boue 

    Où dormait mon front fier, 

    Aux hurlements des vents, 

    Par les cris de Décembre ; 

    Voici ma vie à moi, 

    Rassemblée en poussière… 

     

    Bonjour, toutes mes choses, 

    J'ai suivi l'oiseau des tropiques 

    Aux randonnées sublimes 

    Et me voici sanglant 

    Avec des meurtrissures 

    Dans mon cœur en rictus !… 

     

    Bonjour mes horizons lourds, 

    Mes vieilles vaches de chimères : 

    Ainsi fleurit l'espoir 

    Et mon jardin pourri ! 

    - Ridicule tortue, 

    J'ai ouvert le bec 

    Pour tomber sur des ronces 

     

    Bonjour mes poèmes sans raison…

    ___

    MORTS POUR RIEN

     

     

    « Il est de jeunes bras

    Qui sont morts tendus

    Vers une mère…

    Et ces morts qui ont bâti pour d’autres

    Et ceux qui sont partis en chantant

    Pour dormir dans la boue anonyme de l’oubli.

    Et ceux qui meurent toujours,

    Dans la gaucherie des godillots

    Et des habits trop grands

    pour des enfants ! Aux soirs tristes

    De mortes minutes,Il est un gars qui tombe

    Et sa mère qui meurt pour lui, de toute la force de son vieux cœur

    …..Mais les morts les plus à plaindre,

    Ceux que mon cœur veut consoler,

    Ce sont les pauvres d’un pays de soleil,

    Ce sont les champions d’une cause étrangère,

    Ceux qui sont morts pour les autres,

    ET POUR RIEN ! »

     

    ___

    Vous, les pauvres !

     

     

    Vous, les pauvres,

    Dites-moi

    Si la vie

    N'est pas une -----!

     

    Ah! Dire que

    Vous êtes les indispensables!…

     

    Ouvriers, gens modestes

    Pourquoi les gros

    Vous étouffent-ils en leur graisse

    Malsaine de profiteurs?

     

    Ouvriers,

     

    Les premiers à la tâche,

    Les premiers au combat,

    Les premiers au sacrifice,

    Et les premiers dans la détresse…

     

    Ouvriers,

     

    Mes frères au front songeur,

    Je voudrais tant

    Mettre un juste laurier,

     

    A vos gloires posthumes

    De sacrifiés.

    - La grosse machine humaine

    A beuglé sur leurs têtes,

    Et vente à leurs oreilles

    Le soupir gémissant des perclus !…

     

    Au foyer ingrat

    D’une infernale société,

    Vous rentrez exténués,

    Sans un réconfort

     

    Pour vos cœurs de « bétail pensif »…

    Et vos bras,

    Vos bras sains et lourds de sueur,

    Vos bras portent le calvaire

    De vos existences de renoncement !

     

     

     


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  •  

     Mahmoud Darwich :OISEAUX & autres poèmes

     

     

    L’on se verra bientôt…

    dans un an,

    deux ans, dans un siècle…

    et dans l’appareil photographique

    furent jetés

    vingt jardins

    et les oiseaux de la Galilée

    et la voilà partie, au-delà de la mer

    cherchant un sens nouveau à la vérité.

    ma patrie est une corde à sécher

    et les rubans du sang répandu à

    chaque minute…

    Et sable, et palmiers, je me suis

    étendu sur le rivage

    Les oiseaux ne savent point, ma Rita,

    que la mort et moi t’avons donné

    le secret de la joie fanée

    à la barrière douanière…

    Et nous voilà, la mort et moi,

    renaissant

    dans ton front premier,

    et dans la fenêtre de ta maison…

    deux visages… moi et la mort.

    Pourquoi fuis-tu?

    Pourquoi fuis-tu, à présent, ce qui

    de l’épi, fait les cils de la terre

    et du volcan, un autre visage du jasmin

    Mais pourquoi fuis-tu?

    Rien, la nuit, ne me fatiguait autant

    que son silence

    quand il s’étirait devant ma porte

    comme la rue, comme le vieux quartier…

    qu’il soit fait selon ta volonté,

    Rita !

    Le silence serait une cloche

    des cadres d’étoiles

    ou un climat ou la sève bout ans

    les flancs de l’arbre.

    Je bois le baiser au tranchant des

    couteau

    Viens ! Qu’on appartienne à la boucherie !…

    comme des feuilles inutiles

    sont tombées les vols d’oiseaux

    dans les puits du temps

    ET me voilà, ma Rita, repêchant leurs ailes bleues.

    Je suis celui qui porte dans sa peau,

    gravée par les chaînes,

    une forme de la patrie.

    ____

     

    extrait de Rameaux d’olivier - 1964 :  INSCRIS

    Inscris !

    Je suis Arabe

    Le numéro de ma carte : cinquante mille

    Nombre d’enfants : huit

    Et le neuvième… arrivera après l’été !

    Et te voilà furieux !

     

    Inscris !

    Je suis Arabe

    Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine

    Et j’ai huit bambins

    Leur galette de pain

    Les vêtements, leur cahier d’écolier

    Je les tire des rochers…

    Oh ! je n’irai pas quémander l’aumône à ta porte

    Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais

    Et te voilà furieux !

     

    Inscris !

    Je suis Arabe

    Sans nom de famille - je suis mon prénom

    « Patient infiniment » dans un pays où tous

    Vivent sur les braises de la Colère

    Mes racines…

    Avant la naissance du temps elles prirent pied

    Avant l’effusion de la durée

    Avant le cyprès et l’olivier

    …avant l’éclosion de l’herbe

    Mon père… est d’une famille de laboureurs

    N’a rien avec messieurs les notables

    Mon grand-père était paysan - être

    Sans valeur - ni ascendance.

    Ma maison, une hutte de gardien

    En troncs et en roseaux

    Voilà qui je suis - cela te plaît-il ?

    Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.

     

    Inscris !

    Je suis Arabe

    Mes cheveux… couleur du charbon

    Mes yeux… couleur de café

    Signes particuliers :

    Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré

    Et ma paume est dure comme une pierre

    …elle écorche celui qui la serre

    La nourriture que je préfère c’est

    L’huile d’olive et le thym

     

    Mon adresse :

    Je suis d’un village isolé…

    Où les rues n’ont plus de noms

    Et tous les hommes… à la carrière comme au champ

    Aiment bien le communisme

    Inscris !

    Je suis Arabe

    Et te voilà furieux !

     

    Inscris

    Que je suis Arabe

    Que tu as rafflé les vignes de mes pères

    Et la terre que je cultivais

    Moi et mes enfants ensemble

    Tu nous as tout pris hormis

    Pour la survie de mes petits-fils

    Les rochers que voici

    Mais votre gouvernement va les saisir aussi

    …à ce que l’on dit !

     

    DONC

     

    Inscris !

    En tête du premier feuillet

    Que je n’ai pas de haine pour les hommes

    Que je n’assaille personne mais que

    Si j’ai faim

    Je mange la chair de mon Usurpateur

    Gare ! Gare ! Gare

    À ma fureur !

     

    ____

     

    Rien ne me plaît ,traduction par Jalel El Gharbi  :

     

     

    « Rien ne me plaît, dit un voyageur dans le bus, ni la radio

     

    Ni les journaux du matin, ni les citadelles sur les collines. 

     

    J’ai envie de pleurer»

     

    « Attends qu’on arrive et pleure tout ton saoul, répondit le chauffeur »

     

    « Moi non plus, dit une dame, rien ne me plaît. J’ai montré ma tombe à mon fils.

     

    Elle lui a plu : il s’y est endormi et ne m’a pas dit adieu »

     

    L’universitaire dit « Moi non plus, rien ne me plaît. 

     

    J’ai fait de l’archéologie et je n’ai jamais trouvé

     

    Mon identité dans une pierre. Suis-je vraiment

     

    Moi-même ? »

     

    Un soldat dit alors : « Moi non plus, rien ne me plaît

     

    Je traque une ombre qui me traque »

     

    Nerveux, le chauffeur dit alors : « Terminus ! Préparez-vous

     

    A descendre. 

     

    Tous lui crièrent : « Nous voulons aller au-delà du terminus

     

    Continuez donc ! »

     

    Quant à moi, je dis : « Faites-moi descendre. Je suis comme eux, rien ne me plaît mais je suis fatigué du voyage. »

     

    لاشيء يعجبني 

     

     

     

    ((لا شيءَ يُعْجبُني))

    يقول مسافرٌ في الباصِ – لا الراديو

    ولا صُحُفُ الصباح , ولا القلاعُ على التلال.

    أُريد أن أبكي/

    يقول السائقُ: انتظرِ الوصولَ إلى المحطَّةِ,

    وابْكِ وحدك ما استطعتَ/

    تقول سيّدةٌ: أَنا أَيضاً. أنا لا

    شيءَ يُعْجبُني. دَلَلْتُ اُبني على قبري’

    فأعْجَبَهُ ونامَ’ ولم يُوَدِّعْني/

    يقول الجامعيُّ: ولا أَنا ’ لا شيءَ

    يعجبني. دَرَسْتُ الأركيولوجيا دون أَن

    أَجِدَ الهُوِيَّةَ في الحجارة. هل أنا 

    حقاً أَنا؟/

    ويقول جنديٌّ: أَنا أَيضاً. أَنا لا

    شيءَ يُعْجبُني . أُحاصِرُ دائماً شَبَحاً

    يُحاصِرُني/

    يقولُ السائقُ العصبيُّ: ها نحن

    اقتربنا من محطتنا الأخيرة’ فاستعدوا

    للنزول.../

    فيصرخون: نريدُ ما بَعْدَ المحطَّةِ’

    فانطلق!

    أمَّا أنا فأقولُ: أنْزِلْني هنا . أنا

    مثلهم لا شيء يعجبني ’ ولكني تعبتُ

    من السِّفَرْ.

     

    _____

    A MA MERE

     

     

    Je me languis du pain de ma mère

    du café de ma mère

    des caresses de ma mère

    jour après jour

    l’enfance grandit en moi

    j’aime mon âge

    car si je meurs

    j’aurai honte des larmes de ma mère

     

    si un jour je reviens

    fais de moi un pendentif à tes cils

    recouvre mes os avec de l’herbe

    qui se sera purifiée à l’eau bénite de tes chevilles

    attache -moi avec une natte de tes cheveux

    avec un fil de la traîne de ta robe

    peut-être deviendrai-je un dieu

    oui un dieu

    si je parviens à toucher le fond de ton cœur

     

    si je reviens

    mets-moi ainsi qu’une brassée de bois dans ton four

    fais de moi une corde à linge sur la terrasse de ta maison

    car je ne peux plus me lever

    quand tu ne fais pas ta prière du jour

     

    j’ai vieilli

    rends-moi la constellation de l’enfance

    que je puisse emprunter avec les petits oiseaux

    la voie du retour

    au nid de ton attente

     

    ___

    LE CYPRÈS S’EST BRISÉ

     

     

    Le cyprès s’est brisé comme un minaret

    et il s’est endormi

    en chemin sur l’ascèse de son ombre,

    vert, sombre,

    pareil à lui-même. Tout le monde est sauf.

    Les voitures

    sont passées, rapides, sur ses branches.

    La poussière a recouvert

    les vitres … Le cyprès s’est brisé mais

    la colombe n’a pas quitté son nid déclaré

    dans la maison voisine.

    Deux oiseaux migrateurs ont survolé

    ses environs et échangé quelques symboles.

    Une femme a dit à sa voisine :

    Dis, as-tu vu passer une tempête ?

    Elle répondit : Non, ni un bulldozer …

    Le cyprès s’est brisé. Les passants sur ses débris ont dit :

    Il en a eu assez d’être négligé,

    il a sans doute vieilli

    car il est grand

    comme une girafe,

    aussi vide de sens qu’un balai

    et il n’ombrage pas les amoureux.

    Un enfant a dit : Je le dessinais parfaitement,

    sa silhouette est facile. Une fillette a dit :

    Le ciel est incomplet

    aujourd’hui que le cyprès s’est brisé.

    Une jeune homme a dit :

    Le ciel est complet

    aujourd'hui que le cyprès s’est brisé.

    Et moi, je me suis dit :

    Nul mystère,

    le cyprès s’est brisé, un point c’est tout.

    Le cyprès s’est brisé ! 


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  • Alexandre GERBI : L'Homme idéal

    Alexandre Gerbi est peintre, poète et  a publié des livres de réflexion sur l'Histoire. Il a aussi écrit pour le théâtre . Ci dessous, écouter sa chanson " l' homme idéal", chantée par lui même :

     

    ____

    Eaux d’écluse

      16 novembre 2011

     

     

    Un violent moment d’immersion dans une écluse ouverte, parmi les vagues et les remous puissants… Avide d’autres respirations, de résurrections dans d’autres lumières ; la vie n’offre pas d’autres tours, ni n’épargne le chaland.

     

    Aspérités, violences et contre-cœurs. Admirations d’anciennes révoltes. Faudra-t-il vraiment n’en rien retenir que de faibles soubresauts, de lentes et infinies douleurs ? L’enfant douce virevoltait. La mangeoire débordait d’orties. Les feux nourrissaient la tourbe et la répandaient en poussière jusqu’aux sommets du ciel. Rien ne luisait plus. Tout dormait, enfin.

     

    L’activité reprit et décomposa tout le reste. Acidulée, pleine de braise, véritable émeraude ou amazone. La forêt, immense et calme, s’ouvrait, plus loin, elle aussi, comme un rein. Vénale, abside. Rêvée tel un plumeau. Force brisée, accolade assise. Verte pluie.

     

    L’on fourrageait ces sols, ces impénétrables sels. Ces cloisons ajourées, hermétiques, par superposition. Affable, joueuse, chargées de gardons, la rivière se changeait en fleuve. Montagne surplombante et ancienne averse, encore.

     

    Brisée ainsi de tant de lustres, emplie d’autres tavernes, graduée comme l’anormale conjonction des jours, elle amplifiait ses gammes et déroulait l’infini des astres. Cahin-caha, vaguement sourde, limpidement tressée, la forêt continuait ses tendres épaisseurs, ses inquiétantes douceurs.

     

    Résidus d’amer calme. Ils passaient en lui, s’en nourrissaient, se repaissaient, et cavalaient enfin jusqu’aux heures sombres. Pour quels profits ? Nul n’ignore pareilles soumissions, ni n’appelle d’autres festins. Seul reste en ces lieux l’aimable courroux des meubles et de leurs amis les murs.

     

    Aimables sourcils du vice, aussi. Ses béances. Ses chimères. Ses impossibles floraisons. Ses obséquieuses voluptés. Ses odieuses nuisances.

     

    Caresser le cuir jusqu’à l’envoler. Compliquer les courbes et déminer l’amicale aisance du surplus.

     

    Connaître aussi les visages des moissons, après la plongée dans l’écluse et ses tombes aquatiques.

     

    Revenir ensuite aux joncs et aux plâtres.

     

    Sur ces entrefaites, compère l’oiseau défrayant la chronique, l’absurde antienne recommencera de nuire. Fallait-il vraiment découper les cimes, approuver l’inestimable travail des fourmis ? Elles le faisaient, sans ailes, et y travaillaient en conscience et sans conscience. Elles fustigeaient tout et faisaient écho au vacarme du monde.

     

    L’opprobre, la raison, la déraison, l’envol des saisons, le minutage des cordes. L’affreux tintement du matin. Et l’étiolement des roseaux.

     

    Nous n’étions pas allés, revenant d’autres rives, parler de l’école et des diamants. Nous savions simplement que l’automne et les autres marteaux repasseraient nos côtes, et les étaleraient, et les épanouiraient, peut-être.

     

    Alors, de ces aubes salées, surgit l’antagonisme des houles. Fustiger les honteuses brises d’hier, oui, encore, pourquoi pas ! L’avancée ravissait, et posait ses ambitions. Gominez-moi tout ça, abolissez le reste, et n’en parlons plus ! Le reste abondera et versera des mines dans le torrent de l’écluse. Il défiera ses eaux bientôt dormantes.

     

    Carrosses, bijoux, étriers subalternes. Tous jailliront et trameront d’autres jeux, semblables aux oripeaux de l’os qui croît et développe d’infinies racines.

     

    ____

    Peinture réalisée pour l'affiche d'un spectacle écrit et mis en scène par Alexandre Gerbi à Casablanca :

     

    Alexandre GERBI : L'Homme idéal

     

     

     

     

     

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    Les 

    Divagations Spirituelles

     

    Comédie métaphysique

     

    de

     

    Alexandre GERBI

     

    « Les Divagations Spirituelles » , comédie métaphysique en trois actes : spectacle autant que pièce de théâtre, elle est placée sous le signe de la création. Joué pour la première fois, le texte est accompagné de dix décors peints originaux et d’un poème symphonique enchantant l’action d’un bout à l’autre. Pour entraîner le spectateur dans un univers fabuleux.

    Personnages par ordre d'apparition

     

    La Chimère

    Nicolas

    Auguste-Pion

    Alexandre

    La Foule à trois têtes

    Le Patron du bar

    La Fille en rouge

    Le Poète

    Le Zouave

    L'Architecte

    Folarno

    Les Sirènes

    L'Archange

    Le Vieillard

    Les deux Filles

    Ana

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Acte I

     

    VOIX OFF - " Aux esthètes dépravés".

     

    Entre La Chimère.

     

    LA CHIMERE - Bonsoir... Moi, je suis une chimère... (Puis soudain agressive, au public) Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter des preuves, et ne vit que pour cela! Torture subtile, niaise; source de mes divagations spirituelles.

    (Elle hurle) Rimbaud !

    (Un peu essoufflée, elle respire un temps) Oui, une toute petite chimère... Et lui, c'est le premier jour...

     

     

    Scène 1

     

    Un salon immense: mobilier luxueux, baignoire dans un coin.

    Nicolas médite, assis dans un superbe fauteuil et dos au public, 

    l'oeil perdu dans une tapisserie rouge figurant la Conversion de Saint Paul.

    Pénombre.

    Lumière sur la tapisserie.

     

    Entrée d'Auguste-Pion, en livrée XVIIIème, avec perruque.

     

    AUGUSTE-PION (Il verse le café avec une petite cafetière dorée) - Voici votre cher café, Monseigneur.

     

    Un temps.

    Nicolas  pivote sur son fauteuil et révèle son visage, maquillé avec recherche. 

    Pleins feux sur lui.

     

    NICOLAS - Vous me satisfaisez, Auguste-Pion. Je ne vous congédierai pas de si tôt. Vous êtes prompt à combler mes désirs, vous avez, avec aisance, mis votre langue vulgaire au placard, et accepté sans sourciller que je vous affuble du titre de Pion, qui au demeurant ne dissimule aucune malice...

     

    Nicolas boit ( petits glouglous) son café, et ferme les yeux, dans un sourire béat.

     

    NICOLAS - Ô mon valet, qu'y pouvez-vous? Il me suffit de clore les yeux pour que mon imagination vous trûche en l'admirable élégance d'un buste de style grec antique!

     

    Musique de choeur.

     Arrêt net.

     Nicolas rouvre les yeux et fixe Auguste.

     

    NICOLAS - Ce que j'aime le plus, c'est m'imposer aux gens avec leur consentement. Et vous êtes de ceux-là, cher Auguste-Pion, qui savez abdiquer vos vanités naturelles au profit d'une toute pure admiration. Vous me savez remarquable en tous points, c'est-à-dire intelligent, cultivé et fantaisiste, et n'en savez que m'aimer...

    LA CHIMERE ( sortant d'un pendillon) - Et de fait, il est vrai qu'Auguste-Pion admirait son maître.

     

    NICOLAS - Je vous conserve jusqu'au mois prochain, sauf contrordre.

     

    Auguste fait sa révérence et sort.

    Nicolas pivote à nouveau..

     Pénombre.

     La tapisserie s'illumine.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 2

     

    Lumières.

    Bruits de pas.

     Entre Auguste-Pion.

     

    AUGUSTE - Monsieur, votre ami est arrivé.

     

    Nicolas contemple Auguste, l'air joyeux.

     

    NICOLAS - Décidément, cher laquais, je vous félicite pour votre prestance.

     

    Auguste-Pion sourit, l'air gêné et ravi.

     

    NICOLAS - Faites entrer... Majordome...

     

    Auguste-Pion sort.

     Nicolas gratte sa gorge.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 3

     

     Auguste-Pion précède Alexandre, un chandelier allumé à la main. 

    Tout en marchant, Alexandre adresse un sourire complice à Nicolas.

     

     

    ALEXANDRE ( à Nicolas, l'index pointé vers le ciel) - Lumière sur lumière est le seul ton sur ton qui ne soit point goujat, comme le disait si bien grand-tante Jeanne dont les maximes savaient concilier savoir-vivre et universalité... T'en souvient-il?

     

    NICOLAS ( éclatant de rire, à Auguste) - Pourquoi, mon valet, cet air digne des geôliers qui détestent les bourreaux et mènent un pensionnaire aimé à l'abattoir, alors que je le sais, votre esprit est un horizon calme, avec un peu de soleil?

     

    Alexandre s'assied.

     Un temps.

     

    AUGUSTE - Que vous dire, Monseigneur?

     

    NICOLAS - Merci, Auguste-Pion.

     

    Auguste-Pion fait sa révérence, éteint le chandelier, et sort.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 4

     

    Alexandre et Nicolas face à face, séparés par un échiquier.

     

    NICOLAS - Comment vas-tu, mon ami ?

     

    ALEXANDRE - Oh, tu sais, c'est ainsi que chaque jour qu'est passé hier et avant-hier le temps. J'ai pensé et vu certaines choses qui m'ont emmené en des lieux d'où, une fois acclimaté, j'ai décidé de m'en aller. J'ai lu dans un journal sur les Divagations spirituelles, un article intitulé Narcisse et l'eau, qui disait en substance:

     

    De dos, les yeux baissés, on voyait Narcisse s'approcher de l'eau. 

    Méritait-il vraiment de devenir un nénuphar ? Avait-il acquis assez de grandeur pour devenir une fleur? 

    Mais enfin, il paraît que c'est une punition!

    La Nature perfide a placé des miroirs sur trop de lacs, pour reprocher aux hommes, qui ont besoin de boire, de quelquefois s'y voir, ou de s'y regarder. Après tout, que peut-on contre les rendez-vous obligés que nous donnent la soif? Faut-il qu'elle assaille nos images en même temps que nous-mêmes dès que notre gorge est sèche? Et faut-il que dans l'eau les autres nous aient soif de l'air?

    En tous cas, quand nous buvons, c'est toujours dans un baiser. Baiser de Judas que nous nous donnons à nous-mêmes, si j'en juge par Narcisse...

    J'ai donc soif, je vais vers l'eau, je me penche et me voilà en face, comme une fontaine à tête, qui crache l'eau dedans ma bouche, en source régulière. Je me désaltère en avalant son eau, et elle se désaltère en crachant dans ma bouche.

    C'est un superbe échange: elle me donne, je lui prends. Et me voilà ainsi, et forcément, un peu plus elle, et elle, un peu plus moi. Bref, je redeviens un peu plus moi: je me désaltère.

    Revenons à Narcisse.

    J'imaginais l'autre jour un horrible Narcisse, un Narcisse moche. L'imaginez-vous durant des heures à se mirer dans l'eau? Narcisse, plutôt que de s'être trop aimé, n'est-il pas mort d'avoir été trop beau ?

     

    ... et je me suis dit que c'était là fort justes remarques. T'avouerai-je que cela m'a apporté beaucoup?

     

    Alexandre ouvre du cheval  sur l'échiquier.

    Nicolas examine le coup.

     Un temps.

     

    NICOLAS - J'ai aussi, il est vrai, senti suinter en moi l'annonce d'une révélation. L'un de ces petits chauffements de coeur qui promettent le changement prochain. Amis de longue date, nos veines se sont peu à peu prolongées sous les tempes de l'autre...

     

    Nicolas joue à son tour.

     Alexandre réplique immédiatement.

     

    ALEXANDRE  ( désabusé et compréhensif) - ... et nous avons tous deux appris à vivre loin du monde. Regarde-nous. Nous ne reconnaissons plus aujourd'hui comme nôtres que les échiquiers anciens. Et encore faut-il qu'ils datent du neuvième siècle, et qu'ils aient été le lieu de nos ardents combats!

     

    Alexandre joue à son tour.

     Nicolas réplique aussitôt.

     

    NICOLAS - Singulière fascination! Le spectacle des chevaux dévorant les tours et des tours dévorant les chevaux n'a jamais su nous lasser...

    Nicolas joue.

     Alexandre réplique.

     

    ALEXANDRE - ... et en tant que rois de ces quelques pièces, nous avons acquis au fil du temps la qualité de monarques éclairés.

     

    Alexandre joue.

     Nicolas se penche et examine longuement le coup.

     Un temps.

     

    NICOLAS - Peut-être... Peut-être, pour cela, prisons-nous encore parfois de mettre le nez dehors, histoire de prendre le pouls de l'univers, histoire de vérifier s'il continue docilement de se morfondre dans ses chairs molles, de s'ébrouer en quelques exhalaisons nauséabondes...

     

    Nicolas joue, sèchement, presque violemment.

     

    ALEXANDRE ( emphatique) - ...exhalaisons nauséabondes qui quelquefois, ô miracle, s'ouvrent devant un homme qui sache retenir l'attention, pour être un peu comme nous, de leurs prophètes. ( Il désigne le public d'un ample et lent geste de la main, qu'il achève en jouant son coup.)

     

    Nicolas examine le coup.

     

    NICOLAS - Mais cela est bien rare à échelle humaine, et pour cause! Il nous faut alors franchir l'espace des océans, des terres et des temps pour trouver, libérés des chaînes de l'humaine condition, ceux que nous appelons dignement nos condisciples.

     

    Nicolas joue son coup, sans regarder le jeu.

     

     

    ALEXANDRE - Aujourd'hui est un jour fastueux!

     

    Il claque des doigts et déclenche la Toccata et fugue en ré mineur de Bach. 

    A la fin de la musique, silence.

     

    LA CHIMERE ( s'extirpant de l'ombre) - La musique ayant fini par arrêter ses divines mathématiques, Nicolas et Alexandre, dont la partie d'échecs pour l’un et l’autre tournait court, décidèrent que c'était là le signe qu'il fallait aller chercher quelqu'aventure enrichissante dans la ville, et peut-être rencontrer l'auteur de l'article...

     

    Lumière sur Auguste-Pion dans un coin.

     

    AUGUSTE ( un chandelier allumé à la main) - Dehors, la nuit tombe, et il fait beau.

     

    Auguste-Pion fait sa révérence.

     

     

     

     

     

    Scène 5

     

    Un bar, une table.

     Une fille assise à la table, un patron derrière le comptoir, un zouave au bar. Silence et pénombre.

     Entre un personnage à trois têtes, sous un bruit de foule.

     Il tournoie dans un crescendo sonore, et va se poser au centre.

     Le bruit se fait bruit de fond.

     Entrent Alexandre et Nicolas.

     

     

    ALEXANDRE - Faisons fi de telles considérations! Ce n'est ni le moment, ni l'endroit. Remontons plutôt l'air de rien nos épaules à hauteur de nos oreilles, et glissons nos mains sous nos chemises, là où dort le nombril. Tels des bâtons fins et verticaux, faufilons-nous dans la compacte foule...

     

    NICOLAS - C'est cela! Allumons une cigarette et commençons de fumer clopes sur clopes, histoire de donner à l'air un goût particulier.

     

    Ils se séparent.

     Nicolas rôde autour de la fille assise.

     Alexandre rejoint le bar.

     

    ALEXANDRE - Bonsoir, délicieux patron. Tiens donc, que sont devenus vos beaux cheveux?

     

    LE PATRON (goguenard) - Couic! Couic! Pour éviter de me les laver...(rires)

     

    ALEXANDRE (soudain intéressé) - Maniez-vous donc les signes? Vos histoires d'outre-mer se seraient-elles enfuies avec vos tifs?

     

    LE PATRON - Que nenni! (il jubile et frappe du doigt son front) Elles roupillent toujours bien là, là au milieu de mon crâne! Comme des vaches à l'intestin géant, elles ruminent et espèrent, enroulées sur leurs vieux et authentiques miroitements, l'occasion d'à nouveau vibrer dans quelque cervelle, par ma sale bouche... Regarde mes dents! (il soulève ses babines) Ne te font-elles pas songer à quelque machine à racler? ( il éclate de rire)

     

    ALEXANDRE - A racler parois de tête pour y insinuer menteries?

     

    LE PATRON (comme navré) - Il est vrai qu'aujourd'hui les gens ont l'âme dure. Des membranes de caoutchouc d'une épaisseur... (il montre à peu près huit centimètres.)

     

    ALEXANDRE - Jadis, taverne à marins de fleuve, aujourd'hui bar à cons?

     

    LE PATRON ( éthéré et pathétique) - Quels désirs?

     

    ALEXANDRE - Un demi bien serré.

     

    Le patron s'exécute, en chantonnant doucement: " et glou, et glou, et glou..."

    Alexandre avale cinq verres d'affilée, cul sec.

    Il réclame chaque nouvelle tournée d'un " Re" lapidaire.

    Le patron sort les verres pleins de dessous le bar.

     

    ALEXANDRE ( achevant le cinquième verre) - Décidément, patron, cheveux ou pas cheveux, ta bière n'a rien d'une pluie d'étoiles à l'envers...

     

    Le Patron ricane. 

    Alexandre tourne les talons.

     Noir sur le patron.

     Lumière sur Alexandre qui recule vers le coin sanitaire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 6

     

    Lumière sur une table où la Fille en rouge est attablée.

     Irruption de Nicolas.

     

    NICOLAS - Bonsoir, mademoiselle. Savez-vous qu'un bon vent m'amène, qui souffle en salvateur dans ce sombre cloaque où je me surprends à vous trouver, si douce? J'ai certes depuis longtemps appris à admettre l'oxymore dont clignote si souvent le monde. Pourtant, n'en déplaise à ce génie d'Hugo Victor, autant certaines caricatures passent bien en rêve, autant elles dissuadent en réalité... Et nous avons peine à croire sensé ce qui l'est, et le plus magnifiquement encore... Par une toute saine méfiance...

     

    Nicolas tente d'embrasser la fille, qui esquive en douceur. 

     

    LA FILLE EN ROUGE - Je ne suis pas fille facile...

     

    NICOLAS - T'ai-je dit le contraire? (il l'embrasse)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 7

     

    Alexandre devant une porte close.

     

    ALEXANDRE - D'abord, j'ai vu les droites courbes. Ensuite, nécessairement, j'ai pris l'escalier et le couloir où ça fleurait à un point tel que je me suis demandé si c'était la puanteur qui, en colorant l'air, jaunissait les murs. Et puis, depuis, l'odeur virile d'urine s'est tant accrue que j'hésite encore à entrer là-dedans... Courage!( il entre.)

     

    Il se met à chanter, de dos, porte ouverte, sur l'air de "Confiture Bonne-Maman".

     

    Un trou turc

    Décoré

    D'arabesques Terre de Sienne.

     

    Un jet coule entre ses jambes.

     

    ALEXANDRE (déclamant) - Reflets or-argent de mon ombilic provisoire, je m'abîme dans votre contemplation...( rires et un temps, puis se retournant) Quelle idée saugrenue! Voici que pour venir à bout de toutes ces très fines décorations, seules les dents du patron s'imposent à mon âme!

     

    Alexandre ferme la porte et revient sur l'avant-scène.

     

    ALEXANDRE ( au public) - Hâtons-nous et laissons là ces élucubrations d'homme ivre. Notre cousin doit déjà être à pied d'oeuvre!

     

    Il s'avance, alerte, en direction de Nicolas attablé.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 8

     

    Nicolas embrasse et caresse la Fille en rouge.

    Pleins feux sur eux.

     

    Alexandre, à la limite de la lumière, observe la scène.

     

     

    ALEXANDRE - (moqueur et en aparté) - Non, décidément, non...pas terrible, terrible... Surtout que le corps est secondaire...Des yeux jolis, comme souvent les yeux...un nez trop long pour les mêmes raisons...

    (il éclate de rire) Mais, le pire, c'est sa pauvre bouche de graisse!

    (reprenant son sérieux) ...Situation claire et classique!

     

    Alexandre avance vers la table, à pas mesurés. 

    Il s'assied à côté de la Fille en rouge.

    Nicolas arrête de l'embrasser.

     

    Un temps.

     

    ALEXANDRE (à la fille en rouge rougissante, posant délicatement son index sur sa joue) - Te voilà enfin color...

     

    Irruption du Poète, masqué.

     

    LE POETE - Je suis poète, messieurs, et ne vous demande rien que d'écouter la petite fantaisie dont je suis le plus fier.

     

    NICOLAS ( regard approbateur avec ample mouvement de bras) - S'agit-il d'un sonnet ou de vers blancs qui s'entremêlent?

     

    LE POETE - Deuxième solution! Avec un soupçon théâtral en plus...

     

    Sa face se glace.

     Il recule d'un pas.

     

     

     

    LE POETE ( avec emphase) -   

    UN

     

    Mauvais argent des causes publiques

    Vous portez d'étranges odeurs.

    Les petites filles à l'avion vapeur

    Ressemblent à des mélancoliques.

     

    DEUX

     

    Avez-vous suivi ces jours sans fils

    (Ouvert les céréales)

    Oubliés les ombrelles et les radiateurs,

    Lys d'argent brûlant comme un moteur.

    Vous auriez ouvert vos bouches

    (Vos petites langues à l'intérieur, parmi les

    Dents)

    Et mangez une des petites soupes couleur

    Oignon

    Qu'on mange dans les enfances.

     

    MAIS...

     

    Trêve de souvenirs. L'homme

    Est méchant et vous

    Empêche de dormir.

     

    LUI

     

    Vous osez donc dormir, vilain

    Garnement?

     

     

    Silence.

     Puis un bruit d'orgue-guitare électrique monte lentement

     jusqu'au paroxysme du son. 

    Le personnage à trois têtes vient s'incliner devant le poète puis retourne à sa place. Le poète tire sa révérence dans un grand sourire.

    Il sort.

    Alexandre sourit à la fille.

     Elle lui rend son sourire, baisse les yeux, les relève.

    Alexandre se penche et sourit davantage.

    La fille baisse à nouveau les yeux, gênée.

     

     

    ALEXANDRE ( l'index sur la joue de la fille) - Te voilà enfin colorée, petite fille...

     

    Un temps.

     Nicolas passe son index le long des lèvres de la fille.

    Elle baisse les yeux, l'air soumise.

     

    NICOLAS ( de plus en plus agressif au long de la tirade) - Il est vrai, douce amie, que chacun d'entre nous est hanté depuis qu'il est petit enfant, par l'image irréelle d'un visage idéal. Et toute notre vie consiste en cette quête de la calypée, dont les traits se transforment au hasard de nos rencontres. Exempte de tous défaut -- la peau songée est-elle criblée de trous ?--, elle n’existe que dans notre folle imagination...

     

    La fille finit par sangloter. 

    Alexandre fait un mouvement de main, en l'air,

     comme un bruit d'aile d'oiseau qui claque. 

    Nicolas et la fille le regardent.

     

    ALEXANDRE -  Je vous trouve méchant, mon ami, de dissimuler sous l'allure d'une universelle théorie la plus ardente des flèches qu'on puisse lancer à une femme!

     

    Un temps.

     La fille sanglote de plus en plus.

     

    LA CHIMERE ( apparaissant ) - Les cousins avaient l'habitude de se vouvoyer lorsqu'ils étaient en public, le public pouvant être composé d'une seule personne -- les valets comme Auguste-Pion faisant exception.

     

    ALEXANDRE - Et si l'on s'en étonne, nous dirons notre amour du Beau, dont le vouvoiement est l'une des plus gracieuses expressions.

     

    La fille éclate une nouvelle fois en sanglots.

     

    ALEXANDRE ( hurlant ) - Allons, mademoiselle, faut-il que je vous fasse grand reproche?

     

    A bout, la fille se lève et rejoint le bar en pleurant.

     Nicolas la regarde partir, allume une cigarette,

     inhale profondément et lentement la fumée, et l'expire.

     

    NICOLAS - Joli coup. Je relève le défi.

     

    Alexandre et Nicolas se lèvent et marchent lentement vers le bar.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 9

     

    La fille et le zouave se regardent avec envie, les yeux dans les yeux.

    Ils se rapprochent lentement l'un de l'autre.

    Alexandre et Nicolas observent et ricanent.

     

    NICOLAS - Tout est bien ainsi. Au diable une défaite! Laissons ces ridicules amants mimer leur ballet nuptial... Inutile pour faire une heureuse de faire un malheureux. Cherchons une autre fille. Rejouons la partie!

     

    ALEXANDRE ( qui n'a cessé de jeter des regards vers le ciel pendant la tirade de Nicolas) - Allons-nous en plutôt. Dehors, il fait nuit noire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 10

     

    Alexandre et Nicolas de profil, face à la mer, respirent avec délices. 

    Bruit de mer crescendo puis decrescendo.

     

    NICOLAS - Dieu sait d'où viennent ces effluves parfumés. Songe, ami, aux kilomètres de vagues qu'ils ont dû survoler pour s'empreindre, en les effleurant, des suavités que nous goûtons maintenant. A la manière d'abeilles butineuses et lentes, enchâssées, invisibles, et qui échangent leurs essences.

     

    ALEXANDRE ( vindicatif et s'adressant aux cieux) -Que ne m'as-tu doté d'une truffe de chien, qui me rende visible la moindre anfractuosité de cette brise infusée! Quant à toi, patron fétide, je te maudis! Lorsque je songe à ton bar puant, ce vent nocturne me semble être un miracle.

     

    Ils éclatent d’un rire joyeux.

     De profil, les cousins respirent.

     Bruit crescendo de mer.

     

     

    Noir progressif dont sort enfin la Chimère

     

     

    LA CHIMERE - Je suis la Chimère. Et elle, c'est la première nuit.

     

     

     

     

    Rideau

     

    Fin de l' Acte I 

     

     

     

     Acte II

     

    La Chimère passe.

     

    LA CHIMERE - Je suis encore la Chimère. Et lui, c'est le deuxième jour. ( Puis elle déclame)  Car à quoi bon tout ce luxe de soleils et de planètes et de lunes, d'étoiles et de voies lactées, de comètes et de nébuleuses, de mondes en devenir et de mondes devenus, si, pour finir, un homme heureux ne peut jouir, sans y penser, du bonheur de l'existence? ( un temps) C'est beau Goethe...

     

    Elle sort.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 1

     

    Nicolas dort, assis dans son fauteuil, un livre posé sur les genoux.

     Entre Auguste-Pion, qui prend le livre, et s'incline en révérence.

     Dans son sommeil, Nicolas s'élève en un geste vinciesque,

     comme aspiré par Auguste, puis retombe, toujours endormi.

     Auguste sort, le livre à la main.

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 2

     

    Lumière.

    Nicolas debout, accueille l'architecte.

     

    NICOLAS - Le gros corps du manoir, vous me le bâtirez un peu à la manière d'un sphinx. A mi-chemin entre la bête et l'homme, à l'image de la terre comme à celle des cieux. (un geste) Le rez-de-chaussée, immense, possédera aussi caves et étages. Il semblera attelé à la surface de la planète. Et si l'on s'aventure plus loin dans ses quartiers sans fenêtre, on finira par être happé par une spirale ascendante architecturée en un tourniquet  grâce à l'escalier en colimaçon qui serpente en rond à l'intérieur de la tour en direction des étoiles...

     

    Pendant la description de la tour,

     l'Architecte s'est mis à tourner de plus en plus vite sur lui-même.

     

    L'ARCHITECTE (dubitatif) - Certes, certes, monsieur, je comprends votre choix. Ou plutôt je l'accepte...car je ne le comprends pas. Je m'explique. Je ne puis point souscrire à l'idée qu'une demeure digne de ce nom, ne soit pas dans sa conception une cathédrale laïque bâtie sous l'égide du mystère qui caractérise nos basses existences. Et le sphinx, il me semble, hiératique et millénaire, posté aux frontières de nos médiocres mémoires comme un douanier silencieux portant corps de lion et griffes à hauteur d'homme génère, autour de son hybride morphologie, tout ce qu'un hiéroglyphe peut faire naître en nous quand on a de l'Egypte une vision d'Epinal: pharaon momifié et régnant sur le Nil, pyramide repère illuminant la lune en épaulant le soleil. Mais pour un érudit de votre race, que valent de telles images? Vous me chantâtes jadis les louanges des vertueuses allégories, je vous découvre aujourd'hui satisfait de symboles...

     

    Nicolas sourit et presse le nez de l'Architecte.

     

    L'ARCHITECTE - Aïe!

     

    NICOLAS - Il en sort du lait, innocent animal! On t'a appris à bâtir sur le plancher des vaches, non à concevoir des élytres d'oiseau. Tais-toi, et construis!

     

    Nicolas sort.

     

    L'ARCHITECTE ( résigné puis enthousiaste) - Je finirai par m'exécuter... Je laisserai à leurs places respectives mes compétences techniques et mes idiotes objections. Alors, s'élèvera bientôt vers les cieux ce que la ville entière pensera comme son phare, ignorant qu'en son haut, un salon quiet et beau abrite son prophète.

     

     

    L'Architecte sort.

     

    NOIR

     

     Puis lumières tamisées sur Nicolas, à nouveau endormi dans son fauteuil.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 3

     

    Son de Gong. 

    Entre Auguste-Pion, un chandelier allumé à la main.

     

    AUGUSTE - Le singe a deux gros pieds en forme de main, qui le rapprochent du poirier. Je parle de la performance d’acrobate de cirque... Et ses bras sont assez  longs pour toucher le sol et rejoindre la boue, histoire d'en faire un quadrupède, même quand il est debout. De son côté, l'homme s'élève et s'abaisse entre deux gravités.

    L'une, planétaire: c'est le fameux plancher des vaches. J'arrache un ongle avec mes dents, je le crache, qu'il fasse un arc de cercle. Et le voilà rendu au sol, prêt à se décomposer. Il est biodégradable. Et de continuer par son corps l'arcade des cycles...

    L'autre céleste: J'ai les yeux et les bras tendus en direction des astres. Leur attraction m'attire, et pour peu que la lune soit pleine, je sentirai mon corps se détacher de l'herbe et mon esprit, infiniment plus léger que lui, le précéder dans son envol.

    Mais...gare au déchirement! La permanente lutte est prête à dévorer la première occasion pour faire ma révolution, qui ne me ramènera pas nécessairement à mon odieux point de départ, loin s'en faut!

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 4

     

    Lumières un peu plus fortes.

     Nicolas se réveille.

     

    NICOLAS (dans un demi-sommeil) - ...Rentre dans ta gaine...ton habitacle...Oh, les champs coralliens se résorbent. C'est le haut du phare!

     

    Dans le silence, un sifflement.

     

    NICOLAS ( décrochant le combiné) - Mmh...?

     

    AUGUSTE ( à l'autre bout du fil) - Je voulais simplement prévenir Monseigneur que son ami est revenu.

     

    NICOLAS - Merci, Auguste-Pion. (bruits de pas) J'entends déjà son pas leste et joyeux qui gravit le colimace!

     

    Bruits de pas, toujours.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 5

     

    Alexandre fait irruption, métamorphosé.

    - Peau verte rayée de bleu.

    - Bouche énorme et écarlate.

    - Longue chevelure rouge, orange et violette.

     

    NICOLAS ( très inquiet ) - Que t'arrive-t-il ? Ton pas que j'entendis alerte et enthousiaste était donc celui du désespéré ! Parle, ami...

     

    ALEXANDRE - J'ai rêvé que j'apprenais le dessin à un singe. Il en est d'autres qui leur apprennent à parler avec les mains, comme des sourds-muets...

     

    NICOLAS - J'ai eu vent de ces histoires troublantes...

     

    ALEXANDRE - Troublantes? Moi, tout me paraissait normal...

     

    NICOLAS - C'est la grande vertu des rêves...

     

    ALEXANDRE - Peut-être. Moi, alors, je me suis tu. Je l'ai laissé faire... Sous ses doigts pleins de couleurs, une oeuvre peu à peu est née...

     

    NICOLAS - La Beauté...?

     

    Un temps.

     

    ALEXANDRE - Que ce mot est étrange... Maintenant que tu m'en parles, couché dans sa peinture encore fraîche, j'ai entrevu le monde avec un cerveau bridé, avec un autre cerveau !

     

    NICOLAS - Le cerveau étroit du singe...

     

    ALEXANDRE - Si étroit !

     

    NICOLAS - Si étroit...

     

    Un temps

     

    ALEXANDRE - Et j'ai rêvé, aussi, qu'un nouveau né parlait... Sa petite voix coulait comme une sonate de Mozart.

     

     

    Une sonate de Mozart s'élève.

    Alexandre déambule lentement jusqu'au jardin, où il s'écroule et s'endort.

    Changement de lumières.

    Des danseuses entrent sur la scène, en un ballet sur la sonate.

    A la fin de la musique, Alexandre se réveille.

     

     

    NICOLAS - La musique t'a bercé ?

     

    ALEXANDRE - Oh, oui... Tendrement, doucement... J'ai senti ma chevelure roussir, et du brun-noir dériver vers l'orange, le roux. Comme un betterave au jus sombre raffinée devient blanche... J'ai mordu dans la  pulpe du fruit... Un citron acide m'a lavé les dents et piqué la langue... J'ai contemplé mon portrait par un singe, j'ai emprunté son regard, et je me suis senti muer.

     

    NICOLAS - Tu reviens à l'enfance. Continue...

     

    ALEXANDRE - Je ne puis plus, la boisson m'a été trop violente... Je dois respirer. Tu le sais: quand l'immensité céleste s'offre à notre seul regard, l'obscur affleure toujours, comme une menace...

     

    NICOLAS - Je le sais.

     

    ALEXANDRE - J'ai besoin de ton aide ! Ah ! Les roches déchirent mes écailles ! Elles m'ouvrent à l'eau et au sang !

     

    Il semble souffrir.

     

    NICOLAS - Tu n'as pas d'écaille !

     

    ALEXANDRE ( dans un soupir ) - Pas d'écailles...

     

    NICOLAS - Pâture future des champignons minuscules, ta peau est encore lisse et lustrée. Comme le saumon, tu goûtes à présent la douceur de l'eau sur ton long. Elle sonne l'heure de ta métamorphose.

     

    ALEXANDRE - La souffrance...

     

    NICOLAS (s'emportant) - Foin de la souffrance ! Sens-tu tes lèvres se faire mordantes à présent, galbées comme un rostre bleu ? Ta chevelure s'enflamme, elle brûle tes cheveux ! Et te voilà roux comme un diable, l'oeil courroucé du démon roule dans ta prunelle, et tes couleurs rayonnent en plongeant ton décor dans le noir...

     

    Alexandre respire fort, en proie à une nouvelle série de spasmes.

     

    NICOLAS ( compatissant et calme à nouveau ) - Déjà tu n'y vois plus rien, et réclames à celui qui s'efface un conseil, un signe de vie qui t'aide par son souffle à l'obscurcir en te rendant plus brillant.

     

    ALEXANDRE - Ce cercle vicieux et tragique est-il sans issue?

     

    NICOLAS - La réponse est en haut du fleuve.

     

    ALEXANDRE - Ne m'abandonne pas !

     

    NICOLAS - Va donc ... Je te suivrai, si mon sang ne flanche pas.

     

    Alexandre, après deux ou trois soubresauts, s'endort en grognant. 

    Un carillon tinte.

     Puis un long silence.

     

    NICOLAS - Que comprendre? Je sais comme lui l'espoir de trouver enfin. La solitude nous étreint tant... Mais mon doute croît à nouveau. Serait-il possible que du coeur des images cahotantes, puisse se faufiler quelque silhouette aussi claire ? Ou n'est-ce que le reflux marin qui érige le souvenir d'un château effondré, en une sainte illusion ...?

     

    Un bruit d'orgue s'élève.

    Nicolas semble assailli par deux spasmes

     d'une rare violence morale ( double effroi).

    Il s'endort à son tour.

     

     

     

    Scène 6

     

    Alexandre et Nicolas endormis.

    Alexandre se réveille.

     

    ALEXANDRE - Mmh ... Ils sortent de la pendule ... Ils me font des grimaces ... 

     

    Nicolas tire la langue au public,

    puis tire le cordon d’appel.

    Grelot.

    Auguste entre immédiatement, un plateau d’argent à la main.

     

    NICOLAS (benoîtement) - Vous voici déjà, Auguste. Est-ce un rêve qui règne en ce lieu, et tresse votre image en une ramure joyeuse qui se confond avec mon âme ? Les songes m’ont souvent dépeint un serviteur qui sache précéder naturellement mes attentes.

     

    AUGUSTE - Vous laisseriez-vous tenter par une confraternité malséante, Monseigneur ?

     

    NICOLAS - Qu’y pouvez-vous, mon valet ? Je sens mes fragiles principes aspirés dans une petite émeute morale, avec ses foules criantes et ses coups d’arquebuse... Ô comme cela s’enroule en de fluentes révolutions !

     

    AUGUSTE - Voyez-vous l’ouragan brassé par les deux tranches de l’humaine alchimie, avec ses héros fous et ses coupables victimes ?

     

    NICOLAS - Je le vois ! Et pour cela même n’y veux-je pas prêter attention...

     

    Auguste braque le plateau d’argent devant le visage de Nicolas, comme un miroir.

    Son puissant de guitare électrique.

    Nicolas se détourne.

    Auguste lui saisit délicatement la tête pour la braquer à nouveau vers le miroir.

    Le son redouble.

     

     

     

    NICOLAS (en un cri) - La vitesse! Mon coeur chavire! Ma face défile en monts et en vaux! Que c’est tendre! Un globe d’albâtre! Un étroit gouffre noir! Ah quel charme!

     

    Son saturé de guitare électrique.

    Les cheveux de Nicolas se soulèvent comme sous un vent puissant.

     (Ils forment une étoile sur la scène,

     étoile dont les longues branches rayonnent vers Alexandre.) 

     

    Un temps.

     Silence.

     

    Auguste sort.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 7

     

    Alexandre perché sur la deuxième marche.

    Il respire à pleins poumons, bouche ouverte, à plusieurs reprises.

     

    ALEXANDRE (contemplatif) - O ce rose de Velasquez! Les yeux me piquent un peu... Des bords jusques au centre... Une nuée opaque qui s’illumine suavement, au travers d’une ombre que ses couleurs génèrent... Elle s’étend! (un temps) Voilà bien le paradoxe des choses. Tandis qu’elles se vêtent d’ardences sous-jacentes, elles sécrètent les noirceurs antidotes de leurs apothéoses. Quand il faudrait qu’elles s’approchent pour éclairer, elles s’éloignent en chantant un appel. Heureusement, comme un visage de duchesse prend des allures d’étoile dans un cercle qui flamboie autour d’elle, un éclat morne est là pour saisir nos revers fatigués. Il faut faire la course avec les bonnes sirènes, dans le vague violet du glissant des flots! (il gravit une nouvelle marche, au prix d’un grand effort. Une lumière verte baigne de plus en plus la scène.)

     

    Alexandre tousse, s’étouffe.

    Puis, respire à nouveau à pleins poumons, bouche ouverte.

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 8

     

    Nicolas, devant un panneau de décor mi-oeil, mi fleur.

    Dans un demi-sommeil.

     

    NICOLAS - Le volcan... le cratère... Je m’agrippe... je me hisse... La vallée... Les arbres fins comme des cils... Oh! Mes respects, grand oeil... Mes hommages, belle fleur... Etamines déchiquetées et des pistils dont bat un coeur de plante... ou ces allures sous-marines abritent-elles un cyclope, une tarasque cannibale ? (un temps) Cette exploration m’a l’air pleine de périls. Il faut que j’y renonce... Ah! L’arche des astres tressaille... (se réveille, puis se lève) Ciel! L’air, ici, est épais... Je dois rejoindre les géométries calmes... L’air...

     

    Il sort.   

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 9

     

    Alexandre est perché au sommet de l’estrade.

     

    ALEXANDRE - Depuis qu’a débuté ma migration, j’ai vu des cristallisations croître et s’ériger, des végétaux s’en abstraire et s’y abreuver. J’ai observé cent vifs frémissements se délimiter et se perpétuer en de nouvelles mutations, j’ai plongé dans cette fusion éruptive, cette éclosion changeante. (un temps).

     

    Alexandre se recroqueville.

     Un temps.

     Un carillon.

    Le poète sort de l’ombre, plus onirique encore, toujours masqué.

     

    LE POETE (susurrant crescendo) - En plongeant d’un regard aigu dans le ventre du monde, tu distilles ses instants en une tapisserie fragmentée, où par cent plis ton esprit s’allonge. (puis, redressant la tête). Dans l’élévation au raz des nuées planes qui font ton uniforme plafond, tu parviens à découvrir mon flagrant dessein: toucher à l’instant unique que ta vie souvenue gonfle à son tour et prolonge, lance vers l’infini, ramassée en un seul rayon coureur de fugues.

     

    Pendant cette tirade, Alexandre s’est peu à peu redressé, bras tendus.

    Il saute de l’escalier pour rejoindre le poète.

     

    ALEXANDRE - Tu m’intrigues, sylvestre figure... Parles-tu le silencieux langage de l’oeil dilaté ? Tout me paraît si clair, à présent...

     

    LE POETE - C’est normal... Tu voyais jadis, en l’oiseau qui s’envole, un esprit assoiffé de hauteurs. En t’imaginant l’oiseau, tu t’embarrassais de son âme réduite, enfermé dans les petits vitraux noirs de ses yeux - et tu voulais, depuis eux, voir le monde.

     

    ALEXANDRE - C’est vrai. A quoi tient notre vie... A revêtir son corps, sans oublier qui j’étais...

     

    LE POETE - ...tu aurais appris à t’étendre au sein des plumes frissonnantes, dans le bruit du vol, son miracle posé sur l’air fluide, sa métamorphose impossible en mille figures confondues…

    ALEXANDRE - C’est bien ça ! Au lieu de goûter les beautés du spectacle, je n’avais d’yeux que pour l’infime lointain dont tout venait. Je faisais mon festin d’éthers, quand il aurait fallu étendre les regards sur mon décor alentour, où s’éployait ce lointain accompli pour mon échelle, en une échelle offert...

    LE POETE - Monte encore!

     

    Un bruit d’eau en crescendo qui a commencé pendant la tirade.

    La tirade achevée, il éclate brutalement.

    Alexandre gravit l’escalier jusqu’à la dernière marche.

     

    ALEXANDRE (clamant) - Le torrent... Le jet défait ses cordes... L’espace... vasque profonde... le fond... Nicolas! (Alexandre s’endort).

     

    Le poète sort.

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 10

     

    Dans la rue.

     Obscurité.

     Silence.

    Nicolas entre, nimbé d’un halo de lumière, et s’arrête.

     

    NICOLAS (s’adressant au public) - Enfin, le manoir, au loin, a disparu. (il respire). L’air, ici, retrouve quelque chose de pur, de minéral... (il semble sucer par la bouche, bruyamment). Un goût frais, débarrassé d’aspérités moribondes.

     

    Nicolas reprend sa marche.

    Bruit de foule crescendo.

     Nicolas dresse l’oreille et l’oeil.

     

    Le Personnage à Trois Têtes entre.

     Nicolas le suit des yeux.

    Lumière sur la scène.

    Folarno, juché sur un piédestal, 

    observe le Personnage à Trois Têtes qui se dandine devant lui.

     

     

    NICOLAS – Quoi ?

     

    Un temps pendant lequel Nicolas s’approche.

     

    NICOLAS (à Folarno, forçant sa voix et criant presque) - Pourquoi, Monsieur, contempler ainsi les cordes de la foule ?

     

    Un temps.

     

    FOLARNO (surpris et baissant les yeux sur lui) - Folarno n’en contemple point les cordes, jeune homme. Il les cherche méthodiquement, mais ne les trouve encore.

     

    Trois ou quatre tourterelles s’envolent dans un bruit d’ailes.

    Nicolas grimpe prestement sur scène.

    Folarno recommence à contempler le Personnage à Trois Têtes.

     

    NICOLAS (criant) - Ton visage est criblé de ventouses!

     

    Folarno continue son examen, imperturbable.

    Nicolas le rejoint sur son piédestal, d’un bond.

     

    NICOLAS (lui attrapant la tête) - Ne crois-tu pas que ce poulpe réclame un dompteur qui sache absorber ses couleurs plus que les conquérir ?

     

    FOLARNO - Quoi ?

     

    NICOLAS - On ne capture pas de certaines bêtes pour les étudier, qui meurent dans la plus belle des cages...

     

    FOLARNO (souriant comme un reptile et s’adressant à Nicolas) - Crois-tu donc, naïf enfant, que quelque lumière vraie, inextinguible, indomptable et immortelle, gît dans ce grouillement qui n’esquisse pas même une ligne constante ? Ce borborygme qui se meut dans l’incohérence et parfois trébuche?

     

    NICOLAS (éclatant) - Ne peux-tu donc apercevoir qu’un simple ver dans la chrysalide qui sommeille, quand déjà elle cherche, en un souterrain mouvement de corps, à ouvrir des doigts une main ? N’y décèles-tu donc pas le papillon, ton index put-il écraser son berceau, sa petite caverne où, peut-être, dort un sphinx ou un centaure ?

    Un temps.

     

    FOLARNO (comme au bord de la conversion) - Laisse-moi!

     

    NICOLAS (plus calme) - Oh, bien sûr! Alors n’en sortira qu’un peu de lait rosâtre ou vert, caillé déjà en paillettes ou en forme - mais un rire fou seul pourra s’en éclater!

     

    Folarno éclate de rire, puis s’interrompt brusquement.

    Un temps.

    Folarno regarde Nicolas avec un très léger sourire, presqu’inquiet.

     

    NICOLAS (enthousiaste) - Mais pour qui les ailes du papillon volent déjà, quoi qu’encore fils tendus dans la complexité d’une lymphe en culture, ses larves sont déjà fécondes et enfantent d’autres papillons.

     

    FOLARNO (sans cynisme) - Faudra-t-il que ce papillon, comme le saumon dont parlent les fables, reviennent pondre dans son berceau, transformé, métamorphosé en clown, en dieu bleu souverain des flots ?

     

    Nicolas sourit, baisse la tête et ferme à demi les yeux.

     

    NICOLAS - Le caraïbe se travestit de pailles et de masques pour atteindre son idole. Le poisson rose à chair sucrée se pare d’azur pour renaître, puis mourir...

     

    Folarno l’interrompt, comme illuminé.

     

    FOLARNO - Mais ce ver-là sait prolonger ses ailes dans la chrysalide même dont il est né !

     

    NOIR 

    (Pendant lequel Folarno sort)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 11

     

     Décor noir.

    Seul, au centre, le décor de la mer.

    Deux Sirènes, très belles.

     

    SIRENE 1 - Qui a jamais...

     

    SIRENE 2 - rêvé...

     

    SIRENE 1 - des écailles...

     

    SIRENE 2 - ...des sirènes ?

     

     

    SIRENE 1 - Elles sont un arsenal de brillances...

     

    SIRENE 2 - ... agglutinées entre elles.

     

    SIRENE 1 - Elles pourfendent...

     

    SIRENE 2 - ... l’iris...

     

    SIRENE 1 - ... de leurs pieds...

     

    SIRENE 2 - ... aériens.

     

     

    SIRENE 1 - De la queue...

     

    SIRENE 2 - ... elles naissent...

     

    SIRENE 1 - ... grossières

     

    SIRENE 2 - ... comme celles des gros poissons.

     

    SIRENE 1 - Puis elles étalent...

     

    SIRENE 2 - ... leur rose

     

    SIRENE 1 - ... en nacres serrées et plus fines.

     

     

    SIRENE 2 - Elles se multiplient...

     

    SIRENE 1 - ... jusqu’à leurs bouches...

     

    SIRENE 2 - ... de plus en plus petites...

     

    SIRENE 1 - ... de plus en plus confondues avec la peau.

     

     

    SIRENE 2 - De métalliques, elles se font charnelles.

     

    SIRENE 1 - D’immobiles, elles deviennent mouvantes...

     

    SIRENE 2 - ... en se marbrant de sang.

     

     

    SIRENE 1 - De froides...

     

    SIRENE 2 - ... enfin...

     

    SIRENE 1 - ... elles se font battantes.

     

     

    SIRENE 2 - Et c’est un battement...

     

    SIRENE 1 - ... qui résonne en les flots...

     

    SIRENE 2 - ... quand, charmantes, ...

     

    SIRENE 1 - ... elles s’approchent...

     

    SIRENE 2 - ... des côtes...

     

    SIRENE 1 - ... comme des...

     

    SIRENE 1 et  2 - ... sentiments.

     

     

    SIRENE 2 - Pour cela, ...

     

    SIRENE 1 - ... les cousins...

     

    SIRENE 2 - ... désirèrent-ils...

     

    SIRENE 1 - ...En être...

     

    SIRENE 1 et 2 - ... les amants.

     

     

    La lumière dorée se tamise.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 12

     

    Les Sirènes.

    Grand bruit de mer.

     

    Entrent Nicolas et Alexandre.

    Les cousins nagent autour d’elles.

    Chacun choisit sa sirène, l’embrasse et disparaît avec elle.

     

    VOIX OFF - Alexandre et Nicolas choisirent chacun celle qui lui plaisait le plus, celle qui lui enflammait le plus violemment le coeur. Et, entraîné par elle dans la tiédeur noire, chacun des cousins embrassait sa sirène dans le cou, au creux du ventre se noyait parfois en un baiser sur sa bouche d’une sous-marine douceur.

     

    Un temps.

     

    LA CHIMERE - Je suis toujours une petite chimère et, elle, c’est la troisième nuit.

     

     

    NOIR 

     

    Musique enchanteresse.

     

     

    Fin de l’ Acte II

     

     

     

     

     

     

     

     

    Acte III

     

    Musique enchanteresse.

    Son decrescendo.

     

    NOIR

     

    LA CHIMERE - Je suis inexorablement une petite chimère... Et, lui, c’est le troisième jour...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 1

     

    Le salon. Alexandre et Nicolas endormis.

     

    VOIX OFF - Dieu est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part... Blaise Pas... Euh... Aver... Averroès ou... Pascal, je ne sais plus.

     

    Nicolas se réveille d’abord et baille.

    Alexandre s’éveille à son tour.

     

    NICOLAS - Te voilà réveillé...?

     

    ALEXANDRE (baillant) - Encore un peu en proie aux doux bras incarnés du sommeil... (puis soudain, très surpris, l’oeil sur le public) L’hémicycle de gradins! Le voilà silencieux, à présent ?

     

    NICOLAS - Te rappelles-tu le mur de têtes qui, hier, s’éleva lentement de l’obscurité ?

     

    ALEXANDRE - Surtout le choeur pénétrant qui nous a submergés...

     

    NICOLAS - Moi, j’ai résisté aux marges du cratère...

     

    ALEXANDRE - Tu as oublié le cri fracassant qui nous transperça, la chevelure rousse dont les flammes poussèrent leurs langues dans nos yeux ?

     

    NICOLAS - Au contraire! Je revois le bûcher au pinacle sacrificiel, les hurlements aux cieux de la sainte suppliciée, et les mouvements qu’imprimait à la marée des crânes chaque onde répandue en un chant élargi...

     

    ALEXANDRE - C’est ça! Je nous revois pénétrer la forêt des archets et des cordes dont la danse élevait la musique en une dissonante harmonie. Et l’homme seul qui, dompteur gracile et beau, la couronnait de ses gestes inspirés...

     

    NICOLAS - ...Ainsi Auguste-Pion s’incline, magnifique, en servant!

     

    Scène 2

     

    Auguste, un chandelier allumé à la main, est au pied de la scène.

     

    AUGUSTE (avec de grands gestes, à l’adresse du public) - L’espace immense est croisé de disques gigantesques. Et le sillonnent des rayons qui, pour aller à toute allure et toucher la vitesse où cessent les instants successifs, le strient de filaments tout à la fois immobiles, et mouvants.

     

    Révérence.

     Il sort.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 3

     

    Alexandre se lève, s’étire et souffle comme s’il se réveillait d’une trop longue nuit.

    Il se tourne vers le décor qu’il contemple longuement.

    Il se retourne vers Nicolas.

     

    ALEXANDRE - Pour la première fois, cher cousin, j’observe le ciel dans ses plans successifs. D’abord les oiseaux, ensuite les nuages, enfin l’azur immaculé...

     

    NICOLAS - Et le spectacle en est délicieux...

     

    ALEXANDRE - Admirable!

     

    NICOLAS - Comme la voûte qui surplombe... Au travers du bleu, vois-tu les millions d’astres ?

     

    ALEXANDRE - Je les vois, et me prends à songer...

     

    Une clochette retentit.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 4

     

    Auguste entre, plus tiré à quatre épingles que jamais, une fleur à la boutonnière.

    Il sifflote « Le Printemps » de Vivaldi.

     

    NICOLAS - Cher Auguste, quel bon vent vous amène dans ces effluves d’eau de Cologne...?

     

    AUGUSTE (malicieux) - Le vent de vos désirs conjugué en appel et clochette, Altesses.

     

    NICOLAS et ALEXANDRE (s’émerveillant en coeur) - Mmhh...

     

       

     Alexandre semble manifestement « ailleurs ».

     Aussi Auguste insiste-t-il sur « Messeigneurs »,

     tournant rapidement la tête vers Alexandre qui rêve devant le paysage.

     

    AUGUSTE - J’apporte aussi, messeigneurs, cette revue qui vous enchanta et dont vous me recommandâtes de devenir, en vos noms, l’abonné. (Il présente la revue à Nicolas).

     

    NICOLAS (qui s’en saisit avec délicatesse) - Merci bien, Auguste-Pion. Vous êtes  décidément satisfactant.

     

    Auguste, s’inclinant en révérence, fait mine de se retirer.

     

    NICOLAS - Hep là, Auguste, restez parmi nous et prenez donc place. Cette lecture va, je le sens, intéresser tout le monde.

     

    AUGUSTE  (qui s’assoit) - Merci, mon maître...

     

    Un temps.

    Tous trois prennent des pauses « vinciesques ».

     

     

    Scène 5

     

    Nicolas et Auguste sont assis.

    Alexandre contemple la ville, à travers la grande baie.

     

    NICOLAS (prenant en main la revue) - Tiens ! Quelle jolie couverture .. (un temps, pendant lequel il examine la couverture de plus près). Jolie... Que dis-je? Superbe, oui !

     

    ALEXANDRE (l’air détaché, comme absorbé dans d’autres méditations) - Que vois-tu?

     

    NICOLAS - Un Isaac sauvé par l ’ange, un ange privé de tête, bras mêlés au cou d’Abraham, glabre, en un fondu bleuté...

     

    Un temps.

    Nicolas semble s’étouffer un peu.

     

    AUGUSTE (chuchotant) - Beau symbole...

     

    NICOLAS - Quelle bizarrerie... Les couleurs m’enivrent... (il s’étrangle)

     

    Un être étrange, bleu-vert - une sorte d’ange - 

    sort progressivement de l’ombre derrière Nicolas.

    L’ange, de profil, semble prêt à étrangler Nicolas

     qui ne cesse pas d’avoir l’oeil rivé sur l’image.

     

    L’ANGE - T’ t’étrangler...

     

    NICOLAS - Arrh! Mes forces... Que je résiste!

     

    L’ANGE - T’égorger...

     

    NICOLAS - Il me faut me durcir... Envahissante image...

     

    L’ANGE - Baise-moi!

    NICOLAS (avec de grands gestes, à l’ange) - Là! Laisse mon geste!

     

    L’ange disparaît derrière la chaise. 

    Très léger bruissement, en bruit off.

     

    Un temps.

     

    ALEXANDRE - Le démon parfois porte le masque d’un dieu.

     

    NICOLAS (guilleret, comme si de rien n’était) - Voyons ce qu’il en retourne du texte... Voilà... (il feuillette et marmonne presque, absorbé semble-t-il par le texte). Les pages se maculent, comme à l’habitude, des mêmes signes... Répétition... dans le temps...

     

    (puis, comme satisfait) Nous y voilà... « ALBA ANA »... C’est le titre.

     

    (il récite)

     

    Le sommeil des sens discibles

    ouvre l’éveil des

    indicibles

    Planter un million de flèches

    les unes sur les autres

    Parvenir à loger dans son corps

    la douleur

     

    les places s’échangent

     

    Entendre le muezzin qui chante

    se taire.

     

    C’est ainsi que j’ai assisté un jour

    à la naissance

    d’

    une aube.

     

     

    Un assez long silence.

     

    NICOLAS - En avez-vous tous le cerveau pétri? Ai-je besoin de le relire?

     

    ALEXANDRE - Allons-nous en!

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 6

     

    Dans le colimace.

    Alexandre, Nicolas et Auguste s’engouffrent et,

     au bout de quelques marches, ils courent.

    Un grand bruit de murs qui bougent retentit (séisme).

     

    NICOLAS (courant et hurlant pour couvrir le vacarme des murs) - L’entonnoir!

     

    ALEXANDRE - Nos révolutions se propagent à la tour!

     

    AUGUSTE - Le phare tourne!

     

    Ils courent toujours dans le colimace.

    Auguste s’arrête et les regarde.

     

    Auguste (clamant) - Les grands arcs du décor cherchent à se parsemer de fleurs et d’oiseaux rampants et grouillants; la crème palpitante veut se faire sèche et rigide comme la baleine d’un parapluie, quand la cathédrale ne croît qu’à coup de sang pompé et de virus combattus, parfois vainqueurs, toujours vaincus.

     

    Auguste court vers eux pour les rejoindre.

    Le vacarme se poursuit, puis s’arrête.

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 7

     

     On entend « L’Automne » ou « Le Printemps » de Vivaldi.

     

    Lumière, enfin, sur le décor de la rue.

     

    VOIX-OFF - L’éblouissement se dissipa. Et le silence revint, brisé seulement par les échos des pas dans l’obscurité. La tour s’immobilisa. Alors, enfin, la porte s’ouvrit sur la ville et le soleil inonda, fastueux, le visage d’Auguste radieux.

     

    Auguste, qui ouvre la marche, respire finalement à pleins poumons.

     

    Ils marchent.

    Jeux successifs de lumière. 

     

    NICOLAS - Quelle fraîcheur de vent! Sentez-vous qu’il pompe en nous la chaleur du soleil?

     

    AUGUSTE - Magicien accoucheur, il fait naître des pousses...

     

    ALEXANDRE (pris d’un léger malaise) - Nicolas, c’est terrible, je me sens m’empreindre du souvenir d’une plage nocturne.

     

    Auguste s’incline comme un félin et soutient Alexandre.

    Puis, comme un dragon, il crache de la fumée qu’il désigne du doigt à Alexandre.

     

    AUGUSTE - En révélateur, d’infimes cristaux se mêlent, decrescendo, à l‘air clair.

     

    NICOLAS - Bouffées semées en suspens comme des signes indiens à d’absents yeux-oreilles.

     

    Alexandre s’est parfaitement rétabli.

    Les trois amis marchent.

    En bruit off, un « Pop » de bouchon qui saute.

     

    ALEXANDRE (désignant ses oreilles des deux doigts) - Eh bien, vous le voyez, simagrées payantes! Nous avons rejoint le niveau de la mer!

     

    Bruit de marché.

    Les trois hommes regardent autour d’eux les choses dont ils vont parler.

    Elles flottent dans l’espace (oranges, bananes, soles, côtelettes...)

     

    NICOLAS - J’aime ces quartiers populeux, les femmes aux enfants, les étals qu’elles butinent.

     

    AUGUSTE (avec une voix de camelot) - Les viandes saignantes et fortes, les poissons sur la glace et les fruits sur les fruits.

     

    NICOLAS - Une daurade fraîche! Quelle rétine brillante et galbée! (il cueille la daurade)

     

    AUGUSTE (attrapant, de nulle part, une grenade) - Et le grain d’une grenade ouverte qui montre le rouge rubis luisant, coagulé, de son jus. (il s’éclipse)

     

    ALEXANDRE - Laissons les façades et dépassons le rempart: là-bas, le forum s’allonge comme un or dans la lumière, sous la faïence bleue du grand ciel.

     

    NOIR 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 8

     

    Un vieillard assis en tailleur.

     Barbe blanche et chauve.

     L’oeil clos.

    Noble d’allure, il semble en prière.

     

    NICOLAS (l’apercevant et chuchotant) - Regarde... Ne dirait-on pas l’un de ces vieux hommes dont Caravage vola la puissante et rugueuse beauté au flanc béant de Tintoret ?

     

    Le vieillard paraît toujours prier.

     

    ALEXANDRE (portant son doigt à ses lèvres) - Approchons-nous...

     

    Le vieillard lève la tête à leur approche.

     

    VOIX-OFF - Qui êtes-vous donc, jeunes gens?

     

    LES COUSINS - Alexandre et Nicolas, vénérable ancien.

     

    NICOLAS (parlant pour deux, manifestement) - Pourquoi tant de noblesse sur ton visage et dans tes mains, quand tant de pauvreté et de souffrance gémissent dans tes haillons et sur ton front?

     

    Le vieillard tousse.

     Puis, silencieusement, avec effort et recueilli, il déglutit.

     

    LE VIEILLARD - Avez-vous jamais observé de près le tronc d’un arbre dont vous admiriez le feuillage immense? Vous y auriez découvert la craquelure du bois, une civilisation de mousses et de lichens parcourue d’insectes minuscules, de puces, de grenouilles géantes naines et de poissons d’argent, et les fortes racines enfoncées dans la terre truffée de champignons...

     

    ALEXANDRE - Il s’élève...

     

    LE VIEILLARD - Comme la beauté du faune s’effile à mesure qu’approche sa tête humaine, j’ai voulu pour elles-mêmes ces contreparties magnifiques de la pesanteur... (lentement)  Et admettre et souffrir en retour le reniement de mes fils...

     

    Il s’interrompt et son visage s’éclaire d’un étrange sourire.

     

    ALEXANDRE (intrigué) - Pourquoi ne pas avoir cherché à les convaincre de leur erreur ?

     

    LE VIEILLARD - Les beaux innocents! Ils croyaient me chasser quand je leur inspirais l’exaspération et la haine! Quand j’insinuais dans leur tête, par mon coeur, le soupçon de ma fatuité... (un temps bref) Ils me maudirent...!

     

    Barrissements et bruits de troupeaux, en bruit off.

     

    LE VIEILLARD (avec plus de vivacité) - Enfin mûrs, ils célébraient la terre de leurs futures floraisons, quand c’est mon identique qu’ils partaient faire naître et perpétuer!

     

    NICOLAS - Que cherchais-tu? Ne regrettais-tu rien? Etais-tu sans crainte?

     

    LE VIEILLARD (souriant simplement) - Mais je sais les vertus du temps et les ressources de la lumière... Privée des feux, la plante se racornit, se contorsionne. Mais sitôt rendue au soleil, elle s’ouvre en palmes nouvelles d’une vigueur jamais vue! (un temps) A cheminer seul ou même chuter dans le vide, le corps découvre souvent de neuves et inespérées postures...

     

     

    Un temps.

     

     

    ALEXANDRE - Et de quoi vis-tu, ô vieux père, en attendant cette riche renaissance et ce reconnaissant retour?

     

    LE VIEILLARD - Oh, je vis d’histoires racontées, que j’ai glanées le long de mes voyages par-delà océans et montagnes. Les passants comme vous, parfois, me donnent à boire ou à manger, remerciement qu’aux parents impotents on donne sans y penser.

     

     

    Alexandre et Nicolas, après avoir offert au vieillard une daurade (Nicolas) 

    et une grenade (Alexandre), s’asseyent.

     

    LE VIEILLARD (tel un conteur) - Savez-vous l’histoire de ce moine cénobite qui, enfermé jour et nuit au fond de sa cellule, suppliait, suppliait sans cesse et à toute heure, le visage ravagé de larmes et la peau mortifiée, de jeûne et d’insomnies l’oeil affolé, suppliait sous le cercle de sa tonsure et saturé d’images consumées, suppliait, dis-je, suppliait Dieu d’abandonner les hommes?

     

    Un temps de silence total.

     

    ALEXANDRE et NICOLAS - Son voeu, maître, fut-il exaucé?

     

    Le vieillard se lève dans un puissant effort.

     Grand bruit d’ailes envolées.

    Il sort sous les regards silencieux des cousins.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 9

     

    Sur scène, les cousins.

    Entre Auguste.

     

    AUGUSTE - En voilà un qui a le génie de la mise en scène!

     

    NICOLAS (paraissant exploser) - C’est bien parce que c’est toi que je passe l’éponge sur cette scandaleuse irrévérence! (clignant des yeux) Ce bonhomme, mon salaud, était carrément admirable!

     

    ALEXANDRE - Chers amis, j’ai mieux à faire avant d’aller aux cafés que d’être de votre joute de sornettes le complice spectateur -car j’imagine que tel est l’objectif du jour...

     

    NICOLAS et AUGUSTE - Va donc, ami sage et remarquable!

     

    AUGUSTE (à Nicolas) -Allez, blinde!

     

    Alexandre sort.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 10

     

    Le centre de la ville.

     Dans un coin, une éblouissante gerbe de fleurs.

    Dans un autre coin, une table et deux chaises effilées.

    Sur la table, deux jus et un demi-citron.

     

    AUGUSTE - Asseyons-nous, mon ami, et regardons passer les filles. Mon ex-altesse aime toujours à regarder passer les filles...

     

    NICOLAS (d’abord agacé) - Que si ! (puis gourmand) Parfois seules, souvent par deux ou trois, échangeant leurs rires par leurs yeux cillés et mi-clos...

     

    AUGUSTE - Oh, j’entends déjà le cri des femmes révoltées que vous les réduisiez à leurs charmants éclats!

     

    NICOLAS (d’un ton très doux) Mais je sais la justesse des choses, et goûter le plaisir d’entrer, esthète et philogyne, dans la vérité douce, naturelle et vraie! (il observe son verre, le contemplant presque; puis, il reprend presqu’en chantant) Eau citronnée constellée de lambeaux de pulpe... (il boit d’un trait. Se lève. Comme épanoui et s’adressant à Auguste) Oh là là... Quellissime impression! Une marée d’épaisse légèreté a glissé et laissé sur ma langue les petits pépins gluants tout chargés de l’intimité du fruit. En une seule sécrétion, ils ont dispensé, dans ma bouche, un parfum concentré... (Il se reprend, presqu’amusé et attendri) Tu sais mon grand coeur... Alors, j’ai songé, pris de tristesse et de fugace compassion, au petit agrume acide, alvéoles broyées, chair défoncée, qui devait commencer de pourrir au fond de la poubelle. (il est soudain triste).

     

    AUGUSTE - Et les larmes?

     

    NICOLAS - Elles menacèrent bien sûr... Mais le goût du fruit... (il se reprend, minutieux et gourmet)... ses saveurs délicieuses et ses gelées fines, pour le bouleversement secret qu’elles avaient inscrit dans le noeud de mes nerfs, me convainquirent de l’utilité de mon sacrifice et de mon crime.

     

    AUGUSTE - Il faut un repentir!

    Un temps.

     

    NICOLAS (secret et facétieux) - J’enroulerai ma langue en flûte comme le psylle charmeur face au serpent... (un temps pendant lequel il enroule sa langue, hors de sa bouche)... dans un souffle bridé, je cracherai les pépins qui s’éparpilleront sur la terre.

     

    Il crache une série de cinq ou sept pépins, tandis qu’Auguste reprend.

     

    AUGUSTE - Les oiseaux puissent-ils épargner le plus fécond d’entre eux pour qu’un jour, au milieu de la place, un grand et mystérieux citronnier vert offre ses branches déployées de feuilles à l’alliance multicolore de leurs plumes et de leurs cris...

     

    NICOLAS (achevant de cracher le cinquième pépin) - Et verse le soleil en boules juteuses et fraîches aux goûts des petits enfants.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 11

     

     Alexandre marche au pied de la scène.

    Côté jardin:  décor « jardin ». Des marrons jonchent le sol en quinconce aéré.

     

    ALEXANDRE (se faufilant) - Là... passer entre les façades de pierre... (s’interrompt, puis reprend) La masse verte du jardin surplombe la grille du parc de son poids énorme... (Un temps. Puis il passe la grille, monte l’escalier et, debout, contemple le jardin puis les marrons au sol) Oh non, c’est trop bête... Quelle idée!

     

    Envolée de sons joyeux et carillonnants, comme des bruits d’eau et des gazouillis.

     

    VOIX-OFF (très fantasmagorique) - Boules luisantes dans les châtaignes molles qu’ouvrent les jours mangeurs de carcasses... Dans leurs ombres terreuses s’amoncellent et s’enfoncent, se perdent les marrons. Mes mains, alors petites, se fermaient sur eux comme des trésors sphériques et milliers, pour les ramasser, kilos roulants et lourds dans ma besace...

     

    ALEXANDRE (main en visière, contemplant au loin le jardin) - Au loin, à l’écart de l’oeil, s’ouvre le grand bassin, vasque immense et circulaire, dont l’eau lentement s’évapore...

     

    Alexandre s’avance sous un bruit de plantes qui tressaillent et craquent,

     pour aller s’asseoir sur un socle de marbre.

    Silence.

    Puis, s’élève un bruit de vent.

     Alexandre paraît épuisé.

    Hagard, il laisse son oeil se perdre vers le sol.

     Il respire lentement et frissonne.

     

    ALEXANDRE (songeur) - Je me rappelle ce grand printemps florentin...

     

    S’élève un écho lointain.

     Alexandre fait un ample, lent et puissant mouvement de bras.

    Son éventuel.

     

    Parvenu au paroxysme de son mouvement,

     il hulule en un long et fin chant d’oiseau (son off).

    Ana  sort de l’ombre.

    Ils se voient... se regardent.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 12

     

    Auguste et Nicolas attablés.

     

    NICOLAS - Le destin s’est manifestement ligué contre nous!

     

    Deux filles entrent.

    Rires.

     

    AUGUSTE - Minute...

     

    Ils les regardent passer.

    Elles sortent.

     

    NICOLAS - Mais non! Une ligue, un complot, je te dis.

     

    AUGUSTE - Un complot... Il est vrai que, dans les brochettes qui passent sans cesse à notre portée, il faut chaque fois que l’une d’entre les deux saucisses...

     

    NICOLAS - Touchante métaphore!

     

    AUGUSTE - ...que l’une d’entre les deux saucisses ne soit point décemment comestible.

     

    Trois filles entrent: l’une jolie, les deux autres non.

    Elles sortent.

     

    NICOLAS - (très agacé) - Perfection maligne du système, quand les amuse-gueules sont trois... c’est alors deux d’entre eux qui puent le vinaigre.

     

    Deux filles, assez médiocres.

     

    NICOLAS - Cher ami, je refuse que sous prétexte de male fortune, il faille immoler l’un des deux esthètes qui gisent dans notre divin binôme!

     

    AUGUSTE (l’index pointé vers les cieux) - Votre discernement, Nicolas, honore la création. Plutôt crever, en effet, que de bouffer du merle.

     

    NICOLAS - Tu as dû convaincre, en haut lieu, de l’inutilité de la lutte! Miroite les grives!

     

    Deux filles superbes, enfin passent.

     

    AUGUSTE - Et vous, admirez la technique... (il se lève et dit, dans le mouvement) Hé... donc... vous... là, mesdemoiselles! Où donc allez-vous, d’un si alerte rythme?

     

    Comme s’il s’était faufilé devant elles,

    Auguste regarde en face les filles, arrêtées net et souriantes.

     

    FILLE 1 - Que voulez-vous? C’est incroyable! (soupir soudain)

     

    FILLE 2 - C’est vrai, c’est bizarre, comme ça, de se tordre pour se présenter...

     

    AUGUSTE (après un jeu de gestes rapides, tantôt souples, tantôt méticuleux) - Ne cherchez pas, jolies’zelles. Joignez-vous donc plutôt à nous et buvons à vos charmes!

     

    FILLE 2 (à l’autre, voyant Nicolas) - Mon Dieu, on dirait un ange!

     

    Les deux filles s’assoient,

    de telle sorte que leur beauté éclate au maximum, aux yeux du public.

     

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 13

     

    Alexandre et Ana.

    Ils se contemplent, immobiles.

    Enfin, Alexandre se lève doucement, s’approche lentement et s’assied à côté d’elle.

     

    ALEXANDRE  - Qui êtes-vous?

     

    Un temps.

    La fille semble hésiter, avec de subtiles mimiques.

     

    ANA - Ana... Une fille parmi tant d’autres. Et vous? (elle se répand en mille sourires, sous des variations lumineuses)

     

    Un temps.

     

    ALEXANDRE (perplexe) - Je ne sais plus trop... Ces derniers jours m’ont égaré...

    Entendez-moi! J’étais, jusques à eux, convaincu d’être un archange en exil, un prince libéré de la chair, souverain absolu sur la pointe du monde, si lumineuse.

     

    ANA - Et le petit velours qui couvre les feuilles, cette fourrure végétale si chaude... Ne vous a-t-elle pas démangé horriblement? (elle éclate de rire)

     

    ALEXANDRE - Vous vous moquez... Or, moi, bercé par quelque grâce qu’avait maladroitement réclamé mon orgueil, j’ai depuis navigué... Dans des degrés tantôt infimes, tantôt immenses... J’ai connu des éblouissements et des torpeurs, des envols et des écrasements; je fus oiseau ou monstre - et votre visage seul m’est un havre parfait.

     

    Ana baisse les yeux.

    Jeux de lumières.

    Bruit de vagues qui se brisent (grande eau).

    Enfin, ils s’embrassent.

     

     

     

    Scène 14

     

    Nicolas, Auguste et les deux filles.

    Auguste baratine la Fille 1.

     

    AUGUSTE - Songez-vous, mademoiselle, au cosmos infini et vide, peuplé de milliards d’astres morts? Songez-vous aux étendues glaciales où jamais ne soufflèrent aucun vent, qui les isolent et les aveuglent, les engourdissent?

     

    Auguste présente son profil aux cieux.

    Puis, il se lève.

     

    AUGUSTE (avec un grand geste et en parlant plus fort) - Conçois à présent notre terre, point microscopique couverts de vive mousse. De cette mousse qui s’ouvre d’esprit et double ainsi tout en épaisseur changeante. Vois-tu tout cela disparaître? Ne sens-tu pas cette force qui crie à l’absurde, à sa mort?

     

    FILLE 1 - Moi, j’ai plus souvent frémi en me rappelant ses suffocants soubresauts...

     

    AUGUSTE - Moi  aussi, quelquefois... Mais du fond du pire cloaque, il faut jeter un oeil là-haut.

     

    FILLE 1 - Que t’importe là-haut?!

     

    AUGUSTE (reprenant, emphatique) - Justement! Quand tout ça tourne et menace de s’écraser à moins de muscles herculéens et d’efforts prolongés, maintenus contre vents et marées d’amour qu’on pourrait dire égal au divin génie, nous nous bouffons la gueule et laissons aux enfants le festin de lune!

     

    Un temps.

     

    FILLE 1 (en regardant son ventre) - C’est si con...

     

    Elle l’embrasse.

    Ils s’embrassent, leur baiser caché par un éventail blanc que tient Auguste.

    Nicolas pose sa main sur le sein de la Fille 2.

    Elle repousse sa main, aussitôt.

     

    FILLE 2 - Vous êtes fou?

     

    NICOLAS - Oôoh!

     

    FILLE 2 (se radoucissant) - Pas si vite! Comme n’importe quel mammifère, vous savez bien qu’il faut me faire un semblant de cour...

     

    NICOLAS - D’accord, d’accord... Les exigences animales et la dictature hormonale... J’ai lu les bouquins.

     

    Nicolas pose sa main sur le ventre de la Fille 2.

     

    FILLE 2 - Tût... tût... Interdit, aussi!

     

    NICOLAS (éclatant) - Bordel! Le ventre, j’ai quand même le droit!

     

    La Fille 2 est songeuse.

    Finalement, elle reprend sur le ton de la concession.

     

    FILLE 2 (mathématique) - J’admets ce compromis. Non, bien sûr, que je me dise qu’après tout les caresses font partie de la cour! Mais c’est surtout que le ventre est une zone décente. (un temps puis, assez bas, au public) N’est-ce pas? (se levant, face au public et assez fort) Non, vous ne trouvez pas? (elle s’assoit et Nicolas pose sa main sur son ventre) C’est drôlement décent, comme zone, le ventre...

     

    NICOLAS - Ô douceur merveilleuse de la décence! (il lui caresse le ventre) Sens-tu ces vibrations?

     

    FILLE 2 (manifestement troublée mais faussement innocente) - D’accord... D’accord... Mais, à quoi ça mène? Nous ne sommes, après tout, que de si petites plantes...

     

    NICOLAS (s’emportant) - Mais l’éclatement de notre monde en ces myriades de plantes, justement, c’est le stratagème de l’unique.

     

    FILLE 2 (de plus en plus troublée, Nicolas continuant ses caresses) - Que me chantez-vous là?

     

    Nicolas se lève et entreprend une pantomime, tout en regardant la Fille 2.

    Tantôt, il se dresse, menaçant, feignant le reproche, dans un bruit de séisme.

    Tantôt, il s’accroupit, comme un interlocuteur, papillonnant des doigts.

    De la harpe, en bruit off.Nicolas retourne auprès de la fille

     et va chuchoter à son oreille.

    La fille  est manifestement plus émue que jamais.

     

    NICOLAS (tendre et satisfait) - Vous me semblez émue... Oserai-je profiter de la situation pour revenir sur votre sein, et le caresser avec discrétion et douceur?

     

    FILLE 2 (gourmande) - J’aimerais bien...

     

    NICOLAS (en accomplissant son geste) - Oh merci...

     

    FILLE 2 (se reprenant et lui retenant la main) - Vous n’y songez pas! Vous avez vu tout ce monde?

     

    Elle fixe Nicolas des yeux, désignant le public d’un geste vague.

    Nicolas n’a pas cessé de la regarder.

     

    NICOLAS - Et alors?

     

    Il pose la main sur son sein. Elle l’embrasse.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 15

     

    Alexandre et Ana, main dans la main, vont du jardin aux couples.

     

    ANA - J’aime bien tes doigts qui passent entre les miens, juste assez écartés pour laisser l’air... Oh, les rameaux...! C’est la ville!

     

    Mimique d’Alexandre à la vue des filles.

    Bruit off: coup de feu.

     

    AUGUSTE (à Alexandre, tout en ayant la main perdue dans la nuque de la fille) - Où diable as-tu été à la pêche?

     

    ALEXANDRE - Je pourrais te poser la même question, mon Pion! (sourire ciselé)

     

    Silence.

    Auguste ferme les yeux lentement.

    Les rouvre lentement (bref et secret mouvement d’iris)

     

    AUGUSTE (désignant las filles) - Tes élucubrations prennent ici chair, comme là les miennes. Vois-tu ces prunelles encore en attente? Que sens-tu de là-bas, dis-moi! Et saches-tu encore que les désirs appellent d’autres zones? Le havre semble idéalement doux... Faut-il que je te l’avoue?

     

    Alexandre fait un mouvement

     Auguste bouge les lèvres, mais c’est Nicolas qui parle.

     

    NICOLAS - Je t’envie presque d’avoir tout eu et aussi tout donné.

     

    ALEXANDRE - J’ai surtout tout vu. Ecoute. Si nous ne sommes pas un miracle, l’univers est partout le berceau d’éclosions diverses.

     

    NICOLAS (lui coupant la parole) - L’éclatement de notre monde en ces myriades de pôles, c’est le stratagème de l’unique!

     

    Bruit off de carillon.

    FILLE 1 - Tu l’as déjà dit!

     

    NICOLAS - Alors, écoute la suite: après s’être pourvu d’yeux, il s’est divisé pour pouvoir se contempler sans s’effondrer.

     

    FILLE 2 - Il a converti sa chute en un nouvel équilibre?

     

    NICOLAS - ...La trombe d’air en un frisson multiple de respirations...

     

    Forte et lente inspiration, en son off.

     

    AUGUSTE - Nos petits corps nerveux et noueux, notre étoile de chair avec ses cinq points cardinaux, sont le centrifuge stable des menaces que nos conquêtes brandissent... (puissant bruit d’ébranlement sismique, en son off) ...dans un craquement tectonique de plaques...

     

    FILLE 2 - Quand la foule se soulève dangereusement sur ses pieds, chacun crispe ses orteils rabougris qui le prolongent, petits crochets enfoncés sous le sol...

     

    ANA - Aujourd’hui s’ouvrent follement nos perspectives...! Redoutons l’instant où nos yeux, par millions, s’abîmeraient dans un regard unique! Car, alors, ce serait l’éclosion sourde, l’eau, la torpeur. Cette noyade que tout vivant doit âprement redouter, comme fascinante est belle en ses pétales la tragédie de la fleur.

     

    ALEXANDRE - Mais s’il accable toujours finalement le solitaire, par distraction fatale ou précipice, tu sais bien que le sort épargne celui qui, en mille lieux, s’est aménagé des nids...

     

    NICOLAS - Un imbécile me proclamait l’autre jour dans l’oreille: « Notre mort est scellée par l’horloge du monde, qui court à l’inexorable extinction de ses derniers brûlots...! »

     

    ALEXANDRE (éclatant) - A-t-on le droit de célébrer les noces de la vie et du malheur? Et l’esprit s’honorer d’en être le prêtre marieur? L’on n’a jamais touché à l’impossible qu’en ayant foi en lui, comme le répétait autrefois, oriental, certain prince éclairé. (ton sec, à nouveau) Et celui qui de trop de doute s’enferme dans un silence qui hurle... (un temps) Les fondations de la tour que les hommes bâtirent jadis pour rejoindre les cieux, étaient des piliers énormes, sculptés dans un bois d’espoir: celui des arbres qui, voués à la terre et aux dents des parasites, emprisonnés dans un carré d’humus, grimpent néanmoins vers les étoiles, pour aller festoyer en lenteur dans leurs chaudes lumières.

     

    NICOLAS - Comme j’aime tes emphases!

     

    ANA - Comme j’aime ses emphases...

     

    AUGUSTE - Je suis transi!

     

    Avec un hurlement crescendo, Auguste se lève.

    Il se déroule en commençant par la tête.

     

     

    NOIR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 16

     

    Auguste-Pion transfiguré en splendeur dans sa cape dorée.

    Des enfants viennent.

    Il leur offre des citrons.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Scène 17

     

    La Chimère entre.

     

     

    LA CHIMERE - Les âges juvéniles confondent les rêves qui les submergent et le monde où leurs pieds avancent,  et dont les forêts abritent des sorciers et des  faunes.

            Or,  croissant,  grandissant, ils apprennent  à discerner  la nuit du jour,  les étés et les automnes des saisons indifférenciées. Et, ce faisant, les Chimères perdent leurs  mains  griffues  -comme  moi-,  voient  s’atrophier  leurs  ailes et  tomber leurs crocs pour d’inoffensives dents. 

     

    Elle court soudain à l’autre bout de la scène.

     

    Certains sages d’Allemagne chantèrent l’avènement de ces cieux dépeuplés, de ces bois sans loups et de ces arbres dont les fruits ne seront que de sucre chimique, dégorgés de leurs essences alchimiques, où les pierres ne sauront jamais changer le plomb en or.

                Or, en montant,  en grandissant encore,  la main ouverte de doigts immenses extirpée de feuilles saura bientôt puiser dans la cervelle les feux de nouvelles illuminations. Elle sèmera des graines inventées dans les contrées songées pour en peupler la terre mouvante sous ses yeux de chair.

     

    Elle va en fin se placer au centre.

     

    Ainsi, après avoir chassé les Chimères rêvées de sous les arbres aux bois rugueux, elle les fera naître et s’éveiller, ouvrir leurs pupilles fendues d’un bleu-blanc aux reflets argentés, comme ceux d’une chèvre dont les cornes s’enrouleront en de piquantes et silencieuses architectures, pour boire l’eau fraîche du monde.

     

    Elle avance.

     

                        Aussi, loin d’avoir été chassée, suspendue aux vibrations des neurones, la Chimère splendide  vivra comme jamais elle eût pu le rêver, dans  un corps  velu  désormais  brûlant  de sang  chaud  et  battant,  irriguant un vrai coeur.

     

    Elle avance une dernière fois.

     

    Et par ses yeux argentés, l’univers découvrira enfin son sein, pour le téter -lait sirupeux.

     

    Elle saute de la scène.

     

     

     

     

    NOIR

     

     

     

     

    RIDEAU   

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Alexandre et Nicolas : deux gentilhommes intemporels.

    Auguste-Pion : leur valet  « satisfactant »                ( l’ expression est de Nicolas).

    Le Phare : la tour du manoir d’où ils contemplent la ville et le monde.

    Les Divagations Spirituelles : un journal mystérieux où Alexandre a découvert un article bouleversant. Pour distraire leur ennui, les deux acolytes descendent dans la ville, à la recherche de l’auteur de l’article, et sans doute aussi du temps perdu... et de la Vérité, c’est-à-dire de l’Amour.

    Le chemin est plein d’embûches et de rencontres incroyables.    Pour   les  suivre  dans  ce   tourbillon,

    une  condition :     « que  votre  sang  ne flanche pas »

    ( l’expression est encore de Nicolas).

    Heureusement pour vous, une petite Chimère voltige et vous protège...

     

     


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